Le Bon Plan : la mise en scène, une question de morale ?
Chaque semaine, Le Bon Plan analyse les bonnes idées de cinéma. Aujourd'hui, nous mettons en parallèle deux séquences : le fameux travelling de Kapo de Gillo Pontecorvo, et un plan-séquence problématique de 12 Years a Slave de Steve McQueen.
On se souvient moins souvent de ces images, extraites du film Kapo, que du commentaire qu'en fit Jacques Rivette dans un célèbre article en 1961 : "cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris", écrivait-il du réalisateur Gilles Pontecorvo. Plus modérément, nous allons essayer de rappeler ici que c'est bien la mise en scène qui donne leur sens aux choses filmées. On regarde aujourd'hui l'une des scènes-clé de 12 Years a Slave, durant laquelle Edwin, dans l'un de ses accès de rage habituels, s'en prend avec violence à l'une de ses esclave, Patsey, qui a fait un détour par une plantation voisine et en a ramené un bout de savon, présenté d'emblée comme l'origine et le prétexte de la scène.
Comme à son habitude, le réalisateur fait preuve d'une grande maîtrise dans sa mise en scène, et cela va bien au-delà du simple fait, commun à tout plan-séquence, que le temps s'écoule de façon réaliste, sans à-coups, accélérés ni ralentis. L'évolution des cadrages est en effet assez bluffante. Dans un premier temps, la caméra reste sur Patsey, pendant qu'elle explique à Edwin à quel point elle a besoin de ce bout de savon. En arrière plan, Solomon est cadré entre les deux personnages, comme s'il allait s'interposer, mais il reste flou et impuissant à intervenir. Ensuite, une légère rotation de la caméra l'exclut du champ, et laisse Patsey et Edwin face à face, de profil. La situation est maintenant devenue une affaire personnelle entre eux : on sait qu'Edwin abuse d'elle, et nourrit une relation violente et jalouse à son égard. Le prétexte du savon a bien disparu, et c'est sa folie qui prend le relais. Nouvelle rotation, et la caméra révèle, d'un mouvement, deux nouvelles menaces : celle, proche et directe, du fouet tenu par un employé d'Edwin, et celle, lointaine mais non moins forte, de sa femme qui nourrit une haine particulière envers Patsey. Plus tard, Edwin et Patsey se partagent de nouveau le cadre, mais cette fois dans un rapport de domination totale, puisque Patsey, contrairement au plan précédent, est dans l'incapacité de lui faire face. Ici, la caméra cadre Edwin seul, qui semble avoir des remords, et n'ose pas mettre sa menace à exécution. C'est la voix autoritaire de sa femme qui le lui ordonne. Tout à l'heure floue en arrière-plan, elle est cette fois totalement hors-champ, mais c'est elle qui domine toute la scène.
Jusque là, la mise en scène est parfaitement maîtrisée. Mais petit à petit, un malaise s'installe... La scène commence à s'éterniser, et McQueen cède à des facilités de mise en scène censées amplifier artificiellement une tension déjà bien présente. Tout d'abord, il fait monter en puissance une musique résolument dramatique; puis, il fait durer ce gros plan sur le visage de Patsey déformé par la douleur; ensuite, il ne résiste pas au plaisir voyeur de nous montrer ce contre-champ sur le corps de la jeune femme déchiré par les coups, que sa caméra avait jusque-là intelligemment évité. Il s'agit de ne rien épargner au spectateur, et de lui confirmer, visuellement, que la situation est bel et bien horrible.
Enfin, et c'est peut-être ce détail qui est le plus frappant, la scène se conclue par ce panoramique vers le bas nous montrant, à nouveau, le savon échappé de la main de Patsey. Comme pour bien nous rappeler l'origine dérisoire de la situation, ce qu'on n'avait que trop bien compris. Là où pudeur et retenue auraient été de mise, le réalisateur tombe dans un nombrilisme malsain et déplacé. "Regardez comme mon plan est beau", semble-t-il nous dire. "Regardez comme mes artifices cinématographiques magnifient cette situation horrible". C'est là que le spectateur peut avoir le sentiment d'être floué, comme dans Kapo : car il s'aperçoit alors que le réalisateur utilise plus qu'il ne la ressent l'horreur de la situation historique qu'il décrit; au lieu d'exprimer une douleur sincère, il est en train de parfaire ses gammes en toute impudeur. Et ça, pour qui trouve, comme Jean-Luc Godard, que les travellings sont en effet une affaire de morale, c'est une chose assez grave.
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viking4 janvier 2016 Voir la discussion...
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MaxiPatate4 janvier 2016 Voir la discussion...
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ginlange4 janvier 2016 Voir la discussion...
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bargeot4 janvier 2016 Voir la discussion...
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ginlange5 janvier 2016 Voir la discussion...
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RenSarr5 janvier 2016 Voir la discussion...
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bargeot5 janvier 2016 Voir la discussion...
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bargeot3 mai 2016 Voir la discussion...
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LordGalean8 juillet 2016 Voir la discussion...
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bargeot8 octobre 2016 Voir la discussion...