38 témoins : y a-t-il une place au cinéma pour les lâches ?
Sortie en salle mercredi 14 mars, 38 témoins, le nouveau film du cinéaste belge Lucas Belvaux est l'occasion d'aborder une question de cinéma fondamentale : peut-on mettre en scène la lâcheté ?
Adapté du roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, lui-même inspiré d'un fait divers américain célèbre, 38 témoins, de Lucas Belvaux, propose, à revers, une nouvelle remise en question de la notion de courage. Dans ses deux précédents longs-métrages de cinéma, le réalisateur belge abordait déjà cette valeur en en repoussant les limites. Dans La Raison du plus faible, les personnages n'ayant plus rien à perdre développaient un courage proche de l'inconscience tandis que Rapt faisait du courage la condition de la survie. 38 témoins quant à lui interroge son contraire : la lâcheté.
Un mythe fondateur
L'histoire est simple et édifiante. Une nuit, dans un quartier du centre-ville du Havre, une jeune femme est assassinée de plusieurs coups de couteau. Parmi tous les habitants des immeubles voisins présents cette nuit là et interrogés par la police, personne n'a rien entendu. C'est difficile à croire, et à juste titre, puisque que c'est faux. Au total ce sont 38 témoins qui ont entendu les cris d'agonie de la jeune femme et qui n'ont rien fait.
Le fait divers réel date de mars 1964 et a eu lieu dans le Queens, à New York. La jeune femme s'appelait Kitty Genovese et avait 28 ans. L'affaire est devenue, suite à un article faisant la une du New York Times, le symbole universel de la lâcheté collective et relève ainsi du mythe fondateur.
Toutefois, davantage que les causes de l'accablante apathie d'autant de témoins face à un tel drame, ce sont les conséquences que met en scène Belvaux. Avec une implacable froideur, il filme la honte sur le visage d'Yvan Attal et le dégoût naissant dans les yeux de sa femme (absente au moment des faits). Comment vivre avec le remord de n'avoir rien fait ? Ce qu'il montre également, c'est l'enjeu politique et moral dont relève la situation. La non-assistance à personne en danger vaut-elle encore quand elle est à ce point massive ? Les autorités doivent-elles communiquer cette dramatique faillite de solidarité au risque d'aggraver l'individualisme ? Peut-on finalement faire la publicité de la lâcheté ? C'est la question d'ordre public que pose explicitement 38 témoins, mais c'est aussi et surtout une question de cinéma.
Une question de cinéma
Pour aborder la question de la représentation de la lâcheté, l'histoire du cinéma nous a offert un cas d'école passionnant. Il s'agit de deux westerns éblouissants sortis à 7 ans d'écart dans les années 1950.
Le premier, Le train sifflera trois fois, réalisé par Fred Zinnemann en 1952, met en scène dans un quasi-temps réel l'attente du héros, le shérif Will Kane (Gary Cooper), qui, alors qu'il doit quitter la ville avec la femme qu'il vient d'épouser (Grace Kelly, sublime dans l'un de ses premiers rôles), apprend le retour imminent d'un bandit et de ses acolytes désireux de se venger suite à leur arrestation plusieurs années auparavant. Par sens du devoir, Will Kane décide de rester pour les affronter et cherche donc du renfort parmi les habitants. Tout au long du film, il essuie des refus avant de triompher seul des bandits.
Rio Bravo, réalisé en 1959 par Howard Hawks, propose quant à lui un schéma inverse, beaucoup plus positif. Le shérif John T. Chance (John Wayne) passe en effet tout le film à refuser l'aide qui lui est proposée avant de bénéficier de la solidarité de tous dans l'affrontement final.
Un piège se prépare, extrait de Rio Bravo
Il serait vain de tenter d'établir lequel est de gauche et lequel est de droite, car ce qui oppose profondément les deux films n'est pas d'ordre politique. Les conditions de réalisation, le casting et le sous-texte respectif des deux films brouillent d'ailleurs trop les pistes. Le train sifflera trois fois a été écrit comme une dénonciation du Maccarthysme, le scénariste Carl Foreman fut d'ailleurs placé sur la liste noire peu après la sortie du film. John Wayne reprochait quant à lui à certains passages du film, notamment le plan de la fin dans lequel Gary Cooper jette son étoile, d'être antiaméricain.
Au-delà d'un hypothétique différend politique, ce qui oppose véritablement Zinnemann et Hawks ce sont les visions opposées qu'ils ont du cinéma. Tandis que le premier s'attache dans son film à dénoncer la lâcheté, le second met tout en oeuvre pour inspirer le courage.
Faire la publicité de la lâcheté au cinéma, même en la dénonçant, c'est faire le choix d'accabler plutôt que de transcender. Dans 38 témoins ce n'est pas ce que fait Belvaux qui préfère l'exercice périlleusement théorique de la mise en scène de cette question. Plus que le tiraillement intérieur de son personnage principal, le seul finalement qui a le courage d'avouer sa lâcheté, c'est le regard du spectateur qui est interrogé. Dans le plus beau plan du film, les équipes de la voirie dispersent au jet les fleurs déposées par le voisinage. La marque ostensible de leur compassion finit ainsi dans le tout à l'égout de l'hypocrisie démasquée.
Le courage au conditionnel
« Si seulement j'avais été là... » peut soupirer le spectateur entre ses dents. Cette promesse d'un courage au conditionnel est un refrain connu sur lequel Mark Wahlberg s'est d'ailleurs récemment ridiculisé. Dans Superheroes, un documentaire HBO que nous avions évoqué il y a quelques mois à l'occasion de sa diffusion à Panic! Cinéma, l'affaire Genovese sert d'origine à l'engagement de quelques freaks dans une campagne d'héroïsme dérisoire. C'est une autre conséquence de la médiatisation de la lâcheté : susciter le désir d'héroïsme et fantasmer un courage forcené qui va jusqu'à souhaiter le crime pour exister.
Mais le « qu'aurais-je fait ? » est également le moteur narratif de 38 témoins qui trouve son apogée dans la reconstitution des faits. De cette reconstitution, le spectateur et la femme d'Yvan Attal (remarquable Sophie Quinton) ne sont pas témoins mais bien juges. Ainsi confrontés à leur faillite morale, les 38 témoins sont des monstres aux yeux de ceux qui, dans le confort de l'hypothèse, auraient forcément agi.
On en revient ainsi à la question de cinéma : la mise en scène de la lâcheté impose le jugement... précisément jusqu'à ce que ce jugement entre lui-même dans le champ de la caméra. « Peu de films se sont vraiment attaqués au sujet. La lâcheté sans caricature, sans jugement moral, sans manichéisme? Je me suis toujours demandé comment l'on faisait pour vivre avec quelque chose que l'on avait lourdement à se reprocher. Je comprends parfaitement que l'on puisse être lâche. Personne n'est à l'abri. » confiait Yvan Attal à Evene.fr. Au bout de son exercice théorique (qui a le défaut d'être trop longtemps explicité par les dialogues), ce que montre 38 témoins ce n'est donc pas une histoire de lâches, mais bien une tragédie. Alors que le nombre important des témoins peut paraître aggravant, il semblerait qu'il soit au contraire en partie la cause de l'inaction. Belvaux ne fait pas le procès sinistre des témoins, ni celui d'une société en déliquescence, il filme la lâcheté comme un accident, un drame terrible qui devient le boulet à vie du personnage principal, désormais condamné à trainer derrière lui un fardeau moral gigantesque ; comme les porte-conteneurs qu'il escorte jusqu'au port dans le générique de début.
La pusillanimité, c'est peut-être tout simplement l'hésitation...
"Kitty Genovese [...] est devenue [...] le symbole universel de la lâcheté collective." que je trouve un peu malheureuse.