Commentaire au coin du feu n° 22 : In the mood for love de Wong Kar-wai

Commentaire au coin du feu n° 22 : In the mood for love de Wong Kar-wai

Liste de 1 film par Shinbone
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Au cinéma, il existe plusieurs catégories d'auteurs. Certains témoignent des mutations de leur environnement en puisant dans un puits qui ne peut se tarir. D'autres n'ont qu'une obsession en tête et s'y consacrent jusqu'à obtenir la forme la plus aboutie. Wong Kar-wai appartient à cette seconde catégorie. A la fin d'une décennie 90 marquée par une série de variations formelles consacrées à la fuite du temps et aux actes manqués dans le contexte précaire de la stabilisation politique hongkongaise, Wong Kar-wai atteint sa maturité et son langage le plus accompli au sein de son diptyque formé par "In the mood for love" en 2000 et son prolongement "2046" réalisé en 2004. Et pourtant, le projet du plus instinctif des réalisateurs de la Nouvelle Vague hongkongaise était différent à l'origine. Une trilogie devait être consacrée sur les conséquences positives ou négatives des modes alimentaires sur le quotidien des ménages. De ce projet initial, nous retrouvons quelques résurgences au sein du diptyque et de "My blueberry nights", film de l'exil américain porté sur l'impact des fast-foods.

Film charnière du nouveau millénaire, "In the mood for love" est l'un des meilleurs métrages de l'ère moderne, voici pour quelles raisons.

"In the mood for love" renvoie à une esthétique de l'éphémère. Tout mouvement est un glissement, un regard à la dérobée. Le montage inspiré et délicat tend vers la captation d'une trace insaisissable laissée par les gestes ou même par l'absence de geste. La meilleure illustration en est sans doute la fumée de cigarette, cette substance à la lente évaporation. Le rythme prompt des premières séquences laisse vite place à des ralentis magnifiés par la musique envoutante de Shigeru Umebayashi dès les premières rencontres. Le temps se fige au cours de ces rapprochements physiques ou psychiques. A l'instar de la peinture de Gustav Klimt, particulièrement de son Baiser, Wong Kar-wai semble créer des instants passagers, des bulles intimes où les protagonistes peuvent s'enfermer à l'écart du tumulte environnant. A ce titre, les conjoints ne sont jamais montrés. Comme si leur présence ne pouvait qu'interférer à l’union qui se tisse. D'ordinaire, il faut un regard accru pour capter les frémissements au sein d'un grand ensemble. Wong Kar-wai les exalte par le biais d'une danse langoureuse orchestrée par son œil-caméra. Grâce au mouvement ordonné par le réalisateur et au travail de son chef-opérateur, les roses présentes sur les robes de Maggie Cheung semblent s’ouvrir et frémir au contact de Tony Leung. Entre la démarche publicitaire qui n'a que l'impression en ligne de mire et celle plus artistique du langage cinématographique, la frontière est parfois ténue. Wong Kar-wai est de ceux qui franchissent cette frontière avec un naturel déconcertant. Parfois, l'éphémère tend à se solidifier. C'est à ce moment que point la tragédie. A l'instar de ceux dont le regard a croisé celui de Méduse, les sentiments inassouvis parviennent à se figer. C'est le cas dans le final où le murmure se transforme en un terreau fertile.

La romance est également le théâtre de la duplicité des sentiments. En jouant les réactions et en reconstituant l’infidélité de leurs conjoints, les voisins succombent à la tentation malgré leur volonté commune d’y résister. La passion est incontrôlable. Le tragique survient dès que l’environnement social, ce sur-moi, s’immisce au cœur de cette sentimentalité éveillée. Ceci explique avant l’épilogue, la double attente dans la chambre 2046 de l’hôtel. Les amants sont mus par une volonté unique, mais ne parviennent pas à s’y trouver à la même heure, comme s’ils n’étaient que les pantins d’un grand ordonnancement, d’une destinée qui leur échappe. L’horloge est un motif récurent au sein du métrage.

Autre élément esthétique, la caméra filme tel un regard indiscret à travers les cloisons, les interstices et autres étoffes placés dans son champ. Une menace plane sur le couple improvisé, celle d’un jugement moral infusé à tous les niveaux. Cette pression se veut psychologique par l’entremise du statut du mariage et de la droiture morale qui en incombe. Maggie Cheung ne sait comment se départir lors des répétitions où elle tente de démasquer l’infidélité de son mari avec l’aide de son compagnon d’infortune. En effet, sa réaction de devoir n’est en rien celle qui lui correspond intimement. La pression est également physique avec la présence de voisins entreprenants épiant les moindres faits et gestes de nos protagonistes. L’accès à la cuisine ambulante et à l’activité professionnelle permet aux femmes de gagner quelques instants de liberté lors des nombreux trajets. C’est à ce moment que le projet initial de Wong Kar-wai sur l’impact des modes alimentaires prend forme. Il est des dissimulations qui ne peuvent résister à l’épreuve du miroir. Ce dernier révèle furtivement ce qui se joue aux dépends du masque social porté par les voisins bafoués. Cette utilisation des objets du quotidien m’évoque tout un pan du cinéma de Douglas Sirk, le maître du mélodrame. La couleur rouge de plus en plus présente évoque la montée du désir, mais épouse également la courbe du danger grandissant. Cette couleur se fait discrète dans un premier temps sur les robes de Maggie Cheung. Puis, elle envahit l’espace de l’hôtel et la carrosserie du taxi, ces lieux de concrétisation de la passion. Après la séparation, la couleur rouge revient de manière artificielle avec une lampe de chevet éclairant les dernières désillusions d’une Maggie Cheung aux prises avec ses actes manqués.

Enfin, le film épouse la destinée politique de l’ancienne colonie britannique qu’est Hong Kong. L’intrigue se déroule en 1962 à un moment d’instabilité qui rendait l’horizon politique hongkongais incertain. Le devenir flou du pays est ici transposé au devenir de personnages tiraillés entre une culture, une affirmation de soi et un exil. Rétrocédée en 1997 à la Chine, la colonie gagne le sursis précaire d’une autonomie jusqu’en 2047. Ainsi, le numéro 2046 de la chambre où se retrouvent les amants se veut le reflet d’une instabilité à large échelle.

Tout artiste est le produit de son environnement. Il ne fait aucun doute que l’incertitude planant sur le devenir hongkongais infuse sur la mise en scène de l’éphémère de Wong Kar-wai. Et cela donne l’un des chefs-d’œuvre du romantisme moderne.

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