Pourquoi se souvient-on de Bruce Lee ?
Si Bruce Lee était vivant, on dirait probablement de lui que c'est une légende vivante. Hélas, le Dragon en combinaison jaune est mort, et il est donc une légende tout court. Mais l'acteur mérite-t-il vraiment ce titre ? Et, surtout, comment l'a-t-il obtenu ? Alors que Noël approche et que les coffrets vont fleurir comme autant de bourgeons au printemps, il nous a paru essentiel de nous poser la question, histoire de régler une bonne fois pour toutes son compte au caïd? ou pas.
Des débuts qui bandent mou
Il y a plusieurs choses qu'il faut savoir sur Bruce Lee, mais qui persistent pourtant à échapper à la connaissance générale. Tout d'abord, Bruce Lee est né aux Etats-Unis (même s'il a effectivement grandi en Chine), et bénéficie donc de la double-nationalité, un fait qui ne sera pas innocent dans sa carrière. Ensuite, et alors même qu'on garde souvent l'image d'un Bruce Lee dynamique et au sommet de sa puissance physique, il possède pour point commun avec Scarlett Johansson, Natalie Portman et Joseph Gordon-Levitt d'avoir été un enfant acteur? Entre son premier et son dixième anniversaire, on peut par exemple s'extasier devant sa petite bouille enfantine dans une dizaine de films. De quoi tuer le mythe. Pendant les 20 premières années de sa vie, Lee ne joue en fait que de petits rôles qui ne portent, la plupart du temps, même pas de nom. A croire qu'aucune de ses performances d'acteur n'avaient réussi à retenir l'attention de qui que ce soit.
Mais de toute manière, et quoi que puissent en dire ses fans aveugles, Bruce Lee est avant toute chose un artiste martial, et pas un artiste dramatique. A Hong-Kong, il est d'ailleurs fréquemment impliqué dans des obscures bagarres de rues, lui attirant des ennuis avec la police et, éventuellement, avec les triades, ce qui explique que ses parents l'envoient, à ses 18 ans, retourner vivre aux Etats-Unis (ce qu'il peut faire, puisqu'il a la double nationalité, remember ?). Et une fois sur place, son gagne-pain naturel n'est pas de faire valoir ses talents d'acteur pour tenter de décrocher des rôles dans des productions américaines, mais de monter une école de kung-fu? Il ne jouera pas pendant 5 ans et ce n'est que par hasard, presque par accident, qu'il sera remis en contact avec le milieu par certains de ses élèves. La suite est bien connue des américains de plus de 50 ans, mais un peu moins de nous : Bruce Lee devient Kato, le bras droit du Frelon Vert, dans la série télé du même nom (dont est adapté le film).
Apparition/disparition de Bruce Lee extrait de La Valse des truands
Un succès coup de poing
Assez paradoxalement, c'est son rôle dans cette courte série d'une seule saison qui le révélera réellement au public hong-kongais, et c'est ce succès qui attirera l'attention des producteurs. Aux Etats-Unis, Le Frelon Vert ne lui permet que de décrocher un rôle de chinois de service dans La Valse des truands et quelques contrats de chorégraphe martial, mais en Chine, il lui permet de débuter immédiatement une nouvelle carrière en décrochant un premier rôle sous la direction de Lo Wei dans Big Boss. Le film a terriblement mal vieilli, Lee y joue un personnage terriblement mal écrit et il le joue terriblement mal, MAIS il se bat aussi terriblement bien, et le film est un énorme succès, ce qui lui permet d'enchaîner l'année suivante sur La Fureur de vaincre, qui reste la meilleure entrée de son CV. Il n'est pas inintéressant de constater que sur les 2 films, et sur les 3 autres qui suivront, Lee est systématiquement chorégraphe martial.
Car la vérité, elle est là : dans le fond, Bruce Lee n'est pas un acteur. C'est un artiste martial que les réalisateurs aiment filmer, et qui envisage le cinéma comme un moyen idéal de promouvoir sa discipline. Après tout, il est un fervent défenseur de la philosophie véhiculée par l'enseignement des arts martiaux, a créé sa propre école et son propre style, et est presque obsédé par la quête de la perfection physique absolue, qu'il cherche à obtenir par des réflexions extrêmement poussées sur les techniques d'entraînement les plus optimales et l'élaboration complexe d'une alimentation servant ses besoins sans contrepartie négative. Les trois films écrits ou réalisés par Lee (La Fureur du dragon, Opération Dragon et Game of Death, film inachevé) mettent chacun en avant sa philosophie martiale libre, et prônent que le secret de l'accomplissement ultime est l'adaptabilité : il s'agit de refuser de s'enfermer dans le nombre limité de coups et de parades prescrites par le style auquel on est censé souscrire pour faire preuve d'innovation dans le combat et faire tendre vers l'infini le nombre d'attaques envisageables pour défaire son adversaire.
Le kung-fu c'est plus fort que le karaté ! extrait de La Fureur De Vaincre
Le paradoxe du héros national universel
Mais au-delà de ces simples considérations, c'est aussi l'improbable dualité de l'image de Lee qui contribue à faire de lui l'icône qu'il est aujourd'hui devenu. De son vivant, il était déjà une figure respectée du monde des arts martiaux et apparaissait surtout comme un philanthrope progressiste à travers son combat pour enseigner le kung-fu à des non-asiatiques, brisant ainsi une tradition nationale séculaire ; le geste n'est d'ailleurs pas sans rappeler celui du légendaire Sang Te, qui oeuvrait pour obtenir de Shaolin la permission d'enseigner le kung-fu à des laïcs, alors qu'il était jusque-là uniquement réservé aux moines (un combat décrit dans La 36e chambre de Shaolin). Côté cinéma, le public américain le connaît déjà grâce au Frelon Vert, et les films hong-kongais qu'il tourne par la suite bénéficient d'une distribution outre-Atlantique, sa collaboration avec Robert Clouse et le background européen de La Fureur du Dragon aidant à lui donner une image internationale. Son physique impressionnant, son style rapide et minimaliste, ses cris aigus et son touchage de nef distinctif contribuent évidemment à immortaliser un peu partout dans le monde sa silhouette et ses mimiques. Pour une fois, le cinéma a trouvé un chinois qui ne ressemble pas à tous les autres chinois, aussi mauvais acteur soit-il.
Et en Chine, c'est encore mieux : tout au long de sa seconde carrière, et à travers le choix de ses rôles, Bruce Lee semble avoir presque consciemment travaillé à devenir une figure de héros national. Dans Big Boss, il est le héraut des prolétaires opprimés face à la mafia et aux patrons ; dans La Fureur de vaincre, il est l'image même de la résistance nationaliste face aux autorités de l'occupation japonaise ; dans Way of the Dragon, il est le samaritain qui protège son peuple même lorsque celui-ci a des ennuis loin de sa terre natale. Dans Opération Dragon et dans Game of Death, toute une série de combats divers et variés tendent à prouver la supériorité du kung-fu, typiquement chinois, sur tous les autres arts martiaux. Comble du comble, Lee apparaît comme un être raisonnable et exemplaire puisqu'il expie systématiquement ses fautes : lorsque, dans Big Boss et La Fureur de vaincre, il laisse exploser sa rage, il finit toujours par faire face aux autorités et se rendre à la justice. Protecteur de ses compatriotes sur le territoire comme à l'étranger, homme respectueux de la loi et ambassadeur actif de la richesse culturelle de son pays, Lee est évidemment un héros national.
Je crois que ça ne va pas être possible extrait de La Fureur De Vaincre
The Lee-gacy
La popularité de Bruce Lee était si forte et si importante qu'après sa mort, tout fut fait pour continuer de capitaliser encore et toujours sur son nom et son image. L'exemple le plus parlant est bien entendu Le Jeu de la mort, film abominable bricolé par Robert Clouse à partir de rushes de Game of Death et de scènes des films précédents de Lee, entièrement réécrit et complété par un « sosie » peu ressemblant portant des lunettes de soleil. De manière plus large, la mort de l'artiste martial donna lieu au phénomène asiatique de Bruceploitation, consistant à recruter des acteurs avec des airs de Bruce Lee, comme Bruce Li ou Bruce Le, pour jouer dans des films de kung-fu tentant vaguement de faire perdurer sa mémoire et de combler (financièrement) le creux causé par la disparition du héros national. Vers les dernières heures du mouvement, Lo Wei lui-même tenta de trouver le nouveau Bruce Lee en faisant jouer un de ses cascadeurs dans un film au titre supposément prémonitoire, La Nouvelle fureur de vaincre. Le film fut un flop, mais l'acteur en question parvint plus tard, en changeant de registre, à se faire un nom? il s'appelle Jackie Chan.
En 1993, Rob Cohen, tout américain qu'il soit, sort un biopic romancé de Bruce Lee, intitulé Dragon, l'histoire de Bruce Lee, et n'a en guise de tête d'affiche que Jason Scott Lee (aucun lien de parenté) à offrir. Pourtant, le film se rentabilise rapidement et se classe immédiatement au sommet du box-office, prouvant que, 20 ans après sa mort, Lee reste une figure incontournable de la culture populaire. Une impression confirmée sept ans plus tard lorsque le très respecté Time Magazine le désigne comme l'une des 100 personnalités les plus importantes du XXe siècle. Aujourd'hui encore, on nous vend régulièrement un artiste martial comme étant « le nouveau Bruce Lee » ? Tony Jaa doit être le dernier en date ? mais c'est, vous l'aurez compris à présent, ignorer que Bruce était bien plus qu'un « bridé torse nu » qui défonçait ses ennemis à coups de pied en poussant des cris aigus?
La fureur du nunchaku extrait de La Fureur du dragon
Aujourd'hui encore, Bruce Lee est cité de toutes parts. Eric et Ramzy ne peuvent imaginer un chinois autrement que vêtu du costume iconique de Game of Death, repris également par Tarantino (ainsi que le générique du Frelon Vert) dans Kill Bill, et il a même le privilège de se voir représenté dans les 2 plus célèbres franchises de jeux vidéos de combat : Tekken et Street Fighter. Mais qui le sait ? Les jeunes générations qui n'ont pas connu le mythe de son vivant ne font pas forcément le lien. Bruce Lee n'a laissé derrière lui aucun grand chef d'oeuvre indéfectible ni aucune réplique culte, et son nom a tendance à se réduire à un vague concept dont seuls quelques cinéphiles et artistes martiaux perçoivent encore la profondeur. On peut alors craindre que même l'icone Bruce Lee finisse par disparaître complètement de la mémoire des masses, victime de son hyper-caractérisation, au point qu'un réalisateur finisse dans quelques années par habiller son personnage en jaune et noir non pas en référence à l'icône de Hong-Kong, mais à La Mariée de Quentin Tarantino...