Nymphomaniac : peut-on raisonnablement couper un film en deux ?
Si elle peut mettre l'eau à la bouche et exciter les esprits, la distribution de la nouvelle oeuvre de Lars Von Trier est aussi un sacré casse-tête. Ce qui était annoncé comme un film pornographique de 5h30 sort dès demain (1er janvier) au cinéma dans une version censurée et tronquée. A Nymphomaniac : Volume 1, succèdera la seconde partie fin janvier. Peut-on couper un film en deux ? Les exemples et les combinaisons sont multiples dans l'histoire du cinéma, tâchons de les examiner...
Au terme de l'année 2014, Lars Von Trier aura réalisé trois films - sauf changement - à partir d'une seule histoire : celle de Joe (Charlotte Gainsbourg), de ses premiers émois quand, petite fille, le jeu dit de la grenouille lui permet de se frotter en toute innocence sur le sol humide d'une salle de bain, jusqu'à sa rencontre avec Seligman (Stellan Skarsgard), un célibataire qui la trouve étalée dans une ruelle, en piteux état, et la recueille chez lui, où Joe lui raconte tout de sa vie. En attendant la suite, puis les version intégrales de chacun des deux volumes, la sortie de Nymphomaniac : Volume 1 offre l'occasion idéale pour dresser l'inventaire, forcément subjectif, des différentes combinaisons possibles pour ces films qui nous font voir double. Premier article de notre diptyque consacré à Nymphomaniac.
Le 2 en 1
Le principe : raconter une seconde histoire lorsque la première est finie.
Contentons-nous de ce qu'a proposé le Festival de Cannes en compétition, ces dernières années : Tropical Malady (2004) et Boulevard de la mort (2007). Le film d'Apichatpong Weerasethakul s'intéresse d'abord à une idylle homosexuelle, privilégiant les décors urbains ou habités, avant de suivre dans la jungle l'un des deux amoureux, un soldat, vraisemblablement à la recherche de son homme transformé en bête sauvage. La coupure entre les deux est telle, que la monographie collective dédiée à Weerasethakul, sous la direction de James Quandt, la décrit ainsi : «Il y eut du chahut lors des premières projections de Tropical Malady à Cannes, après la première histoire, quand l'obscurité totale d'une dizaine de secondes, avant l'émergence du titre de la seconde partie, fut interprétée comme un problème technique». Dans le même ouvrage, le cinéaste dit voir cette interruption comme «un miroir central capable de refléter deux directions».
Perdu dans la jungle, extrait de Tropical Malady
Pour filer la métaphore et se la jouer Alice au pays des merveilles, le soldat de Weerasethakul passe de l'autre côté du miroir, chasseur devenant progressivement chassé, ce que fait peu ou prou Stuntman Mike dans Boulevard de la mort. L'assassin à la voiture se retrouve pris en chasse par le même type de nanas que celles qu'il tuait dans la première partie. Encore une histoire de vengeance pour Tarantino, mais cette scission au coeur du film permet d'en changer les modalités, comme l'explique le réalisateur aux Cahiers du Cinéma, lors de la sortie du film en France (une version plus longue de 25 minutes par rapport à celle exploitée aux Etats-Unis en double programme avec Planète Terreur) : «C'est vrai que les filles ne veulent pas se venger de Mike : elles veulent juste lui mettre une raclée. Elles ne vengent pas non plus les autres filles : elles ne les connaissent pas. Et pourtant si : elles les vengent pour nous. Boulevard de la mort est bien un film de vengeance, à condition de prendre en compte le public».
Le 2 = 1
Le principe : développer une histoire sur deux films, à voir à la suite.
C'est simple : ça commence au début du 1er film et ça se termine à la fin du 2nd. Pour tout comprendre, il faut tout voir. Kill Bill (Volume 1 et Volume 2, en 2003 et 2004) de Tarantino est aujourd'hui le spécimen le plus connu, mais Fritz Lang a pour lui la particularité d'avoir fait deux oeuvres d'importance sur ce principe : Le Docteur Mabuse en 1922, avec Le joueur, une image de notre temps et Inferno, une pièce sur les hommes de son temps (4h30 en tout), et Les Nibelungen en 1924, avec La mort de Siegfried et La vengeance de Kriemhild (4h48 en tout). La saga, au sens de récit historique, convient naturellement au long format.
Sombre prémonition, extrait de Les Nibelungen
Preuve en est avec Jeanne la Pucelle de Jacques Rivette (1994). Les scènes destinées aux deux parties, Les batailles (2h40) et Les prisons (2h56), ont été tournées indifféremment, sans regard de la chronologie, à partir d'un scénario écrit au fur et à mesure de l'avancée des prises de vues par Pascal Bonitzer et Christine Laurent, d'après les ouvrages de l'histoire Régine Pernoud, et en concertation avec l'actrice principale, Sandrine Bonnaire. Dans le livre d'Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, la scripte du film, Lydie Mathias, raconte : «Les scénaristes me donnent chaque jour, comme au reste de l'équipe, les dialogues et éventuellement quelques indications de découpage. Après les corrections de Jacques, je les colle sur mon cahier avec les numéros des plans et leur minutage. Rivette étant le seul metteur en scène que je connaisse qui lise les rapports de montage, je lui remets à la fin du tournage les feuilles réservées au montage accompagnés des dialogues et du découpage tels qu'ils ont été tournés». Le scénario complet de Jeanne la Pucelle, c'est ce scrapbook issu du tournage, qui nait du film et ne lui préexiste pas.
Le 1 en 2
Le principe : réévaluer la 1ère partie à la lumière de la 2nde.
Le rêve contre la réalité, le déjà-vu, la répétition, le labyrinthe : Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick est de ceux-là, avec Tom Cruise refaisant de jour l'improbable parcours effectué de nuit. Impossible toutefois de faire l'économie de Mulholland Drive (2001), ne serait-ce que pour ses personnages féminins doubles et sa césure (un cadavre de femme, sur un lit) permettant d'assimiler rétrospectivement tout ce qui la précédé à un phantasme (la lecture la plus simple du film). L'originalité de Mulholland Drive qui nous intéresse plus particulièrement tient à sa conception de film «1 en 2», d'objet unique en refermant pourtant deux, par nature. David Lynch tourne en 1999 un pilote de série pour la chaîne ABC. Faute d'accord sur la durée totale et le montage final, le network enterre le projet, exhumé plus tard par Pierre Edelman et Studio Canal qui lance un tournage complémentaire. Mulholland Drive est donc un pilote de série enrobé de scènes créées pour le cinéma, en plus d'être une création en deux parties distinctes, dont les actrices changent de rôles en passant de l'une à l'autre.
Le 1 + 1
Le principe : profiter de la césure entre les deux parties pour faire un saut en avant dans le temps et inscrire l'histoire dans la durée. A ne pas confondre avec la banale suite : les deux films doivent être conçus en même temps.
Ce n'est pas une spécialité française - Che (L'Argentin et Guerilla) de Steven Soderbergh (2008) est là pour le prouver - mais le cinéma hexagonal compte certains des exemples les plus forts, ne serait-ce qu'après la Seconde Guerre mondiale, des Enfants du Paradis de Marcel Carné en 1945 (Le Boulevard du Crime, puis L'homme blanc, dans lequel on retrouve les héros de la première partie, embourgeoisés et mélancoliques) au Mesrine de Jean-François Richet en 2008 (L'Instinct de mort, puis L'Ennemi public n°1), en passant par Mayrig et 588, rue Paradis d'Henri Verneuil en 1991 et 1992, ou les grandes oeuvres de Sacha Guitry, Si Versailles m'était conté... (1953) et Napoléon (1955), à condition d'oublier que la division claire de ces deux films en deux époques n'a pas pour autant donné lieu à une exploitation en deux temps en salles. L'un des plus beaux représentants reste le diptyque constitué par Jean de Florette et Manon des sources (1986). Le livre publié chez Herscher, Jean de Florette - La folle aventure du film, en rapporte la genèse. En 1979, à l'occasion d'un séjour à Marrakech, Claude Berri trouve dans la librairie de son hôtel le roman de Marcel Pagnol, Jean de Florette. «Vous ne prenez que le premier volume ?» lui demande le vendeur. «Il y en a deux ?» demande Berri. «Et bien, donnez-moi les deux».
L'histoire désolante du citadin Jean Cadoret, le bossu plus tard interprété par Gérard Depardieu, victime de la mesquinerie des campagnards, pousse Berri à enchaîner avec la lecture de Manon des sources. Et à imaginer un film. Mauvaise nouvelle : le film existe déjà, c'est Pagnol lui-même qui l'a réalisé en 1952. Il fait 3h20 et compte deux parties, Manon des sources et Ugolin. Bonne nouvelle : les deux tomes que lit Claude Berri ont été écrits par Pagnol bien après le film et publiés en 1963 sous l'intitulé commun L'Eau des collines. Berri peut donc rejeter la perspective du remake, peu emballante à ses yeux, et tirer deux longs-métrages des deux volumes littéraires inspirés à Pagnol par son seul film. Après tractations avec Jacqueline Pagnol, l'ayant-droit de son défunt mari, travail d'écriture pour accorder à la figure du Papet (Yves Montand) la place qui lui est due, et casting (Daniel Auteuil remplace Coluche, à cause d'exigences salariales trop élevées), Berri se lance dans un travail au long cours : tourner les deux films d'une traite, sur plusieurs mois, afin de jouer aussi sur le passage des saisons, pour un budget conséquent à l'époque de 110 millions de francs, et proposer à l'arrivée un spectacle en Scope et en Dolby. En conclusion du reportage des Cahiers du Cinéma, venus sur le tournage, Berri, réalisateur et producteur, déclare : «Même l'opérateur peut avoir une raison qui l'arrange de faire un plan dans tel axe, par exemple pour éviter qu'on voie des poteaux. Quand on est exigeant, on enlève des poteaux, mais on ne change pas d'axe. Il y a deux sortes de films, ceux où on change d'axe et ceux où on enlève les poteaux. Sur ce film, on a enlevé beaucoup de poteaux...».
Le 1 dans 1
Le principe : inclure une seconde histoire dans la première.
Il s'opère un tissage entre deux récits grâce à l'irruption de scènes venant d'un espace-temps apparemment étranger à celui qui nous intéresse. Deux exemples : Porcherie (1969) et Cloverfield (2008). Le film de Pasolini alterne des séquences consacrées au devenir cannibale d'un jeune homme (Pierre Clémenti), à une époque indéterminée, dans un paysage volcanique, avec d'autres construites autour de Julian (Jean-Pierre Léaud), héritier d'un riche industriel allemand, dans les années 1960. Celui réalisé par Matt Reeves suit, caméra au poing, la course d'un petit groupe de survivants pendant la destruction de New-York par un monstre géant. L'une des idées géniales de ce film tient à son utilisation du flashback, procédé normalement rendu caduc par le principe du found footage. Puisque nous ne sommes censés voir que ce qui se trouve sur la bande, le scénario offre différents prétextes aux personnages pour recaler cette bande et laisser ainsi entre les sessions d'enregistrements des blancs qui n'en sont pas : sous le film en cours - la destruction de New York - apparaissent les images de celui d'avant - une amourette au temps du bonheur, comme si le film-catastrophe laissait par endroits émerger les ruines d'une comédie romantique. Et comme le sinistre nouveau film n'est pas assez long pour recouvrir l'ancien, lumineux et plein d'espoir lui, Cloverfield réussit à s'achever sur une image de bonheur digne d'un happy end.
Le 1 divisé par 2
Le principe : adapter un livre en deux films pour gagner deux fois plus d'argent.
C'est la dernière mode à Hollywood s'agissant d'exploiter les franchises les plus juteuses. Les fans ont tant de mal à faire le deuil de leurs sagas fétiches qu'ils adorent quand elles ne fissent pas d'en finir, alors pourquoi faire payer une fois quand on peut faire payer deux fois ? Ce serait dommage, surtout à l'ère triomphante des séries télévisées, des suites et des reboots, susceptible de faire tôt ou tard du moindre objet isolé le maillon d'une longue chaîne.
Harry Potter ouvre le bal avec la sortie fin 2010 des Reliques de la mort - 1ère partie, puis des Reliques de la mort - 2ème partie, deux films adaptés du septième et dernier volume de la saga de J.K. Rowling (809 pages en version française, seulement 89 de plus que Le Prince de sang-mêlé, ça ne justifie donc pas 120 minutes supplémentaires au cinéma, si l'on s'en tient au seul quantitatif). Twilight flaire le bon coup au même moment en faisant de Révélation, le 4ème et dernier tome, deux films intitulés - accrochez-vous - Twilight, chapitre IV : Révélation 1ère partie et Twilight, chapitre V : Révélation 2ème partie. A raison : la 2ème rapporte cent millions de dollars de recettes mondiales de plus que la 1ère. Rien d'aberrant à voir Hunger Games suivre le mouvement. Hunger Games : La révolte, dernier volet de la trilogie de Suzanne Collins, va enfanter Hunger Games : La révolte : Partie 1 en novembre 2014, puis Hunger Games : La révolte : Partie 2 en novembre 2015.
Le 1 contre 1
Le principe : raconter un même événement de deux points de vues opposés.
La pratique est rare, ne serait-ce que parce qu'elle tient de l'exercice de style. C'est une chose de financer un unique film en montage alterné, construit autour du «et si», tels que Pile et face en 1998 (qu'advient-il de Gwyneth Paltrow si elle arrive ou non à prendre son métro ?), Melinda et Melinda en 2004 (que devient une histoire, en fonction de son traitement, tragique ou comique ?) ou Notre univers impitoyable en 2008 (que se passe-t-il au sein du couple quand c'est lui, et pas elle, qui décroche la promo dans son boulot, et vice-versa ?). En produire deux, c'est autre chose. Dans cette veine, Mémoires de nos pères et Lettres d'Iwo Jima de Clint Eastwood (2006) forment le diptyque le plus célèbre. La bataille qui donne son nom au second film est vue du côté américain, puis du côté japonais. Smoking/No Smoking (1993) est l'autre grand représentant. Alain Resnais développe une histoire à partir du moment où son personnage masculin s'allume une cigarette (Smoking donc), et une autre, à partir du moment où il délaisse cette cigarette.
Plus rare encore que ces deux exemples, le diptyque dialectique à deux réalisateurs, l'un défendant une thèse, l'autre, son opposée. C'est le cas de La Rage (1963), film commandé à Pier Paolo Pasolini afin de mettre en valeur un fonds d'archives, avant d'être combiné à une réalisation de Giovanni Guareschi. Le conservatisme de ce dernier annihile le gauchisme de la partie pasolinienne, au point que Pasolini renie le film.
Et Nymphomaniac dans tout ça ? L'ultime réplique de la première partie fait l'effet de celle entendue à la toute fin de Kill Bill : Volume 1, un cliffhanger qui encourage à placer le film dans la catégorie du 2 = 1, mais avec le changement d'actrice dans le rôle principal (Charlotte Gainsbourg à la place de Stacy Martin, puisque Joe n'est plus une ado mais une adulte), les lignes bougeront forcément...
Récemment Lisa Azuelos l'a fait pour LOL => LOL US
Comme ce n'est pas propre à des évolutions techniques (muet/parlant par ex.), la narration change peu. Mais effectivement, il semble que cet auto-remake est très proche de l'original. Dans le même genre, il y a le remake plan par plan de Psycho par GVS (qui n'est certes pas un auto-remake).
http://www.linternau...se-ressemblent.shtml