Le cinéma a-t-il un problème avec la représentation du sexe gay et lesbien ?
Le dernier Festival de Cannes a été marqué par deux films montrant longuement et explicitement des rapports sexuels entre personnes de même sexe : L'Inconnu du Lac et La Vie d'Adèle. Il s'agit pourtant de cas extrêmement rares dans le paysage cinématographique. Le cinéma a-t-il un problème avec la représentation du sexe gay et lesbien ?
Pierre Deladonchamps et Christophe Paou dans L'inconnu du lac (2013)
L'acte sexuel, encore censuré ?
Alors que le film ne sortira en France qu'en octobre, La Vie d'Adèle a déjà largement fait parler de lui : pour sa Palme d'Or, pour la polémique autour des conditions de tournage... et pour le cul. Deux longues scènes de sexe lesbien montrées de manière aussi frontale qu'inhabituelle. Si le cinéma va régulièrement assez loin dans la représentation du sexe entre un homme et une femme, les scènes homosexuelles explicites sont en revanche plus rares. Pour autant, de nombreuses histoires mettent certes en scène des relations passionnelles entre deux personnages du même sexe. On peut penser à quelques exemples récents comme l'Américain Keep the Lights on, au Britannique Week-end, au Français Bye Bye Blondie ou encore à l'Israélien Tu n'aimeras point qui va jusqu'à mettre en relation une passion homosexuelle avec les interdits d'une pratique religieuse rigide. Même Clint Eastwood recentre dans J. Edgar son évocation du directeur du FBI Hoover sur une relation homosexuelle difficilement réfrénée. L'époque du Code Hays est bien loin et il n'y a a priori plus de censure quelconque à contourner pour évoquer les sentiments entre personnes de même sexe.
Néanmoins, si la représentation de couple homosexuels semble être devenue relativement courante, elle reste encore largement pudique quand il s'agit de montrer l'acte sexuel. Le cas de Ma Vie avec Liberace, également présenté à Cannes cette année, le confirme. Même si Liberace (Michael Douglas) et Scott (Matt Damon) sont régulièrement filmés dans leur lit, les scènes de sexe ne laissent rien montrer. Et quand les deux personnages regardent un film pornographique, aucune image explicite n'apparaît sur leur petit écran de télévision. Force est de constater que Brokeback Mountain, un des films sur l'homosexualité à avoir rencontré le plus de succès, n'est guère plus farouche. La scène de sexe entre les personnages de Heath Ledger et Jake Gyllenhaal reste très soft. La sodomie se déroule ici entre deux personnages presque entièrement vêtus et de surcroît recouverts d'une couette. Il faut bien chercher pour entre-apercevoir une petite parcelle de chair. Non pas qu'on veuille se rincer l'oeil, mais la comparaison avec les films mettant en avant la nudité de personnages hétérosexuels est sans appel. Pourquoi les corps des homosexuels seraient-ils "bannis" de la représentation de leur sexualité au cinéma ?
Sous la tente, extrait de Le Secret de Brokeback Mountain
La mise en scène d'actes sexuels entre un homme et une femme est traditionnellement très «graphique» dans le cinéma d'auteur. Dans Shame, Steve McQueen n'a pas lésiné sur les scènes les plus crues pour illustrer l'addiction de son personnage au sexe. On pense en particulier à ce moment où Michael Fassbender écrase une prostituée contre la fenêtre d'un hôtel new-yorkais, à la vue du tout Manhattan. Plus tard, le moment où le personnage se rend dans un club gay se révélera si glauque que l'homosexualité (associée au cuir et à la moustache, forcément) ne peut y être perçue que comme une déviance ultime. La scène prend place dans un corridor sombre qui contraste avec la clarté de la chambre d'hôtel vue plus tôt, et là où Brandon s'envoyait en l'air à la vue de tous, le rapport homosexuel sera limité à une braguette qu'on défait et un fondu au noir. L'obscurité peut tout au fait être perçue comme un moyen de souligner la honte du personnage face à son appétit sexuel grandissant, mais une fois de plus, le choix d'éluder les rapports homos plutôt qu'hétérosexuels frappe.
Sexe en plein jour contre la vitre, extrait de Shame
La volonté est-elle de ne pas choquer le spectateur ? Plus les relations entre personnes de même sexe sont courantes au cinéma et plus il apparait clair que, l'acte sexuel reste tabou. A propos d'Harvey Milk, la critique de cinéma B. Ruby Rich avait fait remarquer que le contexte dans lequel le film prend place était différent de la réalité : « La vie de Harvey Milk était radicalement différente de celle du film. Dans les années 70 à San Francisco, il y avait des hommes qui couchaient ensemble à chaque coin de rue ! ». Même si le film aborde brièvement la vie amoureuse de Milk (Sean Penn), notamment sa rencontre avec Scott Smith (James Franco), aucune scène explicite n'est montrée. La représentation d'histoires amoureuses et sexuelles qui marquent pourtant longuement le personnage sont ici réduites à quelques câlins, au point que les personnages ont l'air étrangement asexués.
Les scènes de sexe sont pourtant aujourd'hui monnaie courante. Certes, nous n'en sommes pas encore au niveau annoncé par Lars von Trier pour son Nymphomaniac, mais voir des acteurs se déshabiller devant la caméra n'a plus rien de surprenant. C'est donc quand ils ne se déshabillent pas qu'il y a lieu de s'étonner. On a beau déclarer haut et fort que les scènes de ce type n'ont pas toutes leur intérêt, les conversations vont néanmoins bon train lorsque des rumeurs circulent sur une éventuelle scène "olé-olé" - d'autant plus si les acteurs sont connus. La rareté des scènes homosexuelles explicites (en particulier quand il s'agit de deux hommes) pose donc question.
La figure de l'homme
Pour le dire tout net : le sexe entre hommes est quasi absent du cinéma mainstream. Brokeback Mountain est l'une des exceptions qui confirme la règle. Plus récemment, on peut citer Cloud Atlas dans lequel la relation entre James D'Arcy et Ben Wishaw constituait un important segment. Pour autant, si on peut les trouver au lit tous les deux au début du film, la relation physique est simplement suggérée.
Il faut donc avoir l'âme d'un explorateur pour dénicher les perles rares, souvent difficiles à trouver dans les rayons DVD des grandes chaînes ou reléguées dans le genre cinéma queer. Car la moindre scène de sexe mettant en scène des homosexuels se retrouve immédiatement ghettoïsée, comme si ces scènes ne pouvaient être vues que par la communauté homosexuelle.
Max Mutchnick, créateur de la série Will & Grace, raconte qu'on lui avait donné pour conseil de ne pas trop montrer de butt-fucking. «Du moment que l'audience ne pense pas à ton personnage [homosexuel] en train de sodomiser quelqu'un d'autre, tout ira bien.» Est-ce simplement là un manque de courage de la part des producteurs, ou le public est-il réellement réticent à l'idée de voir deux hommes ensemble ? Beaucoup de théories ont ainsi été élaborées pour justifier le peu d'attrait que peuvent susciter les scènes sexuelles entre deux hommes : il paraîtrait ainsi que la "figure de l'homme" en prenne un coup. Fassbinder n'avait pourtant en rien émasculé ses personnages dans Querelle, les magnifiant au contraire dans leur virilité. Le personnage de Querelle a beau être homosexuel, il est certain que bon nombre de filles ne peuvent s'empêcher de s'extasier devant sa superbe plastique.
Querelle (1982)
Dans ce contexte, L'Inconnu du Lac est un bel exemple d'audace. Si les premières minutes du film peuvent surprendre à la vue de corps masculins nus par dizaines, le spectateur s'habitue progressivement à leur présence. Les pénis et les fellations s'enchaînent à l'écran, et quand, plus tard dans le film, les corps se rhabillent, ils avaient de toute façon cessé de nous choquer. Guiraudie part ainsi de la représentation de l'être humain dans son plus simple appareil pour en dévoiler la complexité. Le film est par ailleurs une belle analogie de la représentation de l'homosexualité au cinéma. L'histoire est un huis-clos à ciel ouvert, situé uniquement sur les bords d'un lac. Dès la première scène, on suit le personnage de Frank traversant la forêt pour s'y rendre, comme en quête d'un oasis de plaisir. C'est ici, loin de tous, que la communauté homosexuelle peut s'épanouir et se montrer sans gêne. Dans son film, Guiraudie laisse ces hommes s'épanouir dans leur sexualité. Si les cadrages très frontaux peuvent donner l'impression de verser dans le cinéma pornographique, jamais Guiraudie ne bascule dans la représentation du sexe pour lui-même. Car ces moments sont toujours de vrais points de bascule de l'histoire, des instants décisifs dans l'itinéraire affectif (et criminel) des personnages. Le réalisateur affirmait d'ailleurs dans une interview pour Libération que «c'est un enjeu essentiel du film et de sa sensualité de décochoniser le sexe ainsi, de poétiser la trivialité».
Le fantasme saphique
Au contraire des relations entre hommes, les réalisateurs sont en revanche nombreux à filmer des actes sexuels entre femmes. D'ailleurs, soit ces femmes sont hétérosexuelles, soit leur sexualité n'est pas précisée. Dans Black Swan, Natalie Portman ne semble pas insensible aux charmes de Vincent Cassel, mais cela ne l'empêche pas d'embrasser Mila Kunis et de la laisser lui faire un cunnilingus.
Certes, la plupart de ses scènes ne montrent pas vraiment d'acte sexuel et s'arrêtent le plus souvent au simple baiser, mais combien de scènes du même genre peut-on citer entre deux hommes ? La majorité des réalisateurs étant des hommes, les questionnements les plus audacieux et polémiques sont permis. Quoi de mieux, dans Vicky Cristina Barcelona, que de mettre en scène deux sex symbols féminins, Penelope Cruz et Scarlett Johansson, dans des ébats sensuels ?
Il n'y a donc rien d'étonnant aux propos de Julie Maroh, auteur de la BD Le Bleu est une Couleur chaude, adaptée au cinéma par Kechiche dans La Vie d'Adèle. Dans un article publié sur son blog quelques jours après l'annonce de la Palme d'Or, elle avait noté le manque de réalisme et la froideur des scènes de sexe entre Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux. Selon elle, le réalisateur filme plus un fantasme qu'une réalité. Un point sur lequel on peut néanmoins tiquer : La Vie d'Adèle est malgré tout une ode à l'amour. Loin d'être sortie de nulle part, la scène est la résultante de l'amour passionnel entre ces deux femmes. Elle s'inscrit dans la narration du film pour en accentuer l'intensité. Certes, on pourra toujours reprocher à Kechiche de ne pas avoir rendu la scène assez réelle, de ne pas s'être assez entouré de femmes lesbiennes à même de le renseigner sur leurs pratiques, mais toute représentation ne saurait être que subjective. Mettre en scène une relation lesbienne étalée dans le temps, et non un simple fantasme passager comme c'est souvent le cas, semble déjà constituer une belle avancée.
L'être humain, un objet sexuel
La question de la représentation de cette sexualité n'a donc pas fini d'être posée. Pour Guiraudie : «dans une époque comme la nôtre, où n'importe quel môme de 12-13 ans a aisément accès à du porno hardcore, on ne m'enlèvera pas de l'idée que cela pourrait être intéressant de mettre les ados face à du sexe qui raconte autre chose, une histoire d'amour au milieu des bois, par exemple. En tout cas, cela m'intéresse de ne pas abandonner le sexe à la pornographie». S'il faut donc dépasser la peur de choquer, la satisfaction des désirs du spectateur ne doit pas l'emporter sur le récit et la construction des personnages. L'histoire peut d'ailleurs se passer de l'excitation du spectateur. Pas besoin en effet d'être excité à la vue de deux hommes ensemble pour ressentir l'amour qui les unit. Guiraudie aborde justement cette recherche effrénée du plaisir et ses limites à propos de L'Inconnu du Lac : «Où est-ce que cela nous conduit collectivement, cette recherche effrénée du plaisir ? Je crois qu'on touche à une forme d'aboutissement d'un capitalisme fascisant, où chacun ne pense plus qu'à son plaisir, dans la négation de l'autre dès lors que l'on n'en jouit plus.».
Images : © Films du Losange, Gaumont
Je te laisse checker la fiche wiki, qui te donnera une liste détaillée des réalisateurs inclus dans le mouvement : http://en.wikipedia.org/wiki/New_Queer_Cinema
(mais dans le lot, tu peux retrouver Gus van Sant et Gregg Araki, pour les plus connus)
http://www.vodkaster...nic-room#ElmerHunter
Pour moi la réponse au "pourquoi ?" global de l'article semble plutôt évidente : le cinéma "grand public" n'a à mon sens pas grand-chose de progressif dans ses objectifs, et je le vois mal avoir le courage de se poser à l'avant-garde sur un sujet que la masse à laquelle il se destine est malheureusement loin d'avoir assimilé.
Erreur de ma part peut-être, mais je pense que la majorité de ce que le grand public consomme reste bêtement ciblé sur le mâle blanc hétérosexuel middle-class et peu courageux dans ses opinions. Il suit prudemment le mouvement, et le mouvement est lent, très lent. Du coup, je dirais que la raison pour laquelle on ne voit que très peu de scènes de sexe gay au cinéma fait partie du même lot de raisons qui font qu'on voit bien moins de nudité masculine que féminine à l'écran, ou qui font que proposer Idris Elba comme prochain James Bond puisse provoquer des réactions négatives, ou qui font encore qu'il n'est pas évident de trouver dans un film "qui marche" une héroïne féminine qui soit autrement plus complexe qu'une Barbie à punchlines.
Et cette raison est, à mon humble avis, que le traitement d'une catégorie de population par un média destiné à la foule informe responsable de sa discrimination, aura vraiment du mal à être aussi honnête et courageux qu'une oeuvre "underground" qui compte beaucoup moins sur le porte-monnaie de cette même foule pour vivre.
Après, ce qui me chagrine personnellement, ce n'est pas tant de savoir "pourquoi ne voit-on pas plus de sexe gay dans le cinéma grand public ?", que de savoir si c'est réellement possible sans que ça vire à la classique phagocytose d'une bonne intention par la finalité commerciale du cinéma mainstream, et/ou à la déshumanisation de l'acte, et plus globalement du corps, telle qu'elle est déjà bien actée dans la plupart des films dits "grand public".
Ça me fait penser à un pote qui me disait que maintenant que le mariage homo est possible en France, il est heureux, et que ça simplifie beaucoup de choses pour les couples qui en avaient envie, mais que personnellement, même si les choses marchaient sur la durée avec son copain actuel, il ne souhaiterait pas se marier, parce qu'il considère ça comme un embourgeoisement abrutissant.
Je crois qu'il y a quand même une marge précieuse entre, d'un côté, mener un combat juste pour faire accepter et rendre possible quelque chose qui devrait être élémentaire ; et d'un autre côté, finir absorbé et dissous dans la machine à écraser les nuances contre laquelle on s'est battu.
Je dirais même que j'ai parfois l'impression que la représentation du l'homosexualité ne sera d'autant possible que l'acte sexuel se déshumanise à l'écran. J'espère cependant avoir tort.
Il suffirait d'une poignée de réalisateurs suffisamment appréciés par le grand public et suffisamment percutants pour déplacer la norme hors de ses travers actuels. Je ne suis pas clair, par contre cet article-là illustre bien le truc http://courrierint.com/node/970372
Mais même avec une bonne influence de ce genre, je ne suis pas certain qu'on gagnerait une prise de conscience du public davantage qu'un effet mouton, un peu comme, je sais pas, le concept parfaitement bidon d' "alternative rock" dans les années 90.
Digression totalement gratuite.