Commentaire au coin du feu n° 24 : Shanghaï Express de Josef von Sternberg

Commentaire au coin du feu n° 24 : Shanghaï Express de Josef von Sternberg

Liste de 1 film par Shinbone
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Sorti en 1932, Shanghaï Express est le plus gros succès commercial issu de la collaboration la plus mythique entre un metteur en scène et son égérie. Il s'agit des sept films de Josef von Sternberg tournés avec Marlène Dietrich. Au cœur de cette période foisonnante, Shanghaï Express apparaît comme un point d'orgue dans la mesure où il s'inscrit dans la lignée des motifs précédemment travaillés, mais élargit et en met plus en avant le microcosme gravitant autour de ses protagonistes. Il fera l'objet d'une reprise relativement similaire en 1941 avec le film Shanghaï Gesture.

Pour Sternberg, la Chine devient le nouveau théâtre d'un horizon lointain. Mais ne nous trompons pas, l'horizon chez l'auteur d'origine autrichienne est toujours bouché, obstrué par une matérialité qui ne cesse de créer des demi-mondes à la lisière du réel et de l'imaginaire. C'est particulièrement le cas ici, et cela dès les premiers plans du film où la ligne horizontale du train vient condamner toute possible profondeur de champs. La force et la singularité de Sternberg dans le paysage cinématographique est de recourir massivement à des stéréotypes, mais sans jamais baigner dans le folklore ou un exotisme paternaliste qui ne résisterait pas à l'épreuve des années. Non, Sternberg façonne des bulles d'un ailleurs possible, et cela reste viable que l'on soit en 1930 ou en 2020. Puisque ces bulles ne sont ni totalement imaginaires, ni totalement réelles, Sternberg peut y déployer toute une armada de costumes affriolants, toute une esthétique évoquant le cubisme dans le domaine pictural.

Shanghaï Express est un voyage mental. Le départ en gare de Pékin du prologue et l'arrivé en gare de Shanghaï dans l'épilogue opèrent une symétrie. Le montage en lents fondus enchainés souligne le caractère vaporeux du récit. Un groupe d'individus sera réuni le temps d'un voyage, puis sera dispersé à l'arrivée. Si la posture physique reste similaire au départ et à l'arrivée, les sentiments seront affectés au cours du trajet. Annoncé dès son premier long métrage, l'objectif de Sternberg est de filmer la pensée. Cependant, elle n'est pas évoquée de manière psychologisante, mais plutôt dans un motif visuel de lutte des corps contre eux-mêmes par le biais du déguisement, du choix de cadrage, etc...
Le voyage en lui-même est semé d'embuches. Dès le départ, le train peine à s'extirper de la ville. Il est fréquemment bloqué par des animaux, des vendeurs ambulants... Ses parois semblent se frotter aux bâtisses environnante et glisser près de linges étendus qui ont l’air de retenir sa progression. Les différents obstacles qui interviendront au fil du récit ne seront que des éléments catalyseurs ayant pour finalité de démasquer les personnages ou modifier leurs relations sociales et affectives. Voir un fil de Sternberg sous l'angle du récit au sens scénaristique du terme n'a aucune pertinence. Rien n'a de vraisemblance et l'histoire en tant que telle ne revêt d'aucun intérêt ou presque. Chaque personnage du microcosme cloisonné dans le train porte un masque social. L'un des enjeux de l'élément perturbateur du récit sera de faire tomber le masque de chacun. Cet épisode de prise d'otage est tiré d'un fait réel survenu en Chine, mais le film de Sternberg n'a aucune portée documentaire ou naturaliste. Nous sommes ici bien plus proche du cinéma de Marcel Carné que de celui de Jean Renoir.

Les passagers du train sont de diverses nationalités. Il s’agit d’un échantillon du monde qui se retrouve enfermé en ce lieu de transit. Cependant, Sternberg ne converge pas son petit monde en assemblée, il compartimente chaque personnage au sein d'alvéoles amovibles et inter-changeables. Avec une esthétique cubique, Sternberg se joue du placement de ses interprètes au sein de cadres dans le cadre. Il peut s'agir de fenêtres, de rideaux subitement baissés pour supprimer tout un compartiment de la vue du spectateur ou encore de voiles et autres bagages structurant l'espace. Chaque passager est un dissimulateur et cette mise en scène de l'espace permet à chacun de trouver un refuge matériel. Après une première alerte au cours d'un contrôle d'identité par les forces gouvernementales chinoises, la prise d'otage des passagers aura pour fonction de les réunir physiquement en un espace unique, une gare de transit occupée par des rebelles. C'est à ce moment que les véritables identités sont révélées, cela malgré les nombreux voiles qui agrémentent ce lieu intermédiaire. Personne ne peut se dissimuler derrière ce qui est transparent.

Au milieu de ces personnages déchus, un binôme s'en tire avec les honneurs. Il s'agit de Shanghaï Lily incarnée par Marlène Dietrich et Hui Fei. Ces deux femmes pourtant stigmatisées durant tout le trajet comme personnes de mauvaises vies vont être les seules à agir en opposition à la passivité des autres passagers. Si l’excentricité des tenues de Shanghaï Lily l'enferme en un stéréotype de mante-religieuse vivant au crochet des hommes, le personnage parvient à distiller quelques moments d'authenticité et de frêle passion à partir du moment où elle retrouve par le hasard des situations l'homme qu'elle a ardemment aimé cinq années auparavant. Les sept films de Sternberg tournés avec Dietrich sont affaire de résistance des corps face à l'impulsion du désir. Celui-ci ne fait pas exception. Les postures et castes dans lesquelles les passagers se cachent ne révèlent qu'une intolérance à l'égard des deux femmes et un mépris à peine masqué par la politesse des Occidentaux à l'égard des chinois. A l'inverse, l'attitude provocatrice des deux femmes ne sera le masque que de leur vulnérabilité et de leur sincérité indéniable. En se vengeant d'un viol, Hui Fei résoudra toute la tension du récit. En mettant sa sincérité en jeu pour sauver l'homme qu'elle aime, Shanghaï Lily est seule à se livrer complétement. Shanghaï express est un film sur la confiance, la foi qui peut ou non être accordée en amour. Ce n'est pas un hasard si Sternberg n'insiste plus ici sur les jambes de Dietrich comme lors des films précédents, mais sur ses mains. La nudité des mains est la seule vérité dévoilée dans le film. Si les passagers doivent se livrer par la parole, certains parviennent à bluffer et à garder la mise sur ce terrain. En revanche, les mains jointes lors d'une prière d’une Shanghaï Lily au visage masqué par la pénombre ou ces mêmes mains tremblantes de vie et d'ardeur, éclairées d'une lumière quasi-divinisée lors de l'un des plus beaux plans de l'histoire du cinéma témoignent d'un corps qui se livre peu à peu à la pulsation, à la précarité d'une mise à nue affective.

Pour les amants à la confiance retrouvée, l'arrivée en gare offre un espace étendu, sans besoin de dissimulation. Mais le temps de ce nouveau départ est-il déjà compté ?

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