Situation des cinémas en France : c’est compliqué
Hausse de la fréquentation, hausse de la part de marché des films français, hausse du nombre de places vendues à 4 euros, hausse de l’amour ! Aux premiers jours de janvier, tout le monde s’en est félicité : 2014 avait été une grande année dans les cinémas français.
Tout le monde est heureux ? Non ! Le village d’irréductibles que nous sommes a décidé de chercher la petite bête et de faire ce qu’il sait faire de mieux : râler. Car tout n’est pas si rose dans nos salles…
Davantage d'entrées dans les salles et davantage d'argent dans les caisses !
Si Le Monde l’a titré, c’est que c’est vrai : "2014, année exceptionnelle pour les salles de cinéma françaises". C’est le jackpot : 208,43 millions d’entrées enregistrées, une hausse de 7,7 % par rapport à 2013. Après 2011, année d’Intouchables, nous tenons le meilleur cru en termes de fréquentation depuis 1967. Gros bonus : ces 45 dernières années, c’est seulement la 6ème fois que le box-office total franchit la barre des 200 millions, mais cinq de six franchissements ont eu lieu ces six dernières années ; preuve que la fréquentation se maintient au plus haut dans la durée. Et les recettes au guichet suivent : elles passent de 1,25 milliard en 2013 à 1,3 milliard, malgré une baisse de 4 centimes du prix moyen du ticket de cinéma (6,26 euros la place).
Alors pourquoi râler ?
Le total des entrées a augmenté non parce que nous sommes allés voir davantage de films, mais parce que nous avons été davantage à voir certains films. Le nombre d’entrées par habitant n’a ainsi pas connu de progression notable, avec 3,2 entrées, soit la moyenne de ces dernières années, à 0,1 ou 0,2 point près. Pour dire les choses plus simplement, le box-office global a augmenté parce que les locomotives de 2014 ont été plus puissantes que celle de 2013 : Lucy avec 5,2 millions d’entrées, Supercondriaque avec 5,3 millions et surtout Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? avec 12,3 millions (19ème plus gros succès de tous les temps en France).
C'est qui l'patron des salles ?! C'est le ciné français !
Les trois premiers du box-office sont bien de chez nous. Mieux : la France place 9 productions dans les 20 premières places, dont La famille Bélier qui n’en est qu’au début d’une carrière que les analystes prévoient brillante, sur le modèle de celle des Choristes. La part de marché des films français est passée de 33,8 % en 2013 à 44 % en 2014. Les films américains dominent toujours nos salles et bénéficient encore d’un plus grand nombre de total de séances que leurs homologues français, mais les choses changent : entre 1996 et 2005, jamais les français n’ont eu plus de séances que les américains, et voilà que depuis 2006, l’inespéré est arrivé 3 fois (en 2006, 2008 et 2012). La vitalité du cinéma français dans les salles n’est donc pas un sursaut, mais bien une tendance.
Alors pourquoi râler ?
En totalisant les résultats de chaque film par nationalité, le cinéma américain continue de gagner plus d’argent que son homologue français dans nos salles. Le contraire serait étonnant : depuis 1996, les recettes au guichet des films français n’ont dépassé que deux fois celles des films américains (en 2006 et en 2008). Le cinéma américain reste le premier avec une meilleure moyenne d’entrées par film (productions américaines et françaises génèrent à peu près le même nombre de tickets, mais les secondes sont plus nombreuses en salles que les premières, tout en ayant moins de séances) et toujours 45 % de parts de marché. C’est moins qu’en 2013 (54 % de parts de marché) mais, au regard de la situation mondiale, sa baisse semble moins devoir aux bons résultats des films français, qu’à l’érosion globale de l’aura hollywoodienne dans la majorité des pays occidentaux. Avec des revenus sur le territoire nord-américain en baisse de 5 %, une saison estivale en berne (en recul de 15 %) et la fréquentation des salles la plus basse depuis 20 ans, le cinéma américain a eu un gros coup de mou en 2014, chez lui et à l’étranger. Transformers 4, champion du box-office mondial, est bien américain, mais alors que le premier volet de la franchise avait récolté 45 % de ses gains en Amérique du Nord, le quatrième a fait chez lui moins du quart de son total, contre un peu moins du tiers en Chine où il a rapporté une somme record de 320 millions de dollars, auxquels s’ajoutent 44 millions en Russie, 43 en Corée du Sud, 30 au Mexique et 22 au Brésil.
La France est plus que jamais le pays de la diversité cinématographique !
Derrière la France et les Etats-Unis, environ 30 pays ont eu au moins deux longs-métrages distribués dans nos salles. Sans compter que les deux cinématographies principales disposent d’un très large spectre de créations allant des Vacances du petit Nicolas à Métarmorphoses, et de Expendables 3 à Computer Chess.
Alors pourquoi râler ?
En 2014, le nombre de films autres que français ou américains a baissé dans nos salles, tout comme leur part de marché (11 % contre 12 % en 2013 et 16,5 % en 2012). Il ne faut toutefois pas oublier que l’étiquette peut aussi bien recouvrir des productions françaises en langue étrangère (comptabilisées pour la France), que des productions du Royaume-Uni ou de Nouvelle-Zélande finalement peu représentatives du cinéma non-hollywoodien. Ainsi en 2012, les 16,5 % du box-office pour des films ni français, ni américains, ce n’était pas synonyme de davantage de succès pour des petites productions asiatiques ou sud-américaines, mais de 7 millions d’entrées pour le british Skyfall.
L'étiquette "reste du monde" a donc un exotisme relatif, mais les chiffres parlent. Si la part des films du reste du monde baisse d'une année sur l'autre et que les spectateurs ont été plus nombreux dans les salles, alors les films en question ont fait moins d’entrées : moins de 23 millions (baisse de 4,7 % par rapport à 2013), un résultat très inférieur à la moyenne annuelle de 27,1 millions calculée sur les dix dernières années. En 2014 en France, l’offre de films venus d’ailleurs a baissé et la demande aussi.
Et au critère quantitatif s’ajoute celui de la durée des films l’affiche, qui compte encore davantage pour les productions d’ailleurs, généralement plus fragiles (même si l’étiquette "ailleurs" recouvre bien des choses, rappelons-le). Depuis 2000, la durée de vie en salles ne cesse de se raccourcir.
Il y a quinze ans, un film réalisait 90 % de son box-office final au bout de ses huit premières semaines d’exploitation. En 2013, il fait 91 % de ses entrées totales pendant ses cinq premières semaines. Dans ces conditions, les salles ne peuvent plus attendre. Il faut vite des résultats, d’autant plus rapidement que la moitié des spectateurs choisissent un film à l’affiche depuis moins de 15 jours et que 67 % estiment que les films restent suffisamment longtemps à l’affiche. Si cette proportion est forte, alors qu’au contraire critiques et distributeurs moyens déplorent les retraits prématurés des salles, c’est parce que la majorité des spectateurs ne ressent pas de frustration : elle se tourne vers les grosses productions, les plus présentes, ceux qui frappent vite et fort, dans plus de 500 cinémas et qui font 90 % de leurs entrées en 5 semaines, pas vers ceux qui sortent dans moins de 50 cinémas et qui ont besoin de trois fois plus de temps pour arriver au même pourcentage. C’est mathématique, direz-vous : plus on est exposé d’emblée, plus on est susceptible de cartonner. Dans ces conditions, la sortie en salles devient forcément discutable pour certains films, et la VoD, une option à ne pas négliger, surtout quand les mastodontes prennent toute la place (27 semaines à l’affiche pour Qu’est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ?, sans compter la semaine de reprise en janvier dans les UGC, pour l’opération "Les incontournables"), même si le miracle peut encore arriver (31 semaines à l’affiche pour Ida – sans compter la semaine des "Incontournables" – ce qui est à la fois la cause et la conséquence de son score inattendu de près de 500 000 entrées ; 1er film non francophone ni anglophone du box-office avec Timbuktu).
Les films français se portent bien !
Les yankees sont plus nombreux, mais quand un film bien de chez nous marche bien, il marche mieux qu’un yankee. Dans les 54 premières places du box-office figurent 18 films français à plus d’un million d’entrées contre 33 films américains, un anglais (Paddington, à 2 millions quasiment), un citoyen du monde (Opération casse-noisette, produit par les USA, le Canada et la Corée du Sud, avec 1,17 million) et un pur canadien (Mommy, 1,12 million). MAIS nos 18 champions comptent 2,86 millions de spectateurs par film en moyenne contre 2 millions pour le concurrent américain. "Et si on enlève le résultat formidable de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?" demanderez-vous. "Si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle", répondrons-nous : le Bon Dieu est là, on fait avec, tant mieux pour la production hexagonale.
Alors pourquoi râler ?
Le cinéma français est un iceberg. Ca vaut mieux que d’être le Titanic, mais ça craint. Explications à la calculette : 208,43 millions d’entrées enregistrées, auxquelles on enlève les 51,5 millions des gros films français, les 66,2 des gros américains, les 4 millions du reste du monde, l’âge du capitaine, etc. Il reste 86,73 millions de places à se partager pour le bas-peuple de la production.
N’arrêtons pas. Enlevons à ce résultat le total des entrées réalisées par les films ayant enregistré plus de 560 000 spectateurs (16,21 millions en tout) : tous les films situés au-delà de la 80ème place au box-office ont donc 70,52 millions d’entrées à se partager.
Environ 210 productions françaises sont sorties en salles – en première exclusivité – cette année. On en a déjà 24 au-dessus de 560 000 entrées chacune, il en reste donc 186 pour se partager tout le reste du gâteau.
En résumé, ça donne quoi ? 11,4% des films français réalisent 60,7% des entrées totalisées par tous les films français (et naturellement, 78,6 % des films français réalisent 39,3 % du même total).
Et vous savez quoi ? La tendance est à la concentration, avec des gros encore plus gros : 3 films français au-dessus des 5 millions de spectateurs et 11 au-dessus des 2 millions, ce n’était plus arrivé depuis 13 ans.
Le cinéma français est bien un iceberg : une jolie partie émergée sur laquelle festoient 24 veinards et, sous la ligne de flottaison, une énorme partie où se noient 186 films (avec une moyenne possible de 166 820 entrées pour chacun). Et c’est à l’image de ce qui se passe avec les salles : en 2013, les 188 multiplexes réalisaient 63 % des recettes au guichet – notamment grâce à un prix moyen du ticket supérieur à celui des plus petites structures – alors qu’ils représentent à peine plus de 9 % du nombre de cinémas. 63 % des recettes engrangées par 9 % des cinémas…
L’opération "Moins de 14 ans = 4 euros" a rendu l'année encore plus belle !
C’est un succès. Selon le CNC, elle a généré 14,6 millions d’entrées entre son lancement le 1er janvier et novembre 2014. Et 7 spectateurs sur 10 se rendent au cinéma en voiture et dans une salle située généralement à moins de 20 minutes de trajet de leur domicile. Rien à voir avec la place à 4 euros pour les moins de 14 ans ? Si la voiture sert autant pour aller au cinéma, alors bon nombre de jeunes adolescents ont besoin d’un adulte pour les y conduire. CQFD. C’est sur les grands qu’il fallait compter pour compenser le manque à gagner entraîné par l’opération et ça a marché (60 % des moins de 14 ans sont allés au cinéma avec au moins un adulte), d’autant plus que la hausse de la fréquentation chez les jeunes a concerné les 6-10 ans qui ne vont pas au cinéma sans être accompagnés. Sur les 6 premiers mois de 2014, les entrées à 9 euros ou plus ont progressé deux fois plus vite que la moyenne globale, et alors que les places à 4 euros ou moins constituaient 20 % des entrées, la part des places à plus de 8 euros franchissait la barre des 20 %, comme si l’un entrainait l’autre.
Les cinémas ont en plus pu compter sur la baisse de la TVA, passée de 7 à 5,5 % afin de compenser la baisse inexorable du ticket moyen TTC.
Selon le sondage de Cinételligence réalisé auprès de 27 cinémas, plus de 60 % des exploitants devraient poursuivre l’opération et la majorité de ceux qui l’abandonnent se préparent à proposer des places à 5 euros.
Alors pourquoi râler ?
On se calme et on boit frais à Saint-Tropez. Les mots du CNC ont leur importance : sur les six premiers mois de 2014, "l’opération de promotion à destination des jeunes a généré 8 millions d’entrées". Ca ne veut pas dire que le box-office a gagné d’un coup 8 millions de nouveaux spectateurs : ça veut dire qu’il s’est vendu en France, sur les 6 premiers mois de 2014, 8 millions de places à 4 euros de plus qu’en 2013 sur la même période, donc que les moins de 14 ans n’ont pas été assez stupides pour dire "non, non, je veux pas payer 4 euros, je veux en payer 10, je suis un grand". C’est rassurant pour l’avenir de la France.
Les places à 4 euros ont représenté entre 5,5 et 6 % des entrées d’un cinéma, en moyenne, mais ce chiffre moyen ne vaut pas grand-chose, vu qu’il y a autant de cas de figures pour les établissements qu’il y a de programmations et de situations géographiques. Le fantastique tour de France des cinémas réalisé cet été par Agnès Salson et Mikael Arnal l'a rappelé : la diversité des salles et des initiatives est considérable, du Méliès de Pau qui projette des séries dans l'ancienne église qui l'abrite, à l'Eden de La Ciotat - le plus vieux cinéma du monde - et à son espace d'exposition, en passant par le Méliès de Saint-Etienne et ses "Skype Me If You Can" qui permettent aux spectateurs de discuter en ligne avec les réalisateurs. Prenons deux extrêmes pour évaluer l'effet des 4 euros pour les moins de 14 ans. Le cinéma de proximité, accessible à pieds ou en transports en commun et qui a plein de films à l’affiche destinés au jeune public, il sent passer la pilule. L’établissement en périphérie d’une ville, où il faut se rendre en voiture, et qui a un grand nombre de salles (pour ne pas faire que dans la jeunesse), c’est tout bénéfice pour lui (nous sommes de trop mauvaise fois pour imaginer des nuances entre ces deux cas de figures). Et qui sont les gros à la périphérie des centres urbains, avec suffisamment de choix pour amortir les conséquences de l’offre ? Les mumu… les multi… les multiti… les multiplexes ! Et à Paris, où les ados deviennent ivres de liberté grâce aux transports en commun ? Entre les deux extrêmes vraisemblablement : avec 9 multiplexes intra-muros (sur 88 cinémas) et un nombre moyen d’entrées par habitant de 12 (le parisien va 3 fois plus au cinéma que l’habitant d’une ville de 100 000 habitants), on peut estimer que l’opération n’a pas lésé les cinémas. Globalement, en tous cas. Certains exploitants trouvent que l’opération devrait s’en tenir aux moins de 12 ans, considérant les 14 ans comme trop autonomes, ou qu'il faudrait se concentrer plutôt sur les 15-25 ans, une tranche d'âge en train d'être perdue par les cinémas. D’autres estiment qu’elle devrait être seulement valable pour un jour habituellement creux en terme de fréquentation ou pour des films d’art et essai avec un label (Cinételligence signale que la clientèle art et essai étant peu sensible aux prix, l’opération n’a pas créé d’appel d’air remarquable dans les établissements concernés).
Sinon, la confiserie a-t-elle épongé le manque à gagner des salles ? D’après l’estimation du CNC, près de 75 % des spectateurs n’ont rien acheté à manger au cinéma. Peut-être mentent-ils, peut-être ont-ils oublié, peut-être sont-ils des gourmands repentis : toujours est-il que si ce chiffre, haut, recèle une vérité, il déjoue l’idée selon laquelle la vente de friandises s’impose en manne formidable. Evidemment, pour confirmer ou infirmer, il faudrait connaître, non pas la part de spectateurs qui achètent à manger au cinéma, mais bien celle des spectateurs qui achètent à manger dans les cinémas qui vendent de la confiserie, ainsi que la moyenne du panier des consommateurs. Ces données là ne font malheureusement pas l’objet d’une collecte générale, synthétique et publique…
Et le manque à gagner des distributeurs ? L’évaluer globalement est une mission impossible. Pour un distributeur ayant sous le coude un film pour enfants qui ne serait vu que par des enfants, c’est la clé sous la porte, mais comment des enfants peuvent-ils aller seuls au cinéma sans un ou des adultes payant plein pot (ou ayant une carte illimité, encore un cas de figure supplémentaire) ? L’envergure joue, en plus : on voit mal Disney se plaindre de la mesure, mais pour des plus fragiles, c’est plus délicat…
Et le spectateur dans tout ça ? Gagnant, forcément ? Ca dépend. Tu es un enfant ? Pas de problème (en même temps, vu que tes parents paient pour toi, ce sont surtout eux les gagnants). Tu as une carte illimitée ? Pas de problème non plus. Tu es un adulte qui n’a droit à rien ? Dommage ! Il s’opère en effet une scission au niveau de la tarification, avec de plus en plus de places pas chères pour les enfants, beaucoup de places très chères pour les adultes, et rien entre les deux : spectateurs de cinéma, soit vous payez peu, soit vous payez beaucoup. Alors à moins d'aller dans les salles jusqu'à 14 ans et de n'y retourner qu'après 60 ans, il faudra allonger l'oseille.
Heureusement, le cinéma d'art et d'essai, à 15m plus loin, semble plutôt dynamique et a son propre public. Mais je ne doute pas qu'ils doivent quand même rencontrer des difficultés financières.
Bonne article soit dit en passant.