Woody Allen est-il vraiment un cinéaste américain ?
Après une longue série de films en Europe, Woody Allen revient au pays avec Blue Jasmine et nous donne l'occasion parfaite pour cette question : s'agit-il vraiment d'un cinéaste américain ? La réponse avec une analyse garantie sans Ingmar Bergman...
Une héroïne qui parle parfois toute seule, nostalgique de ses mirifiques séjours en Europe, déprimée par son retour forcé aux sources, au milieu d'autochtones peu raffinés et ne l'estimant pas forcément à sa juste valeur : on a envie de voir la détresse du personnage de Cate Blanchett dans Blue Jasmine comme celle de son créateur, miné par ses retrouvailles avec les Etats-Unis et leur Californie, ce que ce pays a probablement de pire à ses yeux. Woody Allen est-il américain, s'il l'a jamais été ? En troquant l'Europe et Dostoïevski pour San Francisco et Fitzgerald, il l'est peut-être plus que jamais... justement parce qu'il ne l'est pas totalement.
Les films de Woody Allen ont Woody Allen pour héros. Presque tous. Au moins ceux des vingt dernières années en tous cas, à l'exception notable de Match Point, le premier film d'un trip européen de sept ans, interrompu ponctuellement par Whatever Works en 2009. Quand le cinéaste ne joue pas son propre rôle, il l'attribue à un autre, acteur (Kenneth Branagh dans Celebrity, Jason Biggs dans Anything Else, Owen Wilson dans Minuit à Paris) ou actrice. Scarlett Johansson pouvait buter sur les mots comme son mentor dans Scoop, mais elle n'était qu'une excroissance de celui-ci, une marionnette. Dans Blue Jasmine, Cate Blanchett est seule à l'écran, sans binoclard à ses côtés pour lui communiquer ses tics. L'actrice australienne s'y connaît en rôle masculin, plus que n'importe quelle consoeur d'ailleurs. Elle a incarné les femmes les plus viriles : Elizabeth 1ère par deux fois, la soviétique Irina Spalko dans Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal, une Katharine Hepburn dont les pantalons et l'aisance à manier le club de golf et à prendre le manche à balai mettait Howard Hugues à genoux dans Aviator. Elle a même interprété un homme, et un vrai, plus vrai que nature, Bob Dylan dans I'm Not There. Elle est aujourd'hui la Jasmine au gros coup de blue, gravure de mode désuète à la beauté triste, se séparant rarement de ses lunettes - au moins pour s'en servir de serre-tête - comme s'il s'agissait vraiment de l'objet-talisman la reliant à celui dont elle s'impose en avatar.
Femmes à lunettes
Il semble possible de voir le cinéaste à travers elle. Le parler pour ne rien dire la caractérisant d'emblée (l'infortunée passagère à ses côtés dans l'avion vit son vol douloureusement) ; ses références régulières à des séjours mirifiques en Europe et son excitation évidente à la perspective d'y revenir ; son retour au pays, cet ouest américain ne la goûtant que peu, trop snob, sophistiquée, distante et élitiste, ou alors du bout des lèvres. Cinglés comme nous sommes, nous pouvons même trouver dans la forte présence de femmes asiatiques parmi les figurantes entourant Jasmine dans les lieux publics, comme une diffraction de Soon-Yi, l'épouse d'Allen. Cinglé, il faut l'être un peu pour aller au bout de l'idée d'une équivalence totale entre Jasmine et Woody, tant il est périlleux de tenter la psychanalyse d'un film, et réducteur de voir sempiternellement toute oeuvre comme l'autoportrait de son auteur. Cinglés nous serons, car nous avons envie de voir dans le retour de Jasmine en Californie, celui de Woody Allen en Amérique, après avoir régné sur une Europe qui lui est acquise corps et âme, tout comme New-York semblait aux pieds de son héroïne.
Jasmine est-elle chez elle à San Francisco, chez cette soeur qui n'en est pas une, car adoptée comme elle, avec ses valises Louis Vuitton posées au milieu d'un salon popu ? Woody est-il chez lui dans ces USA bien américains, moyens comme tout, pas méchants pour un sou, chanceux quand ils le méritent, malchanceux quand ils délaissent leur pragmatisme et leur esprit d'entreprise pour le seul appât du gain ? Il y a deux Amériques dans Blue Jasmine. Cela en fait probablement le film américain récent d'Allen le plus doué de conscience social (tant pis, nous cédons volontairement à la mode du « Le Woody Allen le plus [adjectif] depuis [insérez ici le titre du film] »), tapissé de la roublardise et de la cruauté héritées du Rêve de Cassandre, dont il est proche. Blue Jasmine serait-il en réalité le huitième film européen de Woody Allen, une nouvelle variation dostoïevskienne sur le crime, après sa trilogie anglaise comptant Match Point et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, en plus du Rêve de Cassandre ? Comme Ewan McGregor et Colin Farrell, Cate Blanchett et Sally Hawkins sont deux soeurs aux aspirations radicalement différentes, l'une étant aussi ambitieuse et arriviste que l'autre est modeste et suiveuse. Sauf que la différence s'est accentuée. On retombe dans le « et si » de Melinda et Melinda, car chacune incarne un destin possible, avec ses déboires spécifiques (Blue Jasmine n'est pas manichéen socialement parlant, il l'est dramatiquement, proposant une soeur comédie et une soeur tragédie). Les deux femmes n'ont pas de lien du sang, et Ginger (Sally Hawkins) se charge de le rappeler, mettant leurs différences sur le dos de la génétique, donc de l'inné. Jasmine/Woody ne fait pas naturellement partie de la famille, mais Ginger non plus. L'une et l'autre sont d'ailleurs interprétées par une australienne et une anglaise (encore un peu d'Angleterre dans ce film...). On fait donc partie de la communauté parce qu'on vous y accepte et parce que vous décidez d'en faire partie, pas parce que vous y êtes né. Or, Jasmine/Woody ne remplit totalement aucune de ces deux conditions.
Confessions devant les neveux, extrait de Blue Jasmine
Une seconde chance : en avoir ou pas ?
Ginger et ses hommes ne sont pas dupes du retour au foyer de l'enfant prodigue, suite à la révélation du scandale financier impliquant son époux. Jasmine se gave d'antidépresseurs et d'alcools divers pour supporter le grand reset qu'elle subit. Woody Allen serait-il malheureux de revenir à la maison, une maison qui n'a apparemment jamais été vraiment la sienne, d'autant moins que nous sommes ici sur la côte Ouest, vers Hollywood, bien loin de New York, très loin pour celui qui a refusé pendant si longtemps de prendre l'avion pour rallier Los Angeles ? N'est-il bien en Amérique que s'il reste à l'Est ? Se sent-il comme un étranger en Californie, au coeur de l'industrie cinématographique ? Serait-il un pédant, aussi honteux au milieu des autochtones qu'un neveu lettré à un dîner de famille où son oncle sort fièrement les pires inepties ? Un maso, se rêvant en belle écervelée WASP détestant Brooklyn, pour mieux se punir, lui l'intellectuel juif, de son éventuelle condescendance ? La détresse de Jasmine, en tous cas, tient bien à des éléments similaires. Elle ne peut ignorer que cette San Francisco bas de gamme (mais où diable sont les sommets des buttes et le tramway ?), c'est là d'où elle vient, un endroit presque entièrement peuplé à ses yeux d'oncles embarrassants, mais qui n'en demeurent pas moins ses oncles. En son for intérieur, Jasmine/ Woody n'est pas d'ici, « she does not belong here », elle « n'appartient » pas à ce lieu ; l'expression anglo-saxonne est belle pour cela. Elle n'en est pas moins typiquement américaine pour cela, d'une certaine manière, la manière sophistiquée de F. Scott Fitzgerald quand il fait ainsi décrire une baigneuse par l'un de ses personnages de sa nouvelle The Swimmers : « Mais cette jeune demoiselle peut bien être sténographe, et pourtant être obligée de se fausser, de s'habiller et d'agir comme si elle avait tout l'argent du monde ». Cette description va à ravir à Jasmine, dont la déchéance ne se fait pas sans sa veste de tailleur Chanel. « Peut-être qu'elle en aura [de l'argent], un jour » objecte un autre personnage de Fitzgerald. « C'est l'histoire qu'on leur raconte » développe son interlocutrice. « Ça arrive à une, pas aux quatre-vingt dix-neuf autres. C'est pourquoi leurs visages après trente ans sont mécontents et malheureux. ». Il y a pire, voit-on dans Blue Jasmine. C'est être l'une, la seule, l'unique, puis devenir l'une des 99 autres.
Jasmine a fait un choix de vie irrémédiable en arrêtant ses études, pour épouser l'homme beau et riche qu'elle aimait. Elle a intégré un milieu où le déclassement signe la mort ou l'exil de celui ou celle qui le subit. Il n'y a pas seulement une division claire et nette, mais perméable, entre riches et pauvres. Il y a deux catégories de personnes : celles qui ont droit à une deuxième chance, et celles qui n'y ont pas droit. Le malheur de Jasmine est d'appartenir à la seconde catégorie (en grande partie par sa faute, mais il appartient au spectateur de découvrir dans quelle mesure). Et de venir de San Francisco. Jasmine est une blonde aristocratique comme les aimait Hitchcock, revenant à San Francisco, la cité de la seconde chance ratée et de la deuxième vie avortée de Madeleine/Judy dans Vertigo. Comme c'est commode. La ville trop à l'ouest pour offrir un nouvel horizon, même à un grand écrivain comme F. Scott Fitzgerald, dont les années californiennes ont été les dernières. « Il n'y a pas de deuxième acte dans les vies américaines » a écrit l'auteur dans son roman inachevé, Le Dernier Nabab. Parce que le premier acte est le dernier ou parce qu'il contient aussi son lot de descentes et de remontées ? Ou plus précisément, comme le voit David Cronenberg, parce que «l'Amérique toute entière est l'idée matérialisée d'un immense deuxième acte» ? A partir du moment où vous foulez le sol américain, vous passez au niveau suivant, celui de tous les rattrapages, de toutes les compensations ?
L'avion, c'est bidon
Tout dépend alors d'où l'on se trouve et de comment on s'y trouve. Cameron Crowe est l'un des spécialistes hollywoodiens de cette seconde chance. Blue Jasmine n'est d'ailleurs pas totalement sans rapport avec Rencontres à Elizabethtown. Dans l'un comme dans l'autre, il est question d'un grave échec professionnel et financier, forçant le protagoniste à un retour aux sources, pour mieux redémarrer, plus fort et revigoré. Chez Crowe, il y avait la route. Chez Allen, il y a l'avion, ce maudit avion. C'est sur lui que s'ouvre Blue Jasmine et, chose hallucinante, il est en image de synthèse. Et si jamais nos yeux nous ont trompés, et qu'il s'agit en fait d'une prise de vue dite réelle, alors il semble sacrément factice. On ne fait pas de voyage initiatique quand on traverse un état-continent en une grosse poignée d'heures, surtout quand c'est à bord d'un truc apparemment dénué de matérialité. L'avion, c'est bidon. Jasmine ne peut créer sa seconde chance, car elle n'apprend rien en allant trop vite, à se bercer de ses illusions perdues auprès d'une passagère regardant sa montre. Elle ne change pas. Woody non plus n'a pas changé. Il faisait lire Crime et châtiment de Dostoïevski au héros de Match Point. Jasmine n'est capable de dire « Go West », moto qu'elle attribue, à juste titre mais sans en être sûre, à Horace Greeley. Ca ne suffit pas pour accomplir sa « destinée manifeste », surtout quand on ne tire aucun enseignement des erreurs commises à l'Est. Woody Allen, lui, semble relire Fitzgerald désormais, et la dernière phrase de Gatsby le magnifique : « Car c'est ainsi que nous allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé ». Jasmine pleure de se retrouver chassée vers l'ouest par des courants défavorables, comme Woody Allen de passer de l'Europe, c'est-à-dire de ce que New York a de meilleur, à la Californie ? Woody Allen se sent-il encore américain ? Probablement, mais ni plus ni moins qu'Hitchcock.
@Emia . Je ne pense pas que Midnight in Paris aurait pu etre tourné par quelqu'un d'autre que Woody Allen
Un point en revanche, j'ai toujours pensé que Scarlett était déjà l'avatar de Woody dans Match Point.