Un Deuxième cinéma ?

Existe-t-il un cinéma féminin ?

Actualité | Par Joseph Boinay | Le 19 février 2014 à 12h30

Les polémiques qui agitent depuis quelques semaines l'actualité politique française ont fini par toucher le cinéma. En cause, un groupe catholique intégriste s'indignant de la diffusion ce soir sur ARTE de Tomboy, un film de 2011 signé par la réalisatrice Céline Sciamma qui interroge directement la question du genre et de sa représentation. Mais qu'en est-il de la question du genre derrière la caméra ? Prenant les stéréotypes et clichés à bras le corps, voyons s'il existe un cinéma féminin...

À chaque nouvelle édition du festival de Cannes, revient la question de la représentation des femmes réalisatrices en Compétition Officielle. Ou plutôt sa non-représentation : un film seulement en 2013, aucun dans l'édition précédente. Quant au palmarès, c'est égal : une unique Palme d'Or est venue récompenser une réalisatrice depuis son instauration.

Mais les manifestations de gala ne sont que l'arbre qui cache la forêt. Le quotidien n'est pas à la fête non plus : on établit à 20% environ la part de films réalisés en France par des femmes (25 % les meilleures années), pourtant très loin au-dessus de leurs collègues européennes (12%) et américaines (5%). Cela nous engage à réfléchir à la spécificité du cinéma féminin : pourquoi est-il sous-représenté ? Est-il de nature à être moins populaire, plus clivant ? Est-il ghettoïsé ?

La femme, à côté.

Et d'abord, existe-t-il un cinéma féminin ? Qu'y-a-t-il de commun entre Agnès Varda et Kathryn Bigelow ? Entre Germaine Dulac et Karyn Kusama ? À première vue, pas grand-chose. À la lumière des statistiques mentionnées plus haut, il est pourtant possible de faire ressortir un début de spécificité de ce cinéma : sa rareté. D'aucuns brandiront l'étendard de natures et d'aspirations différentes, prêtant aux femmes une forme de désintérêt envers la chose artistique en général et le cinéma en particulier. À l'heure où certains astronomes en toc renvoient hommes et femmes à des planètes d'origines distinctes, il n'est pas inutile de confronter ces ersatz de théories.

Lorsqu'on jette un rapide coup d'oeil au vivier de la Fémis par exemple, elles représentent environ 40% de la filière réalisation et elles sont majoritaires sur l'ensemble des départements, sans qu'aucune forme de quota n'ait été instaurée. Évidemment, il est tout à fait notable que la Fémis n'est pas une représentation fidèle et pertinente pour figurer l'ensemble du cinéma français, pas plus qu'aucune autre école. Le cinéma n'est pas la somme de ses étudiants, loin de là.

Mais cela permet de jeter au feu - une bonne fois pour toutes - l'idée selon laquelle le désir de faire du cinéma serait moindre chez les femmes. Ou «pas dans les gènes», comme se plaisent à l'affirmer quelques tenants de femmes systématiquement ramenées au Néolithique. Ceux là-mêmes qui crient «civilisation!» quand ils veulent exprimer leur amour du prochain, montrant là toute la cohérence de leur pensée. Mais alors, s'il est notoire que le désir est de la partie, pourquoi y a-t-il si peu de passages à l'acte ?

C'est peut-être un problème de style.

A la faveur des fêtes de fin d'années, je me rendais au Gibert Joseph de Chalon-sur-Saône. (Il faut préciser au lecteur que j'étais jusqu'à présent un individu relativement indifférent à la cause féministe.) Il y a, tout près des caisses de cette "librairie", un département «romans féminins». Assez stupéfait, je m'empressais de demander à la responsable ce qu'étaient ces très curieux romans (je ne discernais pas de département «romans masculins»). La réponse me sidéra. Avec l'aplomb le plus parfait, elle m'expliqua qu'il s'agissait de «littérature sentimentale, facile, à destination des femmes.» Je me précipitais pour prendre un ouvrage dans le rayon et le tendis à ma compagne, sûr de mon fait. Elle fût très rapidement saisie d'extase, la même que lorsqu'elle met un peu de Shalimar sur son cou ou lorsqu'elle avale une cuillère de yaourt. La preuve était faite. Nous avions peut-être un début de réponse. Le cinéma féminin était ce cinéma fleur bleue, par les femmes, pour elles-mêmes. D'ailleurs, la bibliothèque municipale confirmait cette première intuition en disposant dans ses rayons un département chick lit, dont le cinéma a tiré des adaptations à succès, telles que Le Journal de Bridget Jones ou Le Diable s'habille en Prada, chefs-d'oeuvre du cinéma s'il en est.

Cinéma de genre.

Je ne trouvais pourtant rien de tout ça chez les cinéastes citées plus haut. Rien ne m'évoquait ce sentimentalisme bon teint dans l'errance de Sans toit ni loi ni dans les uppercuts de Girlfight. Et puis, nous avions déjà aimé des films en commun avec ma compagne. Se pouvait-il que je me sois trompé ? Était-elle autre chose qu'une femme, un hybride ? Je ne le croyais pas.

C'est peut-être la question du genre qui pose problème. Pas le sexe des artistes non, les films de genre. Et, il est vrai, rares sont les films de ce type réalisés par des femmes. Exit films catastrophes, films de guerre, kung-fu, actionners, péplums, polars, SF, fantastique, horreur et western. Tout film bodybuildé, pyrotechnique, spectaculaire, violent. Exit en somme une bonne grosse part des sorties et par voie de conséquence, des entrées, cantonnant les réalisatrices aux seules comédies, drames intimistes, études de moeurs et autre cinéma indépendant.

Les femmes, pas intéressées par le genre ? Une voix à Hollywood fait entendre un autre son de cloche : Lexi Alexander, cinéaste d'origine allemande, qui a notamment réalisé Punisher - War Zone, adaptation relativement violente du comics éponyme et Hooligans, plongée dans le monde délicat de l'amour du sport. Si les deux films ne sont pas des chefs-d'oeuvre de raffinement, ils ont le mérite de remettre les pendules à l'heure : non, les femmes n'ont pas spécifiquement vocation à se repaître des seules adaptations de Jane Austen en buvant leur verveine. Elle publie ces jours-ci une tribune particulièrement rageuse sur la toile. Le propos est risqué dans ce monde éminemment masculin, mais il est sans appel : s'il y a si peu de cinéma féminin, a fortiori de blockbusters féminins, c'est qu'on ne leur en donne pas les moyens.

Diriger un film indé à petit budget, peut-être. Mais une grosse machine hollywoodienne : trop risqué. Évidemment, existent à la marge quelques réalisatrices à qui on confie les clefs, mais c'est rarissime.

Chez nous, le problème se pose de façon un peu différente : les films de genre ne sont pas vraiment inscrits dans les gènes de la profession. Ce qui explique probablement la part plus importante de réalisatrices. Mais si la situation est davantage favorable, le problème demeure et nous oblige à chercher en dehors des limites du seul cinéma. C'est plus profondément la question de la place des femmes dans la société qui est interrogée. Il n'est donc pas anormal que cette question ressurgisse dans les films de femmes.

Une Femme est une femme

Nous l'avons vu, il n'y a pas un cinéma féminin. Il y a à vrai dire plus de différences entre Mia Hansen-Løve et Lexi Alexander qu'entre Justine Triet et Cassavetes. Mais le cinéma féminin est aussi celui d'un art victime d'ostracisme. Le geste artistique est aussi un geste dans la cité. La façon dont on se représente dans la société et l'image qu'elle nous renvoie impriment nécessairement leur marque sur notre manière de travailler. Il est notable que les films de femme dessinent très majoritairement d'abord le portrait de femmes, ou pour le moins, à parité avec les hommes. D'abord parce qu'il est toujours plus évident de partir de ce qui nous est proche : nous-même. Ensuite parce que c'est une réaffirmation nécessaire d'une forme de réalité, un rééquilibrage entre le paysage audiovisuel et le réel.

L'autre aspect n'est pas une «désérotisation», c'est-à-dire une négation du désir, mais le gommage d'une vision phantasmatique de «la femme» en tant qu'essence, idée ou corps. D'abord, parce qu'il est vraisemblable que les femmes se considèrent rarement comme objet de fantasme pour elles-mêmes. Ensuite plus généralement pour des raisons existentielles : s'affirmer naturellement comme individu et non comme objet. Cette manifestation atteint son paroxysme dans le travail de Catherine Breillat, dont l'objectif avoué est de démystifier le corps des femmes, d'interroger ce prétendu «mystère» qui les renvoie au statut d'objet mouvant, incompréhensible. Le cinéma (des hommes) est plein de ces femmes fatales, ces corps voluptueux, lascifs, parfois maléfiques, destinés au seul désir ou à la seule vindicte masculine. Il s'agit pour les réalisatrices de remettre un peu plus d'être et un peu moins de chimères. Lorsqu'on regarde Sans toit ni loi d'Agnès Varda, on est saisi par le parcours de cette femme parfaitement indifférente à son environnement, errant d'un endroit à l'autre sans jamais s'attacher ni aux lieux, ni aux êtres.

Tout l'opposé en somme d'un long bestiaire de femmes tour à tour mamans ou putains, strip-teaseuses ou ménagères, attendant un hypothétique prince charmant dans leur cuisine, entre vaisselle et points de croix. Bien entendu, il y a une immense variété de films et l'ensemble des représentations est impossible à rapporter ici. Il y a autant de genre de films que de réalisateurs et de réalisatrices, autant de gestes artistiques que de parcours, de vies. Il n'y a pas non plus d'un côté les mâles tenants d'un cinéma machiste et de l'autre les femmes zélatrice d'un cinéma féministe. Mais il est tout à fait envisageable que le cinéma féminin est plus sensible à la question de la représentation des femmes et leur place dans la société.

Naissance des pieuvres

Dans Naissance des Pieuvres, la position du spectateur masculin peut être éminemment inconfortable. Le très beau film de Céline Sciamma dépeint les primes amours de jeunes femmes graciles, amours forcément maladroites, pleines d'espoir et d'appréhensions. Des jeunes femmes soit déçues, soit conditionnées par le regard qu'on porte sur elles.

Les hommes ne sont croqués que comme des mâles en rut, parfois agressifs, slip sur la tête, avec pour seule obsession de se vider. Mais ce malaise ressenti par les hommes devant cette caricature ne devrait pas être un motif de rancoeur, bien au contraire. D'abord parce qu'elle correspond à une certaine réalité. Ensuite, parce qu'après tout, les femmes sont elles aussi trop souvent réduites à des caricatures. Bonnes mères de familles à la sensiblerie mielleuse, la plupart du temps au second plan.

Cette position est un simple contrepoint du cinéma dans sa grande majorité et devrait motiver une prise de conscience chez les hommes épris d'égalité. Mais ce constat s'accompagne surtout d'un regard sur les femmes en prise avec leur propre représentation. Le personnage de Floriane (Adèle Haenel) cherche à donner l'image d'une fille expérimentée, sure d'elle, du fantasme décrit plus haut, parce qu'elle croit que c'est ce que les hommes attendent d'elle. À ses dépens. Mais aussi aux dépens de Marie (Pauline Acquart), amoureuse de l'image faussée que veut bien donner Floriane.

La tragédie vient de ce qu'on essaie toujours de se conformer à ce qu'on croit que la société attend de nous et qui fait que l'on agit en fonction de ce prisme Proustien : «Même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres.»

La figure de la natation synchronisée est en ce sens prodigieuse. Au-dessus de la ligne de flottaison, le port altier, le geste sûr, rapide, rectiligne, le maquillage : c'est la représentation au monde. En dessous, le monde caché, plus trouble et gracieux. Les jambes flageolent doucement, s'entortillent comme des petits tentacules autonomes, pourtant seuls à même de soutenir la partie émergée. Ce sont des femmes coupées en deux. Il y a toujours quelque chose qui se déchire dans le cinéma de Sciamma. La gangue adolescente ou l'identité sexuelle et partant, l'identité tout court. Il n'y a pas de solution, mais un questionnement, une incertitude : qui suis-je ? Céline Sciamma, en renvoyant à cet état très particulier de l'adolescence, à l'incertitude de l'être, s'adresse à chacun d'entre nous, hommes et femmes. Car le questionnement sur l'identité est universel. «Suis-je assez vertueux ?» «Ai-je fait les bons choix ?» «Suis-je heureux ?» : ce sont là des questions sur notre identité. Leur genre importe peu.

Bien loin de cliver, ce cinéma est salutaire. Son existence même est une promesse, un gage de concorde et de nuance. Nous le répétons, il n'y a pas de cinéma féminin, mais un cinéma tout court. Pourtant, tant qu'il restera des rayons «romans féminins» dans les librairies Gibert Joseph, le cinéma de Céline Sciamma conservera son absolue nécessité. Il faut à la fois s'en désoler et remercier le ciel.

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240 commentaires
  • Cladthom
    commentaire modéré J'en sais rien, vos échanges étaient plutôt sympas moi je trouve.
    En plus lui a déniché le vrai sens de ta pensée, mais tu refuses de l'admettre on dirait.
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Tu penses vraisemblablement à l'"onanisme".
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré STOP
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré Ok.
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • Tyr4nt
    commentaire modéré N'empêche que la dissertation au sujet de la force et du pouvoir m'intéressait grandement, surtout qu'en ce moment j'ai soif d'apprendre.

    /relance de dix.


    Bonne nuit !
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • Wed
    commentaire modéré Parce que finalement ce que tu voulais dire @zephsk c'est que les hommes sont plus forts que les femmes et qu'ils les ont tabassées pour avoir le pouvoir c'est ça?

    @Tyr4nt J'ai relancé, tu te couches?
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • Tyr4nt
    commentaire modéré @Wed : Bonjour, je viens de me réveiller et que vois-je ? Ton message ! Du coup je me couche pas...je me léve !

    Alors ! Lol ou pas lol ? hein ? lol ?



    @elgow : Bon, je prendrai le temps de lire vos commentaires. Le truc c'est que des fois c'est trop long et j'abandonne la lecture. ( manque de courage et quelques problèmes de dysléxies couplé à un très bas niveau d'éducation scolaire). Mais je vais lire vos échanges à têtes reposer, prendre un dictionnaire à côté de moi car il faut avouer que vous utilisez parfois des mots que le commun des mortels n'utilise pas ( d'ailleurs si vous faites partie d'une secte faut faire quoi pour y entrer ça pourrait m'intéresser, sauf s'il faut ostracire quelqu'un, ça par contre je veux pas)


    Une fois que j'aurai tout lu, je donnerai mon verdict, qui lui, est inaltérable.
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • Wed
    commentaire modéré @Tyr4nt : ostracire? Pourquoi tu parles d'huîtres?

    Si tu va t'amuser à tout lire, tu peux faire un résumé succin afin d'éclairer ma lanterne, s'il-te-plaît?
    27 février 2014 Voir la discussion...
  • guizzz
    commentaire modéré Pour info, j'ai cité votre article dans mon blog :
    Entretien avec Audrey Estrougo (Une Histoire Banale)
    http://cinegenik.blogspot.fr/
    14 avril 2014 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @guizzz C'est un plaisir. :)
    14 avril 2014 Voir la discussion...
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