Contagion : le virus de la solitude
Pourquoi se contenter d'une seule catastrophe quand on peut en avoir deux ? Contagion ne montre pas seulement la propagation fulgurante d'un virus mortel et la riposte médicale à cet ennemi, mais aussi les effets de l'isolement physique encouragé par le tout-réseau. Steven Soderbergh n'aime pas trop le Web. Il aime encore moins la solitude.
« Ce n'est pas une métaphore de la crise économique. Ce n'est la métaphore de rien du tout d'ailleurs. C'est juste un virus ». Venu présenter Contagion à la dernière Mostra, hors-compétition, Steven Soderbergh se refuse à détailler les lectures possibles de son film. Il sait pourtant bien qu'il n'a pas seulement raconté l'histoire d'une maladie mortelle (ce qui est déjà beaucoup). Contagion brasse trop de choses. Tellement, que son seul slogan, la punch line du film, met déjà la tête en feu. « Don't touch anyone. Don't talk to anyone ». Ne touchez personne, ne parlez à personne : qu'est-ce qui reste alors de la société ? Pas grand-chose.
Premiers malades extrait de Contagion
La mort au bout des doigts
Contagion fait de la solitude une catastrophe planétaire. Sa subtilité tient au fait qu'il laisse au spectateur la possibilité de considérer la fin de la vie en groupe non pas comme la conséquence de la propagation du virus, mais comme sa cause. La maladie, fulgurante, fatale et mondiale - avoir à l'esprit le générique de fin de La Planète des singes - Les origines permet de visualiser sa diffusion - ne fait probablement que valider un état de fait. Beth (Gwyneth Paltrow) téléphone plus souvent à son mari (et à son amant) qu'elle ne les voit, le Dr Cheever (Laurence Fishburne) a une femme dont on ne découvre l'existence que tardivement, Alan (Jude Law) passe son temps à alimenter son blog (« Blogger, ce n'est pas écrire. C'est juste faire des graffitis avec de la ponctuation » lui dira l'un de ses détracteurs) : avant même l'irruption du mal, les gens ne se touchent déjà plus et ne se parlent plus face-à-face depuis longtemps, depuis que les réseaux de télécommunications ont rendu superflu le partage d'un même espace. Le virus concrétise une situation latente et la porte à son paroxysme. Le Dr Mears (Kate Winslet) le rappelle : un être humain touche son visage plusieurs milliers de fois au cours d'une journée, d'où une difficulté supplémentaire s'agissant de limiter la propagation. Contagion rend dangereux ce geste inconscient. Tout l'impact du « Don't touch anyone » se trouve là, car il ne s'agit pas seulement de ne pas toucher autrui, mais de ne pas se toucher soi-même. Soderbergh met en scène la maladie ultime : l'allergie à son propre corps.
Dans le monde de réseaux tel qu'il est décrit, où la présence organique ne pèse plus, le corps devient un encombrant et l'individu se découvre perméable aux médias, des transmetteurs capables de s'immiscer en lui et de le transformer comme un cheval de Troie le ferait avec un ordinateur. Il devient tentant de braver les interdits promulgués par Soderbergh en conférence de presse et de considérer son film comme le récit possible de l'échec d'une mue des humains, du concret vers le virtuel, puisque ceux-ci perdent sur les deux tableaux (le corps reste à la merci d'un prédateur microscopique, et l'esprit se retrouve confronté à des événements qui ont lieu au bout du monde). Les plans sur les halls d'aéroport désertés et les rues vides ne sont pas les seuls à rappeler Kaïro. Le film de Soderbergh n'est peut-être pas si éloigné que ça de celui de Kiyoshi Kurosawa, dans lequel le Web accompagnait les suicidés et formait une dimension parallèle dégénérant en véritable trou noir, aspirant tout le monde.
Fukushima extrait de Kaïro
L'information comme catalyseur du virus
Contagion ajoute à la diffusion du virus celle de l'information, capable parfois de faire des dégâts proportionnels aux moyens déployés pour la relayer et l'amplifier. Steven Soderbergh dit ne pas considérer son virus comme autre chose qu'un virus, mais assure que sa principale influence pour réaliser Contagion fut Les Hommes du président. Le scandale du Watergate, révélé par Bernstein et Woodward, mis en scène par Alan J. Pakula.
Dans Contagion, le post d'une vidéo montrant un homme convulser, sur le blog tenu par Alan, précède l'identification formelle du virus. Ce dernier se révèle aux yeux du monde d'abord sur Internet. Comme Les Hommes du président, le nouveau Soderbergh est aussi un film où l'information fait l'effet d'une bombe, à la différence qu'elle ne bouleverse plus seulement le destin d'une nation, mais celui du monde entier.
Le virus de Contagion succède à ce mal-être qui se transmet de proche en proche et qui pousse les personnages de Kaïro au suicide, comme il est aussi le cas dans Phénomènes. Il est bien brièvement question de réseaux de télécommunications dans le film de M. Night Shyamalan, quand apparaît sur l'écran d'un téléphone la vidéo d'un homme se donnant à manger aux fauves d'un zoo.
Il a faim le lion ? extrait de Phénomènes
Se replier vers les siens
C'est pourtant bien de la Nature elle-même que provient le danger. Ce ne sont pas les humains qui sont allergiques les uns aux autres, mais bien l'environnement qui devient allergique aux êtres humains et qui déploie à leur encontre de terribles mesures de rétorsion. La seule solution pour les personnages de Phénomènes est de se faire discret et de se séparer. Le salut vient de l'isolement et du repli, non pas sur soi, mais sur la plus petite unité sociale : la famille. C'est quand le protagoniste retrouve sa compagne - non, ce n'est pas parce qu'elle pourrait être adultérine, comme l'est Beth dans Contagion, que tout est de sa faute - et adopte la fille de son meilleur ami décédé, que la menace s'éteint. A condition de reformer une famille avec quelqu'un qui n'a pas fait du « Don't touch » de Contagion un art de vivre.
Dans Phénomènes, l'isolement physique est la parade à l'extinction du genre humain. Dans Contagion, cet isolement physique est la cause possible de l'extinction. Les deux films poursuivent néanmoins une finalité semblable.
Pas touche! extrait de Phénomènes
Une foi réaliste
Il est question chez Soderbergh de refondation familiale. Une adorable séquence de bal de promo organisé chez soi pose les bases d'une reconstruction de la société. Il serait dommage de trouver l'image naïve ou conservatrice. Il serait préférable d'être touché par cette expression simple d'une foi indéfectible en l'humain.
L'un des nombreux enjeux de Contagion est de rappeler que l'homme vaut la peine d'être sauvé, qu'il n'est pas qu'un animal enragé prêt à mordre dès que la pénurie menace (Soderbergh ne nous épargne pas les scènes de pillage, mais s'attarde bien moins que d'autres avant lui), et à bouffer son prochain à la moindre occasion. Il est aussi capable d'empathie, de compassion (le don fait par le Dr Cheever à la fin), de courage et d'abnégation (cela faisait longtemps que la recherche scientifique et la médecine n'avaient pas été autant valorisé). Tout le contraire de Blindness, où l'épidémie de cécité pousse les individus à adopter les comportements les plus vils, et où le salut tient à la capacité de chacun à survivre à l'abjection.
Perception auditive et visuelle extrait de Blindness
L'ensemble resterait un rien plan-plan si Steven Soderbergh ne lui appliquait le traitement esthétique adéquat. Implicitement, se trouve dans le film un remède à l'isolement, donc au virus : le cinéma. Contagion épate par son montage et sa capacité à relier aussi facilement des personnages parfois séparés de plusieurs milliers de kilomètres, et dont la plupart ne se rencontrent jamais. Seuls son découpage visuel, parfaitement maîtrisé, l'interprétation convaincante de ses acteurs et la précision de son scénario permettent de les embarquer à bord de la même galère. Peu avant la fin, le Dr Cheever rappelle l'origine de la poignée de main : un moyen simple de montrer à son interlocuteur qu'on venait vers lui désarmé. Il accomplit ensuite ce geste amical, rendu mortel par le virus. Pendant près de deux heures, Contagion n'a finalement fait que ça : faire se serrer des mains, mais par le montage. C'est ce qui a donné du courage à certains, et qui en a détruit d'autres, car Contagion n'est pas idéaliste, mais réaliste.
Images : © Warner Bros Pictures