Taj Mahal, Made in France : le cinéma français est-il trop frileux avec le terrorisme ?
Entendrait-on autant parler de Taj Mahal et Made in France s’il n’y avait eu les attentats du 13 novembre ? Inopportuns au moment des faits, tous deux sont désormais parés par la presse de vertus quasi-visionnaires, maintenant que le deuil national est passé et alors que le pays est toujours en état d’urgence. Quand Bruno Dumont présentait Hadewijch en 2009, il n'y avait jamais personne dans le public pour l’interpeller sur la bombe qu’un extrémiste religieux faisait exploser dans son film, à Paris, au métro Ternes, à deux pas de la Place de l’Etoile. Ca passait comme une lettre à la poste. Aujourd’hui, il y a un bon et un mauvais moment pour montrer des films français sur le terrorisme, sauf que ce qui les distingue n’est pas très clair. Et que ça n’a pas grand intérêt vu qu’ils parlent de tout, sauf du terrorisme qui nous frappe.
Taj Mahal suit le calvaire de Louise, une jeune Française cloîtrée dans sa suite du Taj Mahal Palace pendant que des terroristes arpentent le bâtiment. Le film est tiré d’une histoire vraie, celle d’une rescapée des attentats de Mumbay de novembre 2008. L'originalité tient au statisme forcé de cette héroïne, bunkerisée dans sa salle de bains, suspendue aux moindres sons : les cris, les bruits de pas, les coups de feu derrière la porte, et les brefs échanges téléphoniques avec son père, qui cherche désespérément à regagner l’hôtel et à aider sa fille.
Comme un Piège de cristal par Sofia Coppola
Le parti-pris de Nicolas Saada s’avère proche de Buried – claustration, téléphone, compte-à-rebours – et de Piège de cristal, mais mâtinés de Lost in Translation, comme si le terrorisme devenait un truc de pauvre petite fille riche. On ne dévalue surtout pas le calvaire enduré par celle qui a inspiré Louise ; son traumatisme n'a pas moins de valeur parce qu'il est celui d'une privilégiée. On tique devant ce que sa mise en scène par Saada nous inspire : la réduction d’un terrible drame indien à une épreuve française, de la même manière que The Impossible résumait le tsunami de décembre 2014 à un parc Walibi auquel on pouvait dire adieu à la fin. Contrairement à Bayona, Saada a au moins la décence de ne pas jeter son héroïne dans le 1er vol pour la France sitôt l'horreur terminée et basta, mais ça ne suffit pas. Il n'a pas à se justifier de raconter l’histoire d'une jeune cliente plutôt que celle d’un groom de l’hôtel par exemple, sauf qu’au lieu de servir de prisme à un événement qui la dépasse, la souffrance de Louise rétrécit tout à sa petite échelle, n’offrant au public rien de plus qu’une expérience sensationnelle dénuée de sens. « Je voulais que le spectateur ressente d’abord intimement cette terreur et cette impuissance de toutes les victimes. Je devais presque moralement garder ce point de vue » affirme le réalisateur aux Inrocks. « Montrer les terroristes aurait été une erreur ». Si l’huis-clos avait été respecté, oui, mais il ne l’est pas. Quant à rester du côté des victimes, ce n’est en aucun cas un gage moral.
Dans Elephant, la caméra de Gus Van Sant finit par s’inscrire dans le sillage des assassins sans que le film ne cède à la fameuse abjection pointée par Rivette. Sont plus forts que nous ces Américains ? Pas forcément. En France, avec La Désintégration, Philippe Faucon ne lâche pas d’une semelle les membres de son quatuor terroriste, y compris, et surtout, au moment critique. Chacun d’eux fonce au volant de sa voiture piégée, un poignet menotté au volant, le pied attaché avec du film de fer sur l’accélérateur, et nous, nous sommes à la place du mort, à tous les sens du terme. Leurs visages sont aussi glaçants que les détonations et nuages de fumée au loin, par la peur et la détermination qu’on y lit. Le comble : ces terroristes sont les seuls morts identifiables du film. « Ils ont tué mon fils » conclue la mère de l’un d’eux, sans que l’on sache précisément à quoi se rapporte ce « ils ». L’audace de Faucon se trouve là, elle est douloureuse pour le spectateur : voir dans ces kamikazes des victimes, non pas des victimes de leur propre attentat mais des victimes de ce qui le précède – le racisme, la crise économique, le sentiment d’abandon – ce qui ne leur permet toutefois pas, et heureusement, de prétendre à notre compassion comme celles et ceux qu’ils tuent.
En montrant avec sobriété et patience la vie des tueurs avant l’attentat, Faucon arrive finalement après. Après le choc, après les larmes et le sang, quand doit se poser cette terrible question que les Etats-Unis ont globalement refusée de se poser après le 11 septembre : qu’est-ce qui nous vaut d’être haïs au point que certains choisissent de mourir pour nous tuer ? Elephant accumule les éléments de réponse jusqu’à les rendre caduques et impose cette morale : le pire arrive parce qu’il défie l’imagination et qu’on ne peut empêcher ce que l’on ne peut concevoir. La Désintégration fait aussi le catalogue des causes, avec une conclusion opposée, parce que l’accumulation permet de désigner la frustration comme mère nourricière de la haine.
La Désintégration, titre parfait
Il a fallu attendre un tout petit peu, et c’est bien normal, pour lire dans Libération une chronique rappelant le rôle – non pas moteur, plutôt carburant – de la rancœur. Le texte repose sur un parallèle pertinent entre les miliciens de la France occupée et les terroristes actuels, à la lumière de Lacombe Lucien, film sur le terrorisme contemporain avant l’heure, donc. Sans ignorer la « débilité » des tueurs (et sans ignorer non plus les causes de leur inculture), Thomas Clerc rappelle que l’engagement du héros de Louis Malle dans la Milice est la conséquence de sa déception de n’avoir pu entrer dans la Résistance. « Alors qu’elle est parfaitement plausible, cette volte-face heurta les intellectuels d’alors, notamment Michel Foucault et les Cahiers du cinéma qui, en pleine période maoïste, attaquèrent un chef-d’œuvre dont le scénariste était un jeune écrivain peu connu, Patrick Modiano, intéressé par la figure historique du traître » écrit Clerc. « Contrairement à ce que croient certains idéologues, les gens qui s’engagent pour une cause ne le font qu’accessoirement « pour » cette cause : ils le font « parce que » c’est une cause. Les musulmans radicaux se sont embringués dans l’islamisme parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité d’opter pour la République. La République française se veut intégratrice ; tout le monde sait qu’elle n’inclut que les inclus ». « La question qui intéresse la police est de savoir combien « ils » sont ; la nôtre est de savoir comment on produit ces gens « made in France » » reprend l’auteur, dont on ne sait s’il a vu le film de Faucon et celui de Nicolas Boukhrief, Made in France, mais qui pointe parfaitement la différence entre les deux. Avec son titre parfait, on se rend compte que La Désintégration est le Lacombe Lucien des années 2010, celui qui se demande « comment on produit ces gens « made in France » ». Made in France, le film mal nommé, veut savoir « combien « ils » sont » à attendre leur heure.
Le film de Boukhrief est le seul à être parti avec l’eau du bain. La faute à son emballage plutôt qu’à son contenu. Suite aux attentats du 13 novembre, les distributeurs de films ont décidé de se prémunir de toute association d’idées entre ce cauchemar bien réel et leurs films. Jane Got a Gun était répoussé à janvier 2016 et Plus fort que les bombes s’appellerait dorénavant Back Home : rien de bouleversant dans l’ensemble, sauf pour le nouveau film de Nicolas Boukhrief, prévu en salle le 18 novembre, qui paya sa campagne choc. Souvenez-vous : une kalachnikov à la place de la Tour Eiffel et ce slogan, « la menace vient de l’intérieur ». A Paris, la RATP a pris l’initiative de retirer les affiches sitôt placardées, rapidement appuyée dans sa démarche par le distributeur du film, Pretty Pictures. « Passée la sidération, le lendemain, on s'est dit, « merde, l'affiche ! » » a déclaré Clément Miserez, coproducteur du film, à Télérama. « Soudainement, elle prenait un sens horrible. Et on ne voulait surtout pas devenir les prédicateurs d'une actualité aussi atroce ». L’image était agressive, inappropriée mais du fait de circonstances qui lui échappent, et on aurait pu s’attendre plus tard à une réflexion plus large sur la représentation des armes de guerre dans les couloirs du métro, bien moins encadrée que celle des cigarettes, mais rien n’est venu… Sur les réseaux sociaux, il se murmurait que Malik Zidi, l’acteur principal (il joue le rôle d’un journaliste infiltré dans une cellule islamiste), n’avait jamais aimé cette affiche et qu’il l’avait fait savoir. On ne peut lui donner tort, moins pour la tour kalach que pour son slogan, « la menace vient de l’intérieur », qui résume la maigre pensée d’un film qui considère comme un scoop sensationnel le fait de nous annoncer qu’on n’a pas besoin de tueurs étrangers pour mourir en France…
Made in France, titre mensonger
L'affiche a depuis changé et le film, disparu des transports publics. Les absents ont toujours tort mais dans le cas de Made in France, c’est le contraire : le film devint important, « nécessaire » (c’est l’un de ses acteurs qui le dit), justement parce qu’on risquait de ne plus le voir, avant d’apprendre qu’il sortirait en salle le 20 janvier 2016 et en e-cinema 9 jours après. Or il n’y a pas grand-chose à voir dans Made in France parce que ce dernier n'a pas tant de choses à montrer. On a pu lire ceci dans Télérama : « Un film au scénario incroyablement proche de la réalité, puisqu'il raconte l'infiltration d'un journaliste de culture musulmane dans les milieux intégristes de la banlieue parisienne ». Si vous croyez qu’en France un journaliste de culture musulmane infiltre tranquilou une groupe d’intégristes belliqueux (sans prévenir personne, sans avoir d’éditeur derrière lui, sans même travailler pour une rédaction), soit vous avez une très haute opinion du journaliste d’investigation (et de sa capacité d’intégration), soit vous témoignez d’une admirable crédulité. Voilà un pitch bien genré, peu crédible car tout dédié à l’efficacité et au suspense, okay, mais le problème tient moins à cette approche qu’au mensonge sur la marchandise.
De France, il n’est jamais question dans Made in France, pure abstraction qui pourrait se dérouler dans n’importe quel pays occidental, voire même à n’importe quelle époque s’il n’avait pour seul crédo Internet, pourvoyeur de vices aussi bien à nos yeux de citoyens apeurés (n’importe qui est à un clic d’un tuto bombe) qu’à ceux des islamistes. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un prêche d'imam reprochant la trop grande permissivité sexuelle de nos contrées, la pornographie numérique, un mal supposé qui n’est pas exclusivement français et qui, avouons-le, est un mobile risible d’assassinat... C’est donc ça le terrorisme, une croisade contre le porno, menée en plus – on ne spoile pas – par de méchants bras cassés qui semblent agir de leur propre chef ? Juste une association de malfaiteurs pas forcément prêts à se sacrifier, en plus ? Made in France veut faire peur, en débarrassant les terroristes de leur aura monstrueuse, en montrant qu'ils peuvent passer inaperçus (certains se rasent même la barbe !) et que n’importe qui peut s’armer et tuer, mais il ne veut pas que nous puissions reconnaître dans ce « n’importe qui » un concitoyen, un produit de la France, même vicié. Le film de Nicolas Boukhrief n’a pas voulu froisser (jusque dans sa fin, très contestable) et le voilà aujourd’hui comme astreint à domicile, forcé de se replier sur ce web qui abrite tant de maux selon lui. On espère que les réalisateurs français et leurs producteurs auront en tête cette ironie du sort quand ils seront invités à prendre plus de précautions avec le terrorisme qu’avec tout autre sujet.
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danslecran5 décembre 2015 Voir la discussion...
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Gubludubru5 décembre 2015 Voir la discussion...
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ChrisBeney7 décembre 2015 Voir la discussion...