Sébastien Japrisot, parfaite anagramme de son nom - que choisira de signer Jean-Baptiste Rossi ses deux premiers romans policiers Compartiment tueurs et Piège pour Cendrillon, écrits à la suite en quelques jours, sans imaginer un seul instant le succès qu'ils allaient avoir, sans penser qu'il deviendrait le "Marienbad du roman policier" et que le cinéma s'emparerait de ses livres.
Né le 4 juillet 1931, à Marseille, dans une famille d'origine italienne, Jean-Baptiste Rossi vit dans le quartier de la Belle-de-Mai. Son père disparaît alors qu'il a sept ans. Son grand-père participe à son éducation en le conduisant souvent au cinéma. C'est dès cette époque que remonte son besoin de raconter des histoires, résumant devant ses camarades les films qu'il a vus, brodant, inventant des épisodes...
Comme il était premier en français et possédait une mémoire phénoménale, sa mère insiste pour qu'il fasse ses études chez les jésuites au collège Saint-Ignace. Il est renvoyé pour indiscipline.
Entre temps, la mère de Jean-Baptiste avait refait sa vie avec un camionneur au grand coeur qui, de son propre aveu, fut son seul "vrai papa".
Il suit donc sa classe de philosophie au lycée Thiers, et c'est pendant les cours de physique et de chimie qu'il entreprend, pour tromper l'ennui, à dix-sept ans, d'écrire Les Mal partis. Il noircit en douce des pages et des pages, laissant courir son imagination, pour conter les amours passionnées d'un collégien et d'une religieuse.
Monté à Paris à la rentrée suivante pour s'inscrire à la Sorbonne, Jean-Baptiste Rossi n'a qu'un but : faire publier son roman, trouver un éditeur. Une amie lui recommande un bureau de dactylographie au Quai de l'Horloge, pour y faire taper la première partie des Mal partis. Ce n'était pas vraiment la bonne adresse, mais un service destiné aux avocats et aux médecins sans secrétaire. Germaine Huart, une dactylo s'apercevant de son désarroi, lui propose de taper son manuscrit en dehors des heures de travail. Elle est petite, timide et mignonne. Il a le coup de foudre. Cette jeune fille deviendra sa femme. Tout en vivant avec cette dernière, il écrira la deuxième partie des Mal partis.
Ne connaissant pas le monde de l'édition, c'est par hasard, parce que la couverture des volumes de la collection "Pavillons" lui avait attiré l'oeil à la vitrine de la librairie Gibert, qu'il tente sa chance auprès de Robert Laffont. Sans se rendre compte que la collection en question n'abrite que des auteurs étrangers. Il demande à voir personnellement le patron pour lui remettre en main propre l'exemplaire unique de son manuscrit. Il fait le siège plusieurs jours. Robert Laffont, Marseillais comme lui, accepte aussitôt de publier cette histoire malgré le sujet sulfureux, les avis défavorables de son comité de lecture - à l'exception de Robert Kanters -, et les menaces des Jésuites. On est en février 1950, Rossi n'a alors que dix-neuf ans.
Ce livre lui vaut un succès d'estime en France, une belle auréole au Quartier Latin auprès de ses aînés comme
Roger Nimier qui déclara : « Jean-Baptiste Rossi est très jeune, mais il n'est pas pressé de le démontrer ». Aussitôt traduit à l'étranger, le livre connaît un succès foudroyant aux États-Unis. Rossi décroche un contrat mirifique avec les Pocket Books. Afin de prouver à soi-même qu'il n'est pas l'auteur d'une seule oeuvre, il écrit dans la foulée Visages de l'amour et de la haine, longue nouvelle pour le numéro d'octobre 1950 de Réalités, revue dirigée par Marcel Mithois.
Pour gagner sa vie, alors que ses connaissances en langue anglaise ne vont pas plus loin que celles acquises à l'école, il se met à traduire librement plusieurs romans westerns de Clarence E. Mulford (l'auteur de la série Hopalong Cassidy), sous le pseudonyme de Robert Huart, pour la nouvelle collection "Arizona" de Robert Laffont. On lui confie par la suite en 1953 la traduction de L'Attrape-coeurs de J. D. Salinger, l'histoire d'un adolescent fragile. Mais L'Attrape-coeurs ne rencontre pas la faveur immédiate du public (100 exemplaires vendus) et cela a pour effet de dégoûter le jeune Rossi de la littérature. Il traduit encore en 1956 Mais qui a tué Harry ?, le roman de Jack Trevor Story dont
Alfred Hitchcock a tiré son film. Puis il entre comme concepteur et chef de publicité dans deux grandes agences parisiennes, dont Synergies, avec Air France, Rubafix, les vins Postillon, les parfums Houbigant comme principaux clients. Sa vie redevient confortable. Rétrospectivement, il confie : « Je venais de plus en plus tard au bureau et j'étais tellement pressé d'en sortir que le trajet même a fini par me sembler absurde. »
À cette époque, vers l'âge de 29 ans, il fait la connaissance du producteur
Pierre Braunberger, l'homme des films de la Pléiade, le véritable initiateur de la Nouvelle Vague, le producteur qui a lancé Truffaut,
Godard,
Resnais,
Lelouch. Ce dernier souhaite produire Les Mal partis. Le film ne se fait pas (livre trop difficile à mettre en images) mais Braunberger trouvant à son auteur des dons de metteur en scène, lui demande d'adapter une nouvelle de Maupassant. Rossi lui répondra qu'il aime autant inventer des histoires lui-même. C'est ainsi que Rossi demande un congé de six mois à son agence publicitaire et réalise pour Braunberger deux courts métrages : La Machine à parler d'amour avec Nicole Berger et L'Idée fixe, un film policier où une sourde-muette voit un tueur à l'action. Pouvant enfin donner libre cours à son imagination, Rossi quitte définitivement la publicité, ne lâche plus le cinéma, et travaille comme scénariste pour différents metteurs en scène, notamment
Jean Renoir et Marcel Ophuls.
Il traduit les Nouvelles de J. D. Salinger en 1961. Et là, belle revanche, Salinger plaît aux Français qui redécouvrent L'Attrape-coeurs. Mais les traductions et le cinéma ne nourrissent pas son homme.
En janvier 1962, J.-B. Rossi a un besoin urgent d'argent à la fois pour faire vivre son foyer et pour apaiser son percepteur qui réclame un arriéré impressionnant : 500.000 francs de l'époque. Impôts qu'on lui réclame sur ses gains de publicitaires épuisés depuis longtemps. Son ami et voisin Robert Kanters, à qui il doit en partie la publication des Mal partis et qui dirige la collection policière "Crime Club" de chez Denoël, propose qu'il lui écrive un roman policier. Rossi ne connaît rien aux policiers mais cela ne l'empêche pas, la semaine suivante, de porter à son éditeur son manuscrit Compartiment tueurs pour lequel il touche 250.000 francs d'à-valoir. Il revient huit jours plus tard avec Piège pour Cendrillon, pour toucher la même somme. On le paie mais en le priant de se faire rare quelque temps chez Denoël... Au moment de signer le contrat, il propose Sébastien Japrisot.
Il n'imagine pas une seconde qu'il allait devenir prisonnier de ce nom et se découvrir un véritable don, artisanal, de lier les fils d'une intrigue complexe. Compartiment tueurs paraît au mois de mai 1962 suivi un an après de Piège pour Cendrillon qui rafle le Grand Prix de Littérature policière. Ces deux livres qu'il jugeait inavouables rencontrent d'emblée la faveur de la critique et du public. Le cinéma s'en empare aussitôt :
Costa-Gavras pour Compartiment tueurs (son premier film, avec
Simone Signoret et Yves Montand) et en 1965 André Cayatte pour Piège pour Cendrillon (sur une adaptation signée
Jean Anouilh). Deux grands succès. Du coup, les producteurs se traînent à ses pieds. Il devient l'auteur qui écrit facilement pour le cinéma. Pas si facilement, justement...
Sébastien Japrisot n'oublie pas Jean-Baptiste Rossi. Sous son vrai nom, il publie un album satirique désopilant illustré par son ami Alain Trez : L'Odyssexe (1965) tiré de leur court métrage réalisé l'année d'avant : L'Homme perdu dans son journal. Les Mal partis obtient lors d'une réédition en 1966 le prix de l'Unanimité (décerné par un jury qui comprend Sartre, Aragon, Elsa Triolet, Adamov, Jean-Louis Bory, Robert Merle). En septembre de la même année, Sébastien Japrisot donne enfin un nouveau roman, plus long que les précédents et qu'il écrit en trois semaines : La Dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil. Denoël créera une nouvelle collection, "Sueurs froides", pour l'accueillir. L'histoire est celle d'une jeune femme qui emprunte à son patron, sans le lui dire, sa luxueuse voiture pour se rendre sur la Côte d'Azur et qui, en cours de route, est confrontée à des situations de plus en plus hallucinantes. La critique et le public adorent ce livre qui se voit décerner le Prix d'Honneur 1966 et le Best Crime Novel en Grande-Bretagne. Même Simone de Beauvoir en parle.
Après bien des tergiversations (
Alfred Hitchcock, Jules Dassin,
Roger Vadim sont séduits par La Dame dans l'auto), c'est finalement
Anatole Litvak qui adapte à l'écran le roman ; et il en fait même son oeuvre testament (1969) avec
Samantha Eggar dans le rôle titre. Les prétendantes étaient nombreuses :
Brigitte Bardot, Michèle Mercier,
Elizabeth Taylor,
Julie Christie,
Jane Fonda...
Sébastien Japrisot, dans les années 70-80, écrit directement pour le cinéma et consolide son rayonnement à l'étranger.
Avec Jean Herman (alias
Jean Vautrin), il va trouver Serge Silberman, producteur du Journal d'une femme de chambre de Luis Buñuel, et du Trou, de
Jacques Becker pour lui proposer Adieu l'ami, l'histoire de deux ex-légionnaires emprisonnés dans un coffre-fort, l'un pour le voler, l'autre pour y restituer de l'argent. Le film, réalisé en 1968 avec Charles Bronson et
Alain Delon, marche très fort. Serge Silberman le pousse à écrire de nouveau pour lui. Ainsi naît Le Passager de la pluie, mis en scène par René Clément en 1969, avec Charles Bronson et Marlène Jobert. Dans cette lutte entre une femme victime d'un viol, qui a tué son agresseur, et un policier obstiné et imprévisible qui la traque et la malmène, tout est dans la subtilité des relations qui s'esquissent entre eux. Savant dosage de résistance acharnée et d'essai de domination, de douceur ou de brutalité teintée d'érotisme sous-jacent.
Japrisot écrit encore pour Silberman et avec à la réalisation le même René Clément, deux ans plus tard, La Course du lièvre à travers les champs. Au début, il s'agissait d'adapter un roman de la "Série noire" Black Friday (Vendredi 13) de David Goodis. Mais très vite, Japrisot s'aperçoit que ça ne marchera jamais, il a envie de raconter une autre histoire. Et de ce fait, La Course du lièvre à travers les champs est l'une de ses oeuvres les plus personnelles, qui dégage un charme étrange et poétique. Il conjoint deux histoires : celle d'enfants de Marseille jouant aux gangsters et celle de gangsters en pleine action en Amérique.
Serge Silberman le pousse à la réalisation. Sébastien Japrisot tourne ainsi en 1975 son premier long métrage adapté de son roman de jeunesse : Les Mal partis. Ce film lui donne le virus de la mise en scène mais l'écriture est pour lui plus qu'une passion, « une infirmité » et il déteste les contraintes liées aux horaires. La même année, il adapte au cinéma, pour Just Jaeckin, le roman de Pauline Réage : Histoire d'O et Folle à tuer pour
Jean-Pierre Mocky d'après le roman Ô dingos, ô châteaux ! de Jean-Patrick Manchette. Finalement, c'est Yves Boisset qui réalisera Folle à tuer et du coup, Japrisot refusera d'être crédité au générique.
Après une « absence » de dix ans, il revient de manière éclatante à la littérature en 1977 avec L'Été meurtrier, qui obtiendra le prix des Deux-Magots en 1978. On sait moins que ce roman, dont les événements sont relatés par les principaux protagonistes, chacun apportant sa vision de la réalité, de son point de vue personnel, trouve son point de départ dans trois faits divers réels. Le roman, puis le film réalisé en 1983 par
Jean Becker (qui n'avait pas tourné depuis seize ans) et mettant en vedette
Isabelle Adjani et
Alain Souchon, connaîtront le succès que l'on sait. Dans le film, Adjani est plus belle et plus provocante que jamais. Dans cette cérémonie en images d'une vengeance patiente, Adjani incarne la jeune séductrice prête à tout pour dénouer à sa façon une tragédie du passé. La beauté radieuse de la Provence contraste avec la noirceur macabre de l'intrigue. Suprême récompense, le film récolte en 1984 quatre Césars, dont celui de la meilleure adaptation cinématographique pour Japrisot. En 1986, l'auteur publie La Passion des femmes - portrait fragmenté d'un homme par les huit femmes qui l'ont aimé et somptueux hommage à l'univers du cinéma - et dirige deux ans plus tard Laetitia Gabrielli et
Anne Parillaud pour son second long métrage, Juillet en septembre, l'histoire de deux personnages en quête d'amour - un tueur psychopathe et une jeune femme -, qui se croisent, se rencontrent mais seulement pendant huit minutes. Japrisot entame alors la rédaction d'Un long dimanche de fiançailles, qui obtiendra à sa sortie en 1991 le prix Interallié, un prix réservé aux journalistes ! Il a porté ce livre en lui pendant vingt ans et il a mis quatre ans à l'écrire. Le lecteur est emmené sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Un long dimanche de fiançailles raconte une histoire d'amour, celle vécue par une jeune fille meurtrie dans sa chair (elle est handicapée) et dans son coeur (elle ne croit pas en la mort de son fiancé parti à la guerre). Une histoire d'amour qui se décline comme une véritable enquête policière, minutieuse, cruelle, et douloureuse... Une histoire d'amour qui se nourrit de silences, d'absence, de souvenirs, d'acharnement.
Un long dimanche de fiançailles, son chef-d'oeuvre romanesque pour beaucoup de ses lecteurs, a été porté à l'écran par Jean-Pierre Jeunet avec
Audrey Tautou dans le rôle de Mathilde. Les Enfants du Marais (1998), tendre chronique de l'entre-deux-guerres dédiée aux petites gens et à la nostalgie d'un bonheur simple comme un rayon de soleil ou un verre de vin. Réalisé par
Jean Becker d'après le roman de Georges Montforez, ce film prouve que L'Été meurtrier n'a pas tué le ticket Becker-Japrisot. Japrisot perpétue d'ailleurs sa complicité avec ce même réalisateur en écrivant le scénario d'
Un crime au paradis (2000) d'après
La Poison de
Sacha Guitry, l'histoire d'un couple de paysans qui se détestent au point de souhaiter chacun la mort de l'autre, avec
Jacques Villeret et
Josiane Balasko dans les rôles autrefois interprétés par
Michel Simon et
Germaine Reuver.