De mâles en pis

Bullhead et Drive : L'homme viril, un animal comme les autres

Dossier | Par Raphaël Clairefond | Le 27 mars 2012 à 12h20
Tags : analyse, animaux

On dirait pas comme ça, mais le cinéma d'auteur sait aussi bander ses muscles quand il veut. Quelques mois après Drive, Bullhead propose à son tour d'inspecter le côté obscur de la force masculine. Mais ces deux portraits d'hommes très très virils ne se valent pas. Et si on tentait de dépasser les apparences musclées de la mise en scène pour ausculter le regard que les deux cinéastes portent sur leurs créatures testostéronées ?

Drive ou la célébration béate du « vrai mec »

Jérôme Dittmar se demandait récemment si la critique, telle qu'elle se pratique aujourd'hui, n'avait pas tendance à se contenter d'évaluer la réussite esthétique des films, en négligeant « la valeur de représentation du monde montré par les films ». Drive fut clairement un film-symptôme de cette tendance à l'aveuglement des cinéphiles salivant devant ce genre de bel objet rutilant. A la sortie du film, il y avait d'un côté ceux qui avaient « pris une claque », terrassés par la plastique virtuose du gros joujou, et de l'autre, ceux (dont je faisais partie) qui avaient du mal à encaisser cette représentation si complaisante et stupide d'une virilité ultra-violente.

Le fameux Driver était un homme, un vrai (a real hero). Sa virilité était telle qu'il ne rechignait pas à « faire usage de la force » dans quelques scènes bien saignantes, histoire d'obliger les filles à se cacher les yeux et de permettre aux mecs à côté de les rassurer. Bref, il incarnait le mâle dans toute sa splendeur, le « prédateur alpha » comme se plait à le répéter le jeune Andrew dans Chronicle. Un homme qui peut se résumer à quelques attributs qui en imposent : une belle gueule, un regard insondable, un cure-dent de cow-boy, des épaules solides, un débit de parole limité au strict nécessaire et surtout, un sang-froid à tout épreuve quand il s'agit d'éclater des crânes à grand coups de pompes pour défendre la veuve et l'orphelin. Des couilles, au fond, on ne sait pas s'il en a, parce le sexe, Winding Refn s'en tamponne pas mal, mais on imagine qu'au pieu, le Driver doit en avoir sous le capot.

Bullhead : comment être un vrai mec quand on a pas de couilles ?

Le drame du héros de Bullhead, cet éleveur bovin baraqué et pas plus bavard que le driver, c'est précisément de ne plus en avoir, de couilles. Complexé au plus haut point, il passe pour un vrai colosse aux testicules d'argile, brisées par un psychopathe en herbe avant même d'avoir atteint l'âge de s'en servir. Roskam a la bonne idée de prendre l'expression « avoir des couilles » au premier degré. Difficile pour notre bonhomme de s'en passer, lui qui doit se tailler une place dans un milieu corrompu par le trafic d'hormones et dominé par des brutes, des crapules, ou les deux.


Obligations commerciales, extrait de Bullhead

Des couilles, on se rend compte que ça peut aussi être utile pour trouver une femme, l'honorer sexuellement, se reproduire et fonder une famille. En gros, perpétuer ce bon vieux modèle patriarcal encore plus prégnant et structurant en zone rurale qu'ailleurs. En témoigne, l'émouvant personnage secondaire de l'indic' à qui il ne viendrait jamais à l'idée de révéler son homosexualité, même à son ami d'enfance. Car vivre dans un monde sans femmes, pour reprendre le titre du beau film de Guillaume Brac, c'est être condamné à des passions amoureuses mortes-nées et à une solitude inconsolable. Michael R. Roskam dépeint habilement cette virilité mise en échec, qui compense l'absence de couilles par un corps de boxeur, gonflé à grand renforts d'anabolisants, comme les boeufs que le type élève depuis l'enfance.

Les plans intenses dans lesquels il roule des mécaniques en esquissant quelque crochets en contre-jour au milieu de sa salle de bain tendent vers l'abstraction, le mythe. Ils façonnent une silhouette sculpturale mouvante, véritable dieu grecque déchu, ivre d'une toute-puissance aussi trompeuse qu'un village Potemkine. On pense à Bane, le méchant du prochain Batman (interprété justement par Tom Hardy, le Bronson de... Winding Refn) qui, à force de gonfler ses biscotos telle la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le boeuf, finit forcément par exploser comme une vulgaire baudruche, révélant ainsi sa vraie nature de petit être fragile.

Comme Drive, Bullhead est souvent très stylisé, ça a « de la gueule », comme on dit. Le jeune flamand n'hésite pas à jouer avec les ralentis, à coller sa caméra au plus près du corps hors-norme de son personnage, mais dans sa manière d'interroger les fondements de la masculinité, il fait preuve d'un peu plus de maturité et de recul que le tapageur cinéaste danois. Il façonne une mise en scène hyper-physique, à la mesure de son personnage, pour mettre en crise tous les archétypes du vrai mec que le cinéma a contribué à imposer dans nos mentalités.

Le trauma d'enfance, une pénible facilité de scénario

Mais il y a quelque chose de gênant dans ce destin tragique. Roskam semble partir du principe que la bête blessée qu'il filme ne pourra pas finir ailleurs qu'à l'abattoir. A partir du moment où le traumatisme d'enfance nous est révélé par un long flash-back un poil académique, on ne se demande plus si notre bonhomme s'en sortira, s'il parviendra à conjurer ce terrible coup du sort. L'introduction du drame fondateur nous oblige à nous demander : « comment cela va-t-il mal finir ? ». En ce sens, Bullhead peut rappeler un autre cinéaste danois pas plus léger que Refn : Thomas Vinterberg et son récent Submarino. Lui aussi se complaisait à filmer l'impossible salut de deux frères, une grosse brute et un camé (le héros de Bullhead endosse ces deux caractéristiques sur ses larges épaules), frappés d'un trauma d'enfance.

Sans aller jusqu'à dire qu'il faut absolument ménager le suspense et donner sa chance aux protagonistes, on est en droit de s'agacer de ce type de ficelles un peu faciles qui plombent un bon paquet de scénarios empesés par un didactisme maladroit. Le traumatisme fondateur, qu'il résulte d'un héritage familial difficile (coucou Zola) ou d'un hasard malencontreux, fait office de passe-partout qui, au lieu d'ouvrir des portes et des niveaux de lecture, verrouille le récit. Le cinéaste passe alors pour un type impitoyable et pas très fin, bien décidé à remuer le couteau dans une plaie infectée et impossible à refermer. Cette seule et unique clé d'analyse détermine tout le reste.

Ces représentations de l'homme, le vrai, sont donc paradoxalement issues d'un foisonnant bestiaire (le scorpion de Drive, les boeufs de Bullhead). Admettons. Faut-il pour autant que le mec, dans un dernier soupir viril, finisse à l'abattoir ?

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19 commentaires
  • Cladthom
    commentaire modéré Néanmoins ce que je voulais dire au départ et qui me saoule, c'est qu'on montre de plus en plus du doigt cette méchante représentation de la "virilité" au cinéma comme si ce serait aujourd'hui régressif, dégueulasse et pas beau. Pas étonnant dans ce cas que des Xavier Dolan pullulent de plus en plus, car c'est un peu devenu maintenant le modèle "masculin" accepté (sic)

    J'ai limite envie d'être Zemmourien en lisant cet article, il a pas tort quand il dit justement qu'il y a une inversement des tendances, que l'aspect "predateur alpha" soit aujourd'hui presque une tare ou un danger.
    Moi j'aime au cinéma la guerre, le sang et des mecs qui s'étripent souvent avec radicalité, et je pense que si on est un homme normalement constitué on aime aussi ça (et donc quelque part le bon cinéma de genre, le vrai qu'il soit complaisant ou non).
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • wikiwiki
    commentaire modéré Article bien intéressant!
    Je n'aurais pas pensé à faire le lien entre ces deux -grands- films.
    En revanche, en sortant de Bullhead, j'ai beaucoup repensé à Shame et à la solitude commune dont les deux héros souffrent, de manière extrême et destructrice.
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @Cladthom héhé j'allais tirer une alerte "Zemmourisation du débat" avant que tu y fasses toi-même référence :)
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • RaphaelClair
    commentaire modéré Salut @Cladthom,

    "J'aime au cinéma la guerre, le sang et des mecs qui s'étripent"

    Moi j'aime que le cinéma questionne la fascination que suscite cette violence virile. Or, Refn fait preuve d'une totale absence de distance par rapport à ce qu'il filme. Il ne pense qu'à l'impact visuel de ses séquences.

    Sinon, l'"homme normalement constitué", "homosexuel refoulé" sont effectivement de bons "points Zemmour", donc inutile de chercher à les contester.

    @wikiwiki : Bien vu, le rapprochement avec la solitude du héros de Shame. L'un baise, l'autre pas, dans les deux cas, impossible pour eux de se sentir des hommes épanouis. Ils incarnent les deux pôles extrêmes entre lesquels nous nous tenons tous plus ou moins, "nous les hommes".
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré @RaphaelClair il y a une différence entre impact visuel et complaisance. Explique moi où est la complaisance par exemple dans la scène de la plage ? Dans la scène finale ? Même celle dans l'ascenseur ? La distance elle y est pourtant.
    Dans la scène de l'ascenseur si la violence est aussi percutante, c'est pour qu'ensuite on ait le regard de Mulligan qui s'aperçoit (en même temps que nous) que tout ce qu'elle avait idéalisé avec lui (notamment lors de la ballade bucolique fleur bleue) était une erreur. Ce qui nous apparaît lors du choc viscéral des coups, ce n'est pas une jouissance mais plus une révélation sur la nature même du "héros" : à savoir un être totalement malade.
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • RaphaelClair
    commentaire modéré Un être totalement malade, ok, mais j'ai envie de dire : oui et après ? C'est comme dans Bronson, une succession de morceaux de bravoure hyper-violents pour qu'on comprenne bien que c'est vraiment "un fou dans sa tête lui". Refn alterne le chaud et le froid, troque un cliché pour un autre, pour produire les effets les plus saisissants possibles, mais ça ne va pas beaucoup plus loin que ça.

    Permets-moi de me citer dans le premier article que j'avais pondu :

    "En somme, tout le contraire de l'History of Violence de Cronenberg. Quelques années plus tôt, un autre étranger obsédé par l'Amérique partait du même point de départ : un homme placide laisse rejaillir la bête qui sommeille en lui pour défendre femme et enfants. C'était l'occasion pour Cronenberg de déterrer les racines religieuses, sociales et politiques d'une culture de la violence profondément ancrée dans les moeurs américaines et donc, aussi, dans le terreau hollywoodien. Nicolas Winding Refn, lui, préfère rester à la surface, se cantonnant à un exercice de style certes habile et classieux mais qui ne fait écho à son époque qu'en témoignant de sa superficialité."
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @Cladthom plus sérieusement je ne pense pas que ce soit l'excès de "virilité" que reproche @RaphaelClair (enfin il répondra lui-même plus précisément sur ce point).

    Pour ma part je pense que la question de la masculinité est périphérique dans Drive et centrale dans Bullhead. Mais c'est pour Roskam une question introspective, pas une question de société à la Zemmour et sa théorie débile.

    Je ne pense vraiment pas que Refn et Roskam soient les tenants d'une idée de la masculinité qui serait opposée, par exemple, à celle de Dolan. Si Gosling est un symbole, j'ai du mal à voir de quoi. Ou alors il s'agit purement d'une forme, d'une gravure de mode et pas d'une idée... à tel point que Refn et Dolan aborderaient leur personnage de la même manière : Niels Schneider et Ryan Gosling sont filmés comme des objets de désir, des poupées.

    Si on revient à Roskam, l'approche est différente parce que le personnage de Schoenaert est justement en forme de point d'interrogation : qui suis-je ? Le film est assez intéressant sur l'idée de frontière, la frontière entre les 2 provinces belges, entre les langues, entre la ville et la campagne, entre l'homme et la bête... et la "masculinité" est questionnée de la même manière. Du coup il est assez décevant de voir ce questionnement aboutir ainsi : "je meurs comme un homme".

    C'est un peu ras des pâquerettes comme conclusion.
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré Pas vraiment un symbole, mais plus une sorte de "mythe" je dirais finalement.

    @RaphaelClair Ah après si on parle en terme de profondeur, oui là ok. Je ne considère pas Drive comme un film profond, donc je vais pas le défendre là-dessus. Je le défends avant tout comme un pur film de cinéma qui sur un scénario bateau arrive à offrir une expérience unique, parfois saisissante grâce à sa mise en scène splendide.
    Un film n'a pas toujours besoin d'être profond pour être excellent ou marquant, Drive en l’occurrence est marquant et saisissant parce qu'il est surtout d'une réelle beauté (et me touche). Le film a un réel impact émotionnel, c'est là l'essentiel.

    Par contre pour comparer à History of Violence, même si je l'aime beaucoup, tout l'aspect politico/social du film je le trouve tout aussi surfait surtout comparé à ses anciens films beaucoup plus importants à ce niveau. Mais je vais pas rentrer dans le débat sur Cronenberg.

    Sinon je pense sincèrement que la violence est toujours questionnée de manière volontaire ou non dans tous les films (pour peu que le spectateur sait réfléchir), c'est pour ça qu'elle est pour moi jamais gênante dans aucun cas que ce soit dans un film de Tarantino (plus complaisant tu meurs, mais là tout le monde s'en tape) ou de John Woo, ou d'un Haneke (pour aller d'un extrême à l'autre en terme de représentation). Jouir de la violence virile n'est pas une tare (pas le cas de Drive pourtant, mauvais exemple), car elle peut amener aussi à une catharsis, une libération qui peut-être salvatrice (qui amène aussi volontairement ou non un questionnement vis à vis d'elle). Pour ça que je pigerai jamais ce genre de procès outre des considérations de goût et de sensibilité personnelle.
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • RaphaelClair
    commentaire modéré Oui, disons qu'il y a des films qui représentent la violence de manière plus ou moins intéressante, plus ou moins complexe, plus ou moins originale. En bon consommateur rationnel, je préfère le plus au moins. ;-)
    27 mars 2012 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré La violence de Drive est intéressante car elle sert toujours à mettre en lumière les zones d'ombre du personnage principal, ça peut paraître simpliste, un peu "facile", mais ça en reste pas moins puissant cinématographiquement (du moins chez Refn), qu'il y ait un sous texte ou non derrière (scène de l'ascenseur bis)
    Mais dire par exemple qu'on se régale de la violence "virile" du personnage, je ne trouve vraiment pas, à aucun moment. La violence de Drive elle fait surtout mal, elle fait pas du tout jouir comme chez Tarantino.
    C'est une violence Cronenbergienne ou scorsesienne en effet, sans la même profondeur, mais avec cette même volonté d'être frontale et percutante pour toucher au coeur de l'humanité du/des personnages.
    27 mars 2012 Voir la discussion...
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