Sur La Route : l'anti-hommage à la Beat Generation
L'adaptation du mythique roman de Kerouac, Sur La Route, par le brésilien Walter Salles, désormais familier du road-movie (Central Do Brasil, Carnets de Voyage) était attendu au tournant. Si quelques films se sont attelés à conter les aventures de Kerouac, Cassady, Ginsberg, Burroughs et consorts, peu sont parvenus à imprégner la pellicule de la vitalité et de l'énergie chaotique de leurs écrits...
Sur La Route © MK2 Productions
Sexe, alcool et benzédrine
Nombreux sont les réalisateurs et pas des moindres, Coppola, Godard et Gus Van Sant qui se sont cassés les dents sur le texte de Kerouac avant de jeter l'éponge face à la difficulté (l'impossibilité ?) d'adapter ce témoignage d'une génération. L'adaptation de Walter Salles suit les pérégrinations de Sal Paradise, Dean Moriarty et Marylou à travers les Etats-Unis, faites d'incessants allers-retours entre Denver, New-York et San Francisco (Frisco pour les intimes). Tout est dit. Walter Salles filme les aventures de ces beatniks comme s'il réalisait un long-métrage sur un énième roadtrip entre post-adolescents. Il y injecte un peu de sexe, beaucoup d'alcool et de la drogue à foison (la benzédrine de préférence) noyant le tout sous un vernis faussement subversif. Le réalisateur brésilien opère ainsi une lecture réductrice de la Beat Generation, se résumant à un cocktail séduisant de sexe, de drogues et d'alcool. C'est oublier, l'essentiel, ce qui constitue le substrat, la moelle épinière de la Beat Generation : les origines et les racines du malaise, les raisons qui poussent ces jeunes à rejeter le modèle parental et à prendre la route. Pour Kerouac, la route ne se résume pas à l'errance sans but, « la route c'est la vie », la recherche d'un accomplissement personnel qui dépasse les valeurs matérialistes qu'inculquent la société de consommation naissante.
Les scènes de défonce, à rouler à toute vitesse ou à écouter du bop furieux dans des caves moites, ne donnent lieu qu'à des transes bien fades. Il faudra attendre que Dean, Sal et Marylou gagnent la demeure des Burroughs pour percevoir la face cachée de tout ce joyeux bordel : une sorte de léthargie, de fuite désespérée dans la drogue, qu'incarne à merveille Joan Vollmer/Burroughs campée par une Amy Adams, méconnaissable en desperate housewife illuminée et rongée par les substances toxiques. Dans Drugstore Cowboy (1989), Gus Van Sant, alors jeune réalisateur, filme avec pudeur et sobriété le monde des junkies. William S. Burroughs, qui lui a prêté main forte sur le scénario y campe un petit rôle, celui d'un vieux prête défroqué et drogué, philosophe à ses heures perdues. Dans une des scènes du film, le personnage joué par Burroughs fait office de figure prophétique et improvise un monologue sur l'avenir des drogues.
William S. Burroughs, extrait de Drugstore Cowboy
To Beat Or Not To Beat
La Beat Generation est un mouvement littéraire et artistique née au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale aux Etats-Unis. Il devient LE mouvement qui influencera les décennies suivantes, la mouvance hippie, la libération sexuelle, l'arrivée du rock'n'roll... Les Beats expérimentent des formes variées de rebellion, tantôt artistique, tantôt morale et mystique, tantôt sexuelle. Les joutes existentialistes qui animaient les conversations passionnées de Sal et Dean sont quasi-absentes du film de Salles, et ne se résument qu'à quelques tirades sorties deci-delà du livre. Elles condensent pourtant à elles seules la philosophie de la Beat Generation. « Les seuls gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d'être sauvés, qui veulent jouir de tout en un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines » écrivait Kerouac. Il manque au film ce souffle que dépeint l'auteur, cette vibration à l'image des pulsations du free jazz. Le film ne dit rien de l'époque ni de l'Amérique. Il n'y a que l'ivresse. Exit l'atmosphère chaotique qui infuse le texte original. Pourtant, le terme ?beat? se rapporte autant au battement du coeur, tempo du jazzman qu'au mot d'argot américain, ?cassé? sous-tendant les aspirations nouvelles d'une génération las. Avec Beat, Gary Walkow parvient à capter un des aspects substantiels des Beats alliant désespoir et fatalité absurde, avec la mort, idiote de Joan Vollmer (Courtney Love, parfaite en épouse déchue) suite à un défi où Burroughs (Kiefer Sutherland) s'improvise en Guillaume Tell des temps modernes.
Courtney Love dans Beat © Background Productions
Peut-être les aventures de Neal et Jack sont-elles inadaptables à l'écran ? Elles tirent, en effet, leurs forces de l'écrit, du rythme des mots, des conversations existentialistes que les deux amis filent au grès de la route. Au cinéma, les longs bavardages ennuient. John Byrum avait déjà échoué à adapter les mémoires de Carolyn Cassady, l'épouse de Neal. Son film Heart Beat, tout comme Sur La Route, offre la rémanence jaunissante et nostalgique d'une époque que ces auteurs n'ont pas connu. Les duos Nick Nolte/John Heard et Garrett Hedlund/Sam Riley échouent tout autant à donner corps à la fureur qui animait ces anti-héros.
La fureur d'écrire
Allen Ginsberg disait au sujet de la Beat Generation : « La Beat Generation n'existe pas. Ce sont juste de jeunes écrivains qui essaient d'être publiés. » Leurs oeuvres sont cependant toutes dominées par une spontanéité dans l'écriture, facilitée par la prise de stupéfiants, à commencer par la benzédrine qui éveillait selon eux leur acuité et leur génie créatif. Leur prose spontanée s'inspire à de nombreux égards de l'écriture automatique des surréalistes. La forme est libre, l'esprit délivré de toute inhibition, toute oeuvre doit témoigner des pensées profondes de son auteur, dire qui il est. Il s'agit d'écrire comme on pense, comme on respire, sans filtres, en s'affranchissant des règles de narration, de synthaxe et de ponctuation. Le rythme des phrases suit les battements du coeur. Avec Le Festin Nu, David Cronenberg est sans doute celui qui a le mieux cerné le caractère vital, pulsionnel et meurtrier de l'écriture. Absurde et déroutant, Le Festin Nu, adapté de l'oeuvre du même nom de William S. Burroughs suit les aventures de Will Lee, double expiatoire de l'auteur, dans un territoire halluciné L'Interzone, un paradis pour écrivains en panne d'inspiration. A travers les métamorphoses kafkaïenne de la machine à écrire, Cronenberg dit l'angoisse du trou noir, la torture que représente l'incapacité à sortir les mots qui grouillent intérieurement.
La machine à écrire insecte, extrait de Le Festin nu
Dans Sur La Route, comme dans Heart Beat de John Byrum, la direction artistique est impeccable, impeccablement lisse aussi. Tout les éléments de l'époque y sont restitués dans un sens du détail presque maniaque : des vieilles voitures au bop furieux en passant par les vêtements. En un mot, de belles images d'épinal sur les Etats-Unis des années 50. Impossible alors de signifier l'énergie du texte, la fureur d'écrire, son processus jouissif, et pourtant terriblement tortueux. John Cassavetes l'a bien compris quand il réalise Shadows en 1959. Pour retranscrire la fureur de vivre qui animait les Beats, il faut filmer comme ils écrivaient, avec spontanéité et liberté en s'émancipant des limites du cadre. Le long-métrage est tourné à la manière d'un solo de free jazz, l'improvisation règne en maître. Filmer comme on respire, pour mieux capter l'esprit d'une génération. Les acteurs sont libres d'entrer et sortir du champ comme bon leur semble. La mise en scène semble anarchique, l'éclairage approximatif. C'est ce qui fait de Shadows un témoignage brut.
Première scène, extrait de Shadows
Beat Revival
Sal et Neal Sur La Route © MK2 Productions
La Beat Generation subit cette année un regain d'intérêt comme si on redécouvrait subitement Kerouac et ses comparses : le convenu Howl, le réducteur et cool Sur La Route, et bientôt Big Sur de Michael Polish avec Jean-Marc Barr en Kerouac et Josh Lucas en Neal Cassady et Kill Your Darlings avec l'ex Harry Potter, Daniel Radcliffe en Ginsberg. Peut-être la Beat Generation bénéficie-t-elle de l'effet de mode vintage, d'une époque que moins en moins de personnes ont connu mais qui continue de faire fantasmer ? On ne sait ce qu'auraient pensé ses auteurs de cette espèce de coolitude ambiante, qui s'attache à la Beat Generation en la réduisant à son plus simple appareil et en omettant parfois son essence...
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Amaury-B4 juin 2012 Voir la discussion...