"Une autre remarque sur Bergman et je lui faisais cracher ses dents"

Que se disent les personnages d’un film quand ils parlent de cinéma ?

Dossier | Par Chris Beney | Le 21 novembre 2014 à 12h25

C’est l’une des scènes rigolotes d’Eden, en salles en ce moment. Il n'y est pas question d'électro, ni de French Touch, c'est juste une soirée entre potes devant Showgirls. Ca ressemble à un rendez-vous rituel et d’ailleurs, il y a un gourou, là pour défendre bec et ongle le film de Paul Verhoeven. Un gros nanar ? Non, un film volontairement de mauvais goût car pastichant le mauvais goût, affirme-t-il. Est-ce une posture des années 2010, maintenant que Showgirls est globalement réhabilitée, incrustée dans un film se déroulant dans les années 90 ? Pas vraiment à en croire Mia Hansen-Love, la réalisatrice, qui explique s’être inspirée d’un ami véritablement obsédé par ce film, au point d’avoir appelé son groupe de musique Showgirls. On cause donc maintenant de Verhoeven au cinéma, mais de quels autres réalisateurs parle-t-on ? Lesquels divisent ? Deux personnages d'un film peuvent-ils en venir à s'aimer ou à se détester en discutant de cinéma ?

Ils parlent de Top Gun et disent que Tom Cruise est gay

C’est la tirade la plus célèbre de Quentin Tarantino, celle des avions de Top Gun assimilés à de gros pénis volants. Peu mise en valeur dans Sleep with Me, noyée dans le brouhaha d’une fête, elle marque l’entrée sur la scène publique de QT comme personnage exubérant, nerd et loquace dès qu’il s’agit de défendre les thèses les plus loufoques. Qu’est-ce que Top Gun selon lui ? L’histoire d’un homme se débattant avec son homosexualité. Maverick (Tom Cruise) se retrouve tiraillé entre Iceman (Val Kilmer), qui le pousse à choisir la "manière gay", et Charlie (Kelly McGillis), qui l’incite à "prendre la voie normale, à jouer selon les règles". Si la femme finit par porter blouson d’aviateur, pantalon et grosses Ray-Ban, c’est pour s’habiller comme un mec et flatter l’homosexualité latente de Maverick. Tarantino achève sa démonstration sur une erreur factuelle concernant l’ultime réplique d’Iceman : non pas "You can ride my tail" - phrase à double sens dont l’un serait "tu peux chevaucher ma queue" - comme QT le dit, mais "you can be my wingman", phrase nettement moins ambigüe.

Ils parlent de Star Wars et défendent les victimes de l’Etoile Noire

Ceux qui se souviennent de Tarantino au sujet de Top Gun ne se rappellent pas forcément dans quel film le trouver, mais pour Clerks et Star Wars, l’association reste automatique. Rois de la glandouille en vidéo-club, les personnages de Kevin Smith ont au moins deux conversations capitales au sujet de la saga de George Lucas. L’une cherche à déterminer qui est le meilleur entre L’Empire contre-attaque ("qui a une meilleure fin") et Le retour du Jedi ("qui n’a qu’une bande de Muppets"). L’autre, plus profonde, concerne la main-d’œuvre employée sur ce chantier gigantesque qu’est l’Etoile Noire, des milliers d’ouvriers simplement là pour gagner leur vie, disparus dans l’explosion de leur lieu de travail. La lutte des classes en Space Opera : Jean-Luc Mélenchon ne dira pas mieux quand il aura vu les épisodes II et III, entre deux parties d’Assassin’s Creed.

Ils nous saoulent

La vie au ranch. La scène se déroule de nuit, à la terrasse du Café Delmas, place de la Contrescarpe, dans le 5ème arrondissement de Paris. Deux jeunes hommes discutent pendant que la copine de l’un s’installe.

- Tu l’as vu le dernier Hong Sang-soo ?

Night and Day ? Ouais, ouais. Un peu déçu. J’ai trouvé ça un peu paresseux par rapport au dernier. [Il précise qui est Hong Sang-soo à la fille qui débarque et aux spectateurs du film qui n'entraveraient rien]. Un réalisateur coréen. Il doit avoir pas plus de 1 000 fans en France. Et encore. Et quelques centaines en Corée. C’est vachement bien. Sauf le dernier. Par contre Woman on the Beach, c’était super bien.

- J’avais bien aimé. C’était un peu le renouveau après Conte de cinéma qui était super chiant. J’aime bien la 1ère partie qui est comédie et puis la 2ème partie, c’est un peu plus chiant

- Non, je suis pas d’accord, c’est vachement bien les deux, jusqu’au bout.

- Et sinon Center Stage, t’en as pensé quoi ?

- J’ai adoré. Merci encore pour le DVD, ça faisait longtemps que je voulais le voir. Maggie Cheung, elle est juste incroyable. Je suis complètement amoureux. Mais c’est vrai que c’est un vrai changement de style par rapport aux autres Stanley Kwan.

- C’est un peu documentaire en même temps, mais t’avais vu La divine ou pas ?

- J’avais pas vu La divine, j’avais vu d’autres films avec Ruan Lingyu.

- A la CF ? [notez comme il dit « la CF », pas « la cinémathèque française »]

- Non, non dans un festival.

La fille tente un truc : "Y a une nuit Wong Kar-Wai au Champo" [un cinéma parisien du quartier latin].

- Oui… Ils en font une tous les six mois en même temps. On en a faite une il y a 2 ans.

- Moi j’ai dû en faire une il y a 3 ou 4 ans, je me souviens plus.

La fille conclue : "Ok… Bon ben on n’ira pas".

Après, on apprend que les deux gars sont sortis ou sortent avec une asiatique et on n'est pas surpris.

FIN.

Ils défendent le cinéma européen et La grande illusion, un super film à voir défoncé

Dans son œuvre d’acteur-réalisateur, Woody Allen frise deux fois la crise d’apoplexie s’agissant de cinéma. Et c’est à chaque fois qu’on s’attaque à ses réalisateurs préférés, Federico Fellini et Ingmar Bergman. Fellini, il en entend dire du mal dans la file d’attente pour aller voir Le chagrin et la pitié, le documentaire de Marcel Ophuls sur l’Occupation ("Ces gars de la Résistance avaient vraiment du courage. Avoir à supporter les chansons de Maurice Chevalier"). Woody et Diane Keaton devaient aller voir un Bergman, mais Diane est arrivée en retard de 2 minutes, et pour Woody, plus question d’entrer, sinon ils vont arriver "en plein milieu du film"… Mais revenons à la scène : elle se déroule dans Annie Hall et tout le monde ou presque sur cette Terre s’est retrouvé dans cette situation, à vouloir laver au savon de Marseille la bouche du type qui débite tout haut ses conneries.

Une fois séparée de Woody, Diane emmènera de force son nouveau gars voir le film de Marcel Ophuls, d’une durée de 4 heures et 11 minutes, ce que Woody prendra pour "un triomphe personnel".

Maso, Woody Allen remet le couvert dans Manhattan, lors de sa rencontre avec une Diane Keaton alors en plein Bergman-bashing. Elle l'avoue sans prendre de pincettes : elle trouve le réalisateur suédois "trop scandinave", "sinistre", "et tout ce kierkegaard ! Ce pessimisme pubertaire en vogue. Et ce silence. Le silence de dieu. Vous ne voyez pas qu’il glorifie les obsessions psychologiques et sexuelles en les alliant à des questions philosophiques grandioses ?". Woody Allen entend ça, horrifié. Il confiera plus tard à sa petite amie de 17 ans : "Une autre remarque sur Bergman et je lui faisais cracher ses dents". C’est pourtant de cette adversaire qu'il va s'amouracher, jusqu’à l’emmener avec lui à Los Angeles, grande ville cinéphile et raffinée où un type parlera d'ailleurs d’un des films préférés de Woody (ce dernier le revoit à chaque rediffusion à la télé) : "On a vu La grande illusion hier soir. Film super si t’es défoncé". Renoir aurait été ravi de l’entendre. Woody, lui, fait ses bagages et retourne à New-York.

Ils savatent le dernier film de Kristen Bell, en présence de l'actrice, et la font picoler

Dans Sans Sarah rien ne va !, Kristen Bell interprète la dite Sarah, actrice pour la télé et le cinéma, et si ça ne va pas, c’est parce qu’elle a trompé et largué Peter (Jason Segel), qu’elle retrouve malencontreusement pendant un séjour à Hawaï. Peter est censé détester le nouveau mec de Sarah, mais s’il y a un point sur lequel tous deux tombent d’accord, c’est bien concernant la nullité du dernier film de leur ex/copine : une histoire de téléphones qui tuent.

Comme le dit Peter, on enlève la batterie, fin de l'histoire, les humains ont gagné. Sauf que le film sur lequel les deux hommes s’acharnent existent plus ou moins. Il s’agit de Pulse, remake de Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, dans lequel les réseaux téléphoniques et informatiques font progressivement disparaître les êtres humains. Aux USA, Pulse a été un four au box-office, à tel point qu’en écrivant cette scène, Jason Segel et Nicholas Stoller, n'étaient même pas au courant de l'existence du film, donc loin de penser qu’ils risquaient de froisser Kristen Bell. Persuadée que les deux auteurs se moquaient d’elle alors que, selon leurs dires, ils s'étaient contentés de chercher l’idée la plus bête possible pour une histoire, tout en s’inspirant de ce qui faisait le succès des films japonais d’horreur à ce moment, Bell a finalement accepté de tourner la scène. Pour faciliter les choses lors du tournage de la scène, elle est la seule autour de la table à qui Stoller a fait verser du vrai vin dans son verre.

Ils font l’équivalent d’une liste Vodkaster afin de sortir ensemble (et ça marche)

Dans Un heureux événement, le gars travaille dans un vidéoclub, la fille est doctorante en philosophie. Lorsque la fille loue successivement In The Mood for Love et Prête à tout, le copain du gars est formel :

Commence alors une parade amoureuse à coup de titres en français, où le gars combine Un homme et une femme et Les lois de l’attraction, pour se voir répondre La grande illusion, enchaîne Coup de cœur et Rendez-vous pour se prendre Rêves en pleine figure, Juste un baiser et Sur mes lèvres pour accuser réception d’un Les hommes ne pensent qu’à ça, etc. Remi Bezançon n’a mis dans cette séquence que des films qu’il a vus et aimés, même s’il aurait voulu ajouter un Martin Scorsese, un Sergio Leone et Les Sept mercenaires (mais c’était pas facile). Il s’est consolé en la terminant sur Catch Me if You Can, de Steven Spielberg. "Steven", comme Rémi Bezançon l'appelle dans les commentaires audio du DVD, sûrement parce que c'est un ami.

Ils disent que tout le monde pleure au cinéma, mais les mecs, eux, c’est uniquement devant Les douze salopards

Nora Ephron est la spécialiste, regrettée, des beaux échanges en matière de cinéma. Scénariste ou scénariste-réalisatrice, ses personnages parlent toujours d’eux-mêmes quand ils parlent de film. A travers eux transpirent leur vécu et leur vision du monde et de l’amour. Quitte à ce que ce soit gentiment stéréotypé, comme dans Nuits blanches à Seattle, où Tom Hanks et son lourdaud de pote se moquent des larmes que toute femme digne de ce nom ne peut s’empêcher de verser devant Elle et lui, convoquée comme le film d’amour ultime.

Dans Nuits blanches à Seattle, TOUTES les femmes connaissent Elle et lui, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes, célibataires ou en couple, sur la côté est ou à l’ouest. Les mecs, les vrais, font donc ce qu’ils peuvent pour démontrer leur cynisme et leur insensibilité, en avouant que eux aussi peuvent pleurer devant un film : Les douze salopards.

Il existe pourtant une oeuvre sur laquelle les deux sexes tombent d’accord. Enfin, à peu près d’accord. Harry et Sally aiment tous les deux Casablanca, mais n’en font pas la même interprétation. Pour lui, Ingrid Bergman part à la fin parce que c’est ce que Humphrey Bogart veut. Pour elle, Ingrid Bergman part parce que c’est ce qu’elle veut. "Je voudrais pas passer ma vie à Casablanca, mariée à un patron de bar. C’est peut-être snob mais tant pis" explique Sally. "T’as donc encore jamais pris ton pied" en conclut Harry. Cette réplique cinglante n’empêchera pas les deux futurs amis de se livrer à une véritable conversation sur l’oreiller, mais par téléphone interposé, devant Casablanca à la télé.

A l’image, le split screen donne l’impression que les deux personnages partagent déjà le même lit, alors qu’ils n’ont même pas encore pris conscience de leurs sentiments réciproques. Avant même de vivre maritalement, le seul fait de parler d’un film fait d'eux des amants. Casablanca est donc plus fort que Tinder.

BONUS pour faire pousser les dents des jaloux : Ils disent que Shyamalan, c’est de la bombe

Pas de pot pour les fans de Shyamalan, la scène ouvre un film resté confidentiel en France : Jeff, Who Lives at Home, de Jay et Mark Duplass. Qu’y voit-on ? Jason Segel monologuer au sujet de Signes qu’il trouve meilleur à chaque vision (il doit en être à la 4ème), s’émerveiller sur tout ce hasard qui conduit à un moment parfait, sur la fillette sauvant tout le monde grâce à ses verres dont on ne connaît qu’à la fin la véritable utilité.

D’accord, il le fait assis sur les gogues, le pantalon sur les chevilles et un dictaphone à la main, mais il le fait. C’est tout ce que nous retiendrons.

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18 commentaires
  • ChrisBeney
    commentaire modéré In the 2007 movie Juno, Suspiria is considered by the title character to be the goriest film ever made, until she is shown The Wizard of Gore and changes her mind, saying it is actually gorier than Suspiria.
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré J'ai laissé de côté aussi le moment où Victoria Abril parle de "Sonate d'automne" à sa mère dans "Talons aiguilles" pour lui faire comprendre ce qu'est devenue sa vie
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @ChrisBeney il y a aussi le cas des fans de Point Break.
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • itachi
    commentaire modéré @ChrisBeney : Il y a aussi The Hit Girls dans lequel le gentil gars du campus essaye de choper l'héroïne en lui faisant mater Breakfast Club ^^
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @IMtheRookie Je me rappelle pas de vraies belles conversations à ce sujet, pas dans Brice de Nice en tous cas, mais ça doit pouvoir se trouver
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @itachi J'avais oublié cette scène
    21 novembre 2014 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Irma Vep...
    24 novembre 2014 Voir la discussion...
  • DOP
    commentaire modéré @ChrisBeney dans Human Traffic, vers la fin il y a une superbe discussion sur Star Wars aussi;) sur l'étoile noire, sur l'Empire qui seraient des dealers de l'espace, quelquechose comme ça...
    24 novembre 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @zephsk J'ai laissé de côté Irma Vep parce qu'il entre dans la catégorie "film sur le cinéma", donc trop évident
    24 novembre 2014 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @ChrisBeney Ah oui bien entendu.
    24 novembre 2014 Voir la discussion...
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