Critique n°19 : "Parasite" de Bong Joon Ho
Palme d’or du festival de Cannes 2019, Parasite est l’un des rares films contemporains ayant connu un plébiscite de la part de la critique et du public. Plus qu’un succès, il ouvre pour les non-initiés une fenêtre sur l’orient, sur le cinéma sud-coréen. Certaines critiques y voient même l’avènement d’une nouvelle ère cinématographique. Pourtant deux éléments me semblent entériner ce constat. En effet, le cinéma sud-coréen est déjà vigoureux depuis près de 20 ans avec deux grands films fondateurs de ce que l’on appellera par la suite la Nouvelle Vague coréenne. Il s’agit de Old Boy de Park Chan Wook et de Memories of Murder du même Bong Joon Ho. S’ils ont encore de beaux restes, les œuvres phares de ces réalisateurs me semblent plus datées que futures. Second point, l’histoire du cinéma nous enseigne que les courants ne durent jamais très longtemps (6-7 ans pour la Nouvelle Vague française, 12-13 ans pour le Nouvel Hollywood…). Plus qu’un avènement, je vois en Parasite le chant du cygne du courant le plus stimulant du 21e siècle. J’invite donc ceux qui ont apprécié Parasite à jeter un œil sur ce que propose le cinéma sud-coréen depuis 2003, année officielle sans être véritablement officieuse de l’émergence de la Nouvelle Vague coréenne.
Parasite porte bien son nom dans la mesure où Bong Joon Ho met en image le parasitage d’une famille aisée, les Park, par une famille défavorisée, les Kim. Traitant de thématiques sociales, Parasite est une fable, il ne doit pas être perçu comme un héritier du néoréalisme. La plupart des situations semblent incongrues au premier regard. Pourtant, elles ne sont que l’hyperbole d’une réalité bien tangible : être pauvre, c’est apprendre à se battre. Loin de jouer la complaisance en présentant les pauvres comme des victimes, Bong Joon Ho en fait des manipulateurs aux circonstances atténuantes. Une certaine jubilation comique accompagne le spectateur à chacune de leurs entourloupes. Avec l’expérience, les pauvres savent maîtriser la situation en prenant un ascendant psychologique sur des riches bien trop gâtés par la vie pour disposer des armes nécessaires à leur défense mentale. En cela, Parasite ressemble au cinéma plus radical de Ruben Ostlund, lui aussi auréolé d’une palme d’or en 2017.
Premier à s’infiltrer dans la maison, le fils Kim donne des cours d’anglais à la fille de la maison. Lors du premier cours, le fils insiste sur la préparation mentale nécessaire pour aborder une épreuve. La loi de la jungle est évoquée. A ce jeu, les pauvres prennent facilement l’ascendant. Facteur de réussite sociale, la mère Park communique en anglicisant son vocabulaire. Cela donne une langue hydride dont la pratique est flatteuse pour briller en société, mais elle n’est d’aucun secours face à la dialectique de la langue commune pratiquée à merveille par les Kim. C’est la première à croire aux monts et merveilles des Kim. L’enfant Park repère l’odeur commune de la famille Kim. Le plus jeune et innocent est le seul à être clairvoyant dans un premier temps. De fil en aiguille, l’ensemble de la famille Kim s’imposera au domicile des Park. La gourmandise des Kim est telle qu’ils vont jusqu’à vouloir évincer les riches pour prendre définitivement leur place. Cela est suggéré avec la demande du titre de propriété lors du démarchage pour remplacer la servante. Malheureusement pour eux, leur réussite n’ira pas jusque-là car à au milieu du film, la foudre frappe. Elle est annonciatrice de mauvaise augure.
Avant de faire basculer son récit en modifiant les rapports de forces, Bong Joon Ho pense l’architecture comme un outil d’expression cinématographique. Au domicile de la famille Kim, la promiscuité s’impose au regard. Tous les membres de la famille dorment dans la même pièce. Leur situation est précaire, mais les membres sont soudés. Ils fomentent, répètent, et exécutent leurs missions de concert. En opposition, l’isolement devient physique et mental au sein de la grande villa des Park. Tout semble construit pour éloigner les individus les uns des autres. Cette maison est une forteresse. Pour y entrer, il faut y être invité. Lors d’un déplacement des propriétaires, les parasites s’approprient la maison et l’espace en s’éloignant les uns des autres (le fils dans le jardin, la fille dans la salle de bain, les parents dans le salon). En prenant physiquement la place des riches, ils adoptent leurs codes mentaux. De la même manière, toute l’architecture de la ville est pensée pour placer les notables en hauteur, à la surface des choses et les pauvres en bas, dans les catacombes urbaines. Cette disposition fait écho à Entre le ciel et l’enfer d’Akira Kurosawa. Après Memories of murder, Bong Joon Ho puise à nouveau quelques idées chez le grand maître japonais. Assimilés à des parasites, les précaires de la ville habitent au cœur d’une cuvette. Les inondations engendrées par les conditions climatiques s’apparentent à l’évacuation de ces êtres invisibilisés par le biais d’une chasse d’eau. Autre élément, la désinsectisation au début du film vise les insectes, mais sa large diffusion touche tous les habitants de la cuvette, ce qui assimile davantage le précaire à la petite bêbête repoussante. Au sein de la société occidentale, chacun doit rester à sa place. Lors du stratagème imaginé par les Kim, le chauffeur est accusé d’avoir des relations sexuelles sur le siège du patron. Plus que l’acte en lui-même, c’est la symbolique qui est condamnée par le patron, car l’employé n’a pas su rester à sa place.
Après un climax où les Kim prennent possession de la villa, l’imprévu vient perturber toute la mécanique en œuvre. D’autres précaires se terrent dans un bunker dissimulé sous le sous-sol de la maison des Park. La rivalité entre les deux familles parasites met en exergue la tragédie immuable de la condition des précaires. En plus de devoir lutter contre les riches, les pauvres doivent d’abord lutter contre eux-mêmes. Dans la scène simulée de l’attaque du gâteau par les indiens lors de la fête d’anniversaire du petit Park, deux clans indiens s’affrontent à l’arme blanche, ce qui épargne dans un premier temps les Park que l’on pourrait assimiler à l’homme blanc spectateur du massacre. Seules les humiliations répétées à l’encontre de monsieur Kim le porteront à châtier son maître.
Autre symbolique, une pierre semble s’accrocher au fils Kim. S’il y a égalité des chances, les pauvres naissent avec une pierre, un boulet qui entrave leur ascension (sociale) vers la surface. Au cours d’un instant charnière, le fils se rend à la cave avec une attitude de compassion envers les occupants du bunker. Face aux êtres de sa condition, il n’est plus dans un rôle de manipulateur comme durant le reste du film. Perdant sa maîtrise, il lâche la pierre. Dans la jungle, la compassion ne peut subsister. En société, la compassion ne peut réussir aux pauvres.
Survivant, le fils se met en quête d’ascension sociale par la réussite scolaire, la norme dans toute société occidentalisée. Sa volonté est décrite comme un rêve, nous ne pourrons pas savoir s’il aboutira. Entre un existentialisme naïf et un déterminisme plombant, Bong Joon Ho ne choisit pas. Avec raison, il laisse le spectateur maître de ses réflexions. Nous ne pouvons rien gagner à long terme en jouant un rôle. Il n’y a que l’ascension sociale qui peut extirper le pauvre de son bourbier, mais est-elle seulement possible ?
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(2019)de Bong Joon-ho avec Song Kang-ho, Lee Seon-gyoon, Jo Yeo-jeong2h15ProfilSupprime“ Toute architecture invisibilise ce qui n'est pas du domaine de la réussite. Egalité des chances ? Oui, mais avec une pierre au cou… ” — ProfilSupprime 23 novembre 2020