Commentaire au coin du feu n° 21 : les Lumières de la ville de Charlie Chaplin

Commentaire au coin du feu n° 21 : les Lumières de la ville de Charlie Chaplin

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Avec l’exil de Murnau sous les tropiques, la sortie des Lumières de la ville en 1931 demeure le principal acte de résistance d’un cinéma muet rendu obsolète avec l’arrivée du parlant. Coupé dans son élan, le muet donnait pourtant à voir, à la fin des années 20, une exponentielle richesse des modes d’expressions cinématographiques. S’il avait subsisté une décennie supplémentaire, il ne fait nul doute que le muet aurait encore davantage été porté au firmament du septième art. Un rendez-vous manqué avec l’histoire en somme. Pour capturer la parole, la caméra s’est alourdie, le cinéma s’est lié au théâtre. Si certains comme Hitchcock ou Lang s’y sont rapidement accoutumés, d’autres furent de farouches résistants. Chaplin est de ceux-là. Persister dans la pantomimie en raillant la technique moderne était un risque considérable. C’est pourtant dans ce contexte que Chaplin nous a livré ses deux plus belles œuvres : les Lumières de la ville, puis les Temps modernes.

Toutefois, les Lumières de la ville donne à Chaplin l’occasion de se familiariser avec les techniques d’enregistrement du son. La musique et certains sons distinctifs sont enregistrés par le biais d’un orchestre lui-même dirigé par l’homme à tout faire qu’est Chaplin. En dénaturant la parole par du bruitage inaudible, Chaplin raille simultanément au cours de la première séquence du film l’utilisation du langage verbal au cinéma qui n’est pas son mode d’expression naturel, et la vacuité de toute prise de parole politique. Si l’on se limite à ses longs métrages, les Lumières de la ville est aussi la première incursion de Chaplin au cœur d’une grande ville. Le Kid, l’Opinion publique, la Ruée vers l’or et le Cirque mettaient à chaque fois Charlot aux prises avec la province ou les bas-fonds urbains. Depuis, la crise de 1929 est passée par là et ses effets se ressentent rapidement même au sein des lieux en apparence moins exposés. La ville moderne invisibilise le vagabond. Pour dormir dans l’espace public, Charlot doit se cacher sous la bâche qui recouvre un monument. Lorsque l’homme que le politique souhaite à tout prix dissimuler se révèle au grand jour lors de l’inauguration des statues, la colère gagne les détenteurs d’un pouvoir glané par la dissimulation et la flagornerie. Chaplin appuie là où ça fait mal en désignant la ville comme le théâtre des apparences policées. De la même manière, une trappe semble vouloir aspirer Charlot dès qu’il s’attarde devant la vitrine d’un magasin pour contempler un mannequin. En Amérique comme ailleurs, tous ne semblent pas pouvoir jouir des mêmes droits. Sur la route, les véhicules chassent progressivement les piétons. Pour traverser, notre héros infortuné doit enjamber ou traverser les véhicules.

Cependant, la ville moderne reste une jungle comme le suggère la présence du zoo et de l’éléphant dans la ville. S’il s’agit du lieu de toutes les opportunités, ces dernières sont bien souvent délictueuses. Les basses combines côtoient la violence et les braquages. Une certaine idée de l’envers du rêve américain. Dès le début du 20e siècle, Chaplin pose les bases du désenchantement qui contaminera les œuvres de la décennie 70. La prison, l’une des plus importantes structures sociétales ne semble plus remplir sa fonction : elle ne réinsère pas les condamnés. Charlot en sort vêtu de haillons. Il est encore plus précaire qu’au cours de son entrée dans l’édifice pénitencier. Lors de son périple, Charlot sauve un aristocrate du suicide. Pour les favorisés, tout ne semble pas aller pour le mieux. La nécessité de répondre aux besoins physiologiques laisse place au désabusement d’une classe qui ne peut vivre que de chimères et de monotonie. Avant l’heure, la ville mondaine prend des allures felliniennes. La cacophonie règne au restaurant et lors des soirées organisées par l’aristocratie. Les fêtes ne sont que mascarades où l’on se tortille pour tuer le temps. De nos jours, ce désabusement a gagné les classes moyennes avec la démocratisation des boîtes de nuit, un lieu dénaturé de la mixité sociale où tout un chacun traine son spleen de manière individuelle. Heureusement, l’alcool a pour effet de redessiner les perspectives. Ivre, l’aristocrate voit en Charlot un allier de fortune ou d’infortune selon les épreuves qui s’offrent aux oiseaux de nuit. Sobre, le millionnaire ne reconnait même plus son comparse et le rejette au caniveau.

Ce quiproquo donne à Chaplin l’occasion de réinventer les Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux. Au contraire de l’aristocrate distant, Charlot est un pauvre qui aide des pauvres. Tout le prédestine à s’unir avec la jeune vendeuse de fleurs atteinte de cécité. Comme pour le vagabondage, la société ne reconnait pas davantage le handicap. L’aveugle est une quasi mendiante qui doit s’acclimater au trottoir. En recouvrant la vue à la fin du film, elle peut s’élever de sa condition et accéder au statut d’employée de magasin. Mais au départ, elle confond Charlot avec un riche. La petite vendeuse de roses se prend alors à rêver du prince charmant. Puisque nous ne sommes pas chez Disney, un véritable prince ne prendrait pas la peine de détourner le regard vers la jeune fille peu gâtée par la vie, cela est suggéré à la fin du film lorsque la miraculée de la science semble reconnaitre son séduisant bienfaiteur. Non, son protecteur est le dernier des ploucs, un être ridiculisé par des enfants vendeurs de journaux qui ne peuvent pourtant pas se targuer de jouir d’une situation sociale beaucoup plus avantageuse. Pour aider sa belle, Charlot est prêt à donner sa chemise, au propre comme au figuré comme le souligne le gag de la pelote de laine. A force de conviction et surtout d’entourloupes, il y parviendra au prix de sa liberté.

Les Lumières de la ville est aussi une affaire de mise en scène. En cela, Chaplin se fait discret, nous ne verrons pas de longs travellings ou d’artifices qui esquissent la vision subjective de l’auteur. Chaplin recherche l’efficacité et se met en quête du rythme parfait. Perfectionniste, il fera rejouer plus de 300 fois la scène de la rencontre entre Charlot et la vendeuse. Deux séquences burlesques sont des sommets de sa filmographie. La première est le combat de boxe d’une durée de plus de six minutes. L’alternance entre les plans cours, la surimpression et surtout le plan séquence au service de la technique millimétrée de Chaplin et de ses comparses du ring font de ce match pas comme les autres un monument du pantomime. La seconde séquence est totalement différente, mais tout aussi digne de louanges. Il s’agit de la séquence des cambrioleurs et du retour de Charlot avec l’aristocrate ivre au domicile de ce dernier. Avec les différents usages du pistolet, le placement, la menace des cambrioleurs dans l’espace et l’arrivée du policier, Chaplin combine un impressionnant mélange des comiques de gestes, de situation, de répétition et de caractère. Pour ce qui est du rire, la mission est accomplie, mais Chaplin l’avait annoncé en préambule du Kid, il espère toujours émouvoir. Le final des Lumières de la ville est sans doute son chef-d’œuvre en la matière. Sans forcer, Chaplin réussi là où l’immense majorité aurait entourloupé le spectateur pour lui arracher des larmes à grand coup de pathos ou d’effets appuyés. La vendeuse a recouvré la vue, mais c’est par le geste et la réminiscence tactile qu’elle se met à y voir clair : son prince n’était pas charmant, mais il existait bien réellement, plus proche qu’elle ne pouvait l’imaginer. Seul le muet était en mesure de susciter une émotion d’une telle pureté cinématographique.

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