MES ANALYSES : WHIPLASH de Damien Chazelle (épisode 1)
Qu'est-ce que le jazz ? À cette question, Duke Ellington répondait : "Le jazz, c'est toute la musique". Le jazz (difficile de le définir précisément tant il regroupe de nombreux styles musicaux du ragtime de la fin du 19e siècle à nos jours) est "une forme d'art musical originaire des États-Unis, née de la confrontation entre la musique des esclaves noirs et celle des Européens", "il suppose une spontanéité et une vitalité, dans laquelle l'improvisation joue un rôle majeur", "une sonorité et un phrasé musical reflétant la personnalité du jazzman, et a une relation particulière au temps, exprimée par la notion de swing » (Joachim-Ernst Berendt). Cette vitalité permanente est l’essence même du jazz, si bien que le tromboniste Jay Jay Johson a déclaré un jour : « le jazz n’offre aucun répit. Il ne tient pas en place et ne le fera jamais. »
À l’état originel, le jazz, c’est surtout l’extériorisation d’une colère, d’un désespoir. Il se vit à chaque fois comme un chant du cygne, un opium, car l’on ne sait pas si la résonance de ces quelques notes suffira à nous procurer une dose suffisante d’espoir pour survivre. Si nos batteries seront de la sorte suffisamment rechargées pour lutter contre une vie qui ne nous épargne pas. Notre musique intérieure étant trop douloureuse pour rester secrète, le jazz est une révélation rageuse, une souffrance que l’on confie dans un cri plutôt que dans un chuchotement. Et c’est ainsi, au rythme de nos pulsations, que le tempo swingué prend forme : la communion des douleurs s’opère tel un chant de gospel et, d’une musique de colère, l’on passe à un hymne d’espoir. Le jazz anime, nous rend vivants, nous, êtres écorchés par la vie. Au travers d’un partage avec d’autres musiciens, l’on guérit, pour un temps du moins, grâce à une interaction, une dose éphémère d’espoir, une prouesse artistique à la fois fébrile et intouchable, libératrice et salvatrice.
« Whiplash », premier long-métrage de Chazelle, traite du jazz d’aujourd’hui, en se concentrant sur la relation d’un mentor (Fletcher) avec son élève (Andrew) dans la plus réputée des écoles de musique aux USA. Andrew, jeune batteur, a un talent indéniable pour la batterie, et passe des heures à perfectionner en solo son groove. Jusqu’au jour où il rencontre Fletcher, le chef d’orchestre du Band représentant l’élite des élites. Après s’être vu proposé par Fletcher d’intégrer le Band de l’élite, Andrew prend cela pour une chance et croit que tout ira bien dans le meilleur des mondes.
Mais Fletcher se révèlera très vite comme étant un homme intransigeant, sadique, qui dévalorise volontairement ses élèves pour exiger le meilleur d’eux-mêmes, un homme en quête de la perfection pure. Ce mentor cherchera sans cesse à infliger des coups par la parole (on est très proche d’un "Full Metal Jacket" Kubrickien, il s’agit d’un endoctrinement, d’une déshumanisation), à provoquer la colère, la soif de revanche chez Andrew, son élève batteur. Le mentor impose son tempo à tous ces élèves qui sont obligés de jouer à son rythme et, plus encore, de vivre au rythme de ses pulsations, de ses sauts d’humeur, de ses promesses, de sa conception du jazz. Il emprisonne ainsi l’élève batteur dans sa propre mesure, le rend esclave de ses propres volontés. On assiste à une déshumanisation du jazz, cette musique qui n’est pourtant pas « réglée comme du papier à musique » comme le sont a contrario les musiques européennes. Le jazz, cette musique qui ne demande qu’à déborder, à être improvisée et vécue dans l’instant, spontanée et vitale, unique et "sans répit", car elle s'offre une fois et ne peut plus jamais être jouée de la même manière, elle se redécouvre à chaque écoute. Contre toutes attentes par rapport à ce que l'on avait anticipé de "Whiplash" avant de débuter le visionnage, l'élève jazzman devient un robot, un être déshumanisé par cet enseignement qui se révèle drastique, un être avec deux bras et deux pieds articulés, un pantin aux ficelles tirées par un homme sadique, le mentor. Et cette musique qui était promise à exposer le reflet de l'âme devient tout le contraire de ce que l'on avait présagé : tintement mécanique, suintement, épuisement, privation.
Dans l’une des scènes les plus fortes du film, le mentor explique à l’élève : « Charlie Parker est devenu le Bird parce-que Jones lui a lancé une cymbale à la tête. » Cela pour expliquer que Charlie Parker est devenu le plus grand saxophoniste de tous les temps parce-qu’on l’a poussé dans ses retranchements, parce que, malgré son génie, l’on a demandé plus encore de lui, on lui a demandé de ne pas s’arrêter là. Fletcher explique ainsi que l’on ne peut trouver le nouveau Charlie Parker, que l’on peut atteindre la transcendance que si l'on s’interdit les mots « bon boulot » et « travail convenable », que si l'on exige toujours plus de rigueur. Ce à quoi Andrew lui répond qu’il y a des risques de décourager le prochain Charlie Parker en procédant de la sorte. Le mentor lui répond : « Charlie Parker ne se serait pas découragé, lui ».
Et c’est à ce moment là que le film prend un virage totalement philosophique sur la question de l’Art. "L'excellence ne peut-elle être atteinte qu'au moyen de sacrifices ?" « La Culture (aussi bien artistique que l’enseignement qui nous est prodigué) dénature t-elle l’Homme ? » Deux questions philosophiques qui mériteraient bien une dissertation de 4h pour obtenir un début de réponse.
Dans la musique, il faut avoir une rigueur extrême, surtout lorsque l’on joue dans un orchestre. Mais être artiste n’est-ce donc pas aussi être un peu fou, transgressif, déluré ? Le Jazz n’est-ce donc pas la musique qui offre le plus de libertés ? Celle qui a vu naître la notion d’improvisation et qui a accouché du Rock ? Dans le jazz, on atteint en réalité une forme de folie dans la rigueur peut-être : les jazzmen savent nous entraîner dans des improvisations endiablées tout en ayant une excellence conscience de la mesure dans laquelle il se trouvent, en comptant les temps de la mesure et en éprouvant ce tempo swingué grâce aux indices laissés par les autres musiciens du groupe (contrebassiste et batteur en tête). Une conscience totale et cachée de ce qui échappe au public non-averti, ce pouvoir de retomber finalement "sur leurs pattes". Les grands artistes sont ceux qui arrivent à nous faire croire qu'ils sont fous, perdus dans une improvisation dont on pense qu’ils ne pourront pas ressortir sains et saufs, tout en restant dans la mesure, en respectant au final les règles artistiques gravées dans le marbre : les notes (ou plutôt les gammes) et la métrique.
Si le jazz est la musique de la colère et que cette colère emmagasinée chez Andrew laisse finalement place à du génie, l’on peut se demander si déterminisme il y a : « Devient-on un réel génie uniquement en étant revanchard, en étant en colère ? » Et c’est là que le film ne répond peut-être pas assez sur le sujet. Car si des artistes, entrés dans la postérité, ont avancé, ont parvenu à se transcender, nourris par les douleurs de leur passé (souvent une enfance douloureuse), par leur soif de revanche sur la vie, d’autres artistes n’ont pas eu à vivre tout cela pour atteindre très vite une forme de génie. Pour n’en citer qu’un, Wolfgang Amadeus Mozart ou « l’enfant prodige » qui a révélé très tôt des talents rares (l’oreille absolue, et cette capacité de composer avant même de savoir lire) et qui, adulte, est « demeuré enfant » aux yeux de tous ses contemporains. Mozart qui se présentait tel un homme joyeux et plaisantant sans cesse, fêtard comme nous le montre « Amadeus » de Miloš Forman (œuvre qu’il ne faut bien sûr pas prendre pour une vérité absolue, mais qui a sa part de véracité).
Toute la question de « Whiplash » est au final de savoir si, oui ou non, la soif artistique et la débauche de travail qu'un artiste abattra n'auraient pas comme meilleur carburant le sentiment vindicatif de colère. Si la colère n’est sûrement pas le seul sentiment qui peut alimenter un moteur artistique, n’est-ce donc pas elle, plus que tout autre sentiment, qui encouragera un artiste à s'engager, à prouver aux autres qu'il est capable ? Une force qui le poussera à prouver que rien ni personne ne peut lui dicter quoi que ce soit dans l’expérimentation et la création artistiques ? Refouler pour un temps toute cette création, l’accumuler sous les coups de fouet sans pouvoir l’extérioriser, n’est-ce donc pas in fine la recette miracle pour que tout éclate de plus belle dans un feu d’artifices artistique, un défouloir ou le génie et le Graal artistique seraient alors atteignables ? Et plus encore, le Graal artistique et la perfection existent-t-il réellement ou est-ce histoire de subjectivité ? Peut-on réellement quantifier la musique (ou tout autre art), ou est-on réduits à ne pouvoir que la qualifier ?
Dans ce final épique subsistent ainsi de nombreuses ambigüités : qu’a-t-on atteint réellement ? L’excellence, la perfection, la folie pure ? A-t-on formé le nouveau Charlie Parker ou était-ce un « one-shot », un coup de colère qui devait sortir et qui, maintenant qu’il est sorti, ne pourra plus jamais procurer de nouveau un tel état de transe, de rébellion absolue ? Cela vaut-il tous les sacrifices consentis ? Quelle suite ? Peut-on faire encore mieux ? Si oui, comment ? Et comment pourra t-on alors affirmer que l’on a fait mieux, selon quels indicateurs ? Et si l’on a atteint le Graal, n’y aura-t-il alors plus que déchéance, régression ? Autre question : est-ce qu'Andrew va se réconcilier avec sa petite amie qu’il a sacrifiée au prix de son apprentissage aveugle et jusqu'au-boutiste de la batterie ? Était-elle présente ce soir là de concert sur son invitation ? A-t-elle inventé le fait qu’elle s'était trouvée un nouveau petit ami qui n’aime pas le jazz pour faire culpabiliser Andrew ? Ou alors, dit-elle vrai et dans ce cas elle se serait probablement choisi de son plein gré un nouveau petit ami aux goûts antagonistes d'Andrew ? Ce sacrifice consenti de rupture amoureuse rappelle d’ailleurs «La La Land » où Mia et Sebastian sacrifient leur amour au prix de leurs rêves. Le sacrifice, thème Chazellien par excellence, car il sera également repris de plus belle dans « First Man » sous un autre angle. La notion de sacrifice est belle à traiter, car le sacrifice est souvent mutuel. Dans « Whiplash », si sacrifice il y a de la part de l'élève pour suivre son enseignement, il y a aussi sacrifice de la part du mentor qui a pris le risque de se faire haïr par Andrew pour en faire un génie. Pour provoquer le génie, Fletcher s'est sacrifié, car une pareille démarche ne peut demeurer dans l'impunité ; un jour ou l'autre, Fletcher devra subir une inévitable révolte de la part d'Andrew.
Mais la plus grande ambigüité est sans doute celle qui concerne la relation à venir entre Andrew et son Fletcher après la scène finale. Du mentor ou de son élève, l'on ne sait pas à la fin véritablement qui a « gagné » dans le duel orchestré. L'élève semble prendre le dessus à la scène finale en imposant son improvisation, sa vitalité, sa spontanéité, en réhumanisant en quelques sortes la musique dans un pied de nez total à son mentor. Le mentor, lui, paraît énervé, dépassé. Mais au final, ce regard échangé (comme dans toutes les scènes finales Chazelliennes) laisse présager une réconciliation dans la douleur. Le sourire esquissé par le mentor peut laisser croire que tout ce qui est arrivé (cette improvisation, cette transcendance) était absolument ce qu'il souhaitait obtenir de son élève. Ce ne serait donc pas une défaite pour le mentor, mais une victoire totale car il serait parvenu à ses fins. C'est ça le plus beau dans cette scène finale : l'on ne sait pas qui a pris le dessus, l'élève qui s'est libéré ou le mentor qui a obtenu l'état de transe qu'il souhaitait de son élève ? On ne sait pas non plus qui est le véritable génie : le génie lui-même ou son "Dieu Créateur" ? Enfin, entre ces deux artistes possédés, l'on ne sait pas non plus qui est le plus atteint de folie : celui qui transgresse les lois, qui dévie de la partition ou celui qui recherche obstinément à perfectionner, par un entrainement automatique et sans relâche, l'exécution d'un geste prédéfini, d'une musique déjà imposée sur les lignes d'une partition ? Celui qui risque tout dans l'improvisation, qui s'aventure vers l'inconnu, vers le périlleux, ou celui qui cherche à réduire le jazz à un concept rationnel sur lequel l'on peut avoir un contrôle absolu alors même que « le jazz n’offre aucun répit. Il ne tient pas en place et ne le fera jamais. » ?
Enfin, quid de la forme ? Pas de doute, l’on a bien ici une caméra Chazellienne, avec ce qui est devenu sa marque de fabrique : le plan séquence avec allers-retours ultra rapides dans la scène finale entre la direction du chef d’orchestre et le batteur (on retrouvera cette technique dans la scène du bar de « La La Land » où l’aller-retour s’effectue entre Mia qui danse et Sebastian au piano, mais aussi dans la scène du repas à la veille du décollage pour la Lune dans « First Man »). Niveau photographie, l’on retrouve ici deux couleurs dominantes : le jaune et le noir. Ce jaune, presque vert ecchymosé parfois, symbole des coups reçus et des hématomes qui en résultent ; à l’opposé, ce jaune brillant des cuivres. Le noir est lui la couleur du mentor vers laquelle il faut tendre, couleur avec laquelle l'on n'a d'autre choix que de s’accorder.
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(2014)Drame | 1h42sudroxaz“ Esclave de la mesure ou improvisateur démesuré ? RageTime, ce défouloir sacrificiel d'une vitalité refoulée : un chien aboie, Caravan passe. ” — sudroxaz 13 décembre 2018
Comme tu l'as bien cité, dans Whiplash le rapport de clivage entre Andrew et Flescher est un mélange subtil entre sadisme, détestation, respect, rigueur intransigeante, dépassement de soi pour arriver à l'excellence.
Et c'est pour moi tout le propos du film, si le film se dégage sur 2 teintes de couleurs jaunes comme noires, ce qui m'a marqué c'est cette abnégation que possède andrew à continuer à battre la mesure, sans cesse, à en saigner, à en souffrir. Le prix du sacrifice comme tu le dis si bien qui est si cher à Chazelle, réside dans le fait qu'on ne peut pas allier à la fois passion pour viser l'excellence et sociabilisation.
La musique est un partage, mais c'est aussi une discipline de domination, d'excellence que l'on veut transmettre comme héritage à ceux qu'on en juge digne. Flescher croit jusqu'aux bouts avec ses méthodes d'intimidation qu'il arrivera à amener Andrew à se dépasser, mais finalement c'est en lui laissant le champ libre, en le piégeant sur une fausse partition et en tentant de l'humilier qu'il parviendra à faire atteindre à Andrew l'excellence. On voit bien que c'est un duel ce final de batterie commencé sur le morceau Caravan à l'initiative d'Andrew, ce qui a surpris d'abord Flescher puis il comprend qu'il arrive enfin à entrevoir que cet acharnement, cette revanche à cette humiliation a tellement transcendé Andrew, et qu'il doit le guider dans la mesure pour terminer avec brio son solo de batterie exceptionnel, et ainsi affirmer son statut de l'excellence.
Tout y est subtil car du rapport du dominant au dominé, se tisse au fur à mesure de l'improvisation un respect mutuel transmis dans le regard l'un de l'autre, tout en restant dans le défi. Et finalement on en revient au fait que le sacrifice est nécessaire et salvateur si on est prêt à mettre ses griefs, préjugés, conflits de côté le temps d'un instant en se laissant transcender pour obtenir le but optimal de son rêve. Et à la fin du film, ce but optimal est atteint mutuellement pour Andrew comme pour Flescher et peu importe qu'ils se reparlent ou pas après, chacun a fini par trouver sa résilience dans l'accomplissement de son désir d'excellence et de dépassement de soi. C'est le reflet parfait du jazz, la confrontation de colères distinctes qui s'entrechoque, s'affronte pour se sublimer et en faire quelque chose d'unique à vivre à un instant précis.