Love est-il un porno qui a honte d'être un porno ?
Des scènes de cul très crues, de la 3D et le réalisateur d'Irréversible, Love avait tout pour faire sensation lors de sa séance de Minuit au dernier Festival de Cannes. Ce ne fut pas vraiment le cas. Le nouveau film de Gaspar Noé était-il trop gentil ou le public, trop blasé ? La polémique récente autour de son éventuelle interdiction aux mineurs a redonné une odeur de scandale à une œuvre qui ne sait plus trop si elle veut sentir le souffre ou pas. Parce que Love est un film traditionnel occulté par ses scènes de sexe ? Parce que c'est un porno ? Ou parce que c'est un porno qui a honte d’être un porno ?
Love peut dire merci à Fleur Pellerin. Le nouveau Gaspar Noé a cessé de faire le buzz dès la fin de sa projection cannoise, mais grâce à la ministre de la culture, il a connu un inattendu retour de hype. Quand Mme Pellerin ne lit pas assez, l’opinion publique s’étouffe, et quand elle veut voir un film… elle s’étouffe aussi, en tous cas quand elle veut le voir après la Commission de classification. Cette dernière accordait à Love un visa d'exploitation avec interdiction aux moins de 16 ans. La ministre a demandé un réexamen, peut-être dans la crainte d'une action des associations Promouvoir et ADH, comme le pense l'avocat de la première. La Société des Réalisateurs de Films a immédiatement relayé un communiqué de presse faisant état d’une « ingérence politique intolérable », omettant de rappeler que Fleur Pellerin était dans son droit et qu’elle pouvait bien transmettre ses observations à la Commission de classification, cette dernière aurait toujours le dernier mot (on voit mal un ministre invalider le second avis de la commission, quel qu'il soit). Tout le monde est monté aux créneaux, oubliant totalement qu’à l’époque de Baise-moi, il y a quinze ans, l’interdiction aux moins de 18 ans avait justement été instaurée pour permettre aux films sexuellement explicites mais non masturbatoires d’exister en salles.
Un artiste ne fait pas de porno, mais de l'art
Sexuellement explicite, Love l’est. Il a l’odeur d'un porno, mais se défend d'en être. Ce qui est bizarre quand on se souvient, comme l'a fait Le Tag Parfait, que Gaspar Noé disait vouloir faire un porno, il y a 5 ans de cela. On interdit donc à Ovidie d’assister à une projection presse du film, histoire de ne surtout pas créer de lien – pas même un tweet – entre l’ancienne actrice X aujourd’hui réalisatrice, et le film de Gaspar Noé, comme le montre cette capture de mail postée par Ovidie sur Facebook :
C’est bien de faire ça, parce que c’est se démarquer du X et de son sexe sale et vicieux ? C’est une vision des choses : le porno n’aurait pas le monopole du sexe authentique et il y aurait encore des cinéastes conventionnels pour le rappeler... Mais, devinez quoi ? Le porno a le monopole du sexe crédible, des emboitements vraisemblables et des écoulements de jus d'amour. On n’y peut rien : si les corps s'expriment en premier lieu par le sexe, et que cette sexualité est extatique, c'est du porno. Construire un cordon sanitaire entre un film rythmé comme un porno conventionnel – du cul, un dialogue, du cul, un dialogue – et le porno, ça ostracise encore davantage ce dernier en disant clairement que rien d’artistique ne peut en sortir, puisqu’à partir du moment où on est reconnu comme artiste, on ne fait pas un porno en enregistrant du sexe, mais une œuvre d’art.
Essayez, c’est génial : Gaspar Noé présente un boulard à Cannes – vendu l’année dernière au marché du film sur des visuels d'éjaculation sur sein et de trio de bouches, le film qui va « donner aux garçons la gaule, et aux filles, l'envie de pleurer » ; le contraire n’est visiblement pas envisageable, nous y reviendrons – et c’est un scandale s’il est interdit aux moins de 18 ans. Quand Ovidie se place sur le même terrain avec son film Le baiser, elle se retrouve classée X alors qu’elle ne demande rien d’autre que cette interdiction aux moins de 18 ans qui, pour le spectateur, équivaut surtout à un « il y a du cul, OK, mais ne vous masturbez pas s’il vous plaît, parce qu’on projette Vice-Versa dans la même salle ».
Il est dommage qu'on en vienne à soupçonner Love de pornophobie alors qu’il pouvait justement faire ce dont certains rêvent depuis longtemps, notamment Lars Von Trier, qui n’a toujours pas réalisé son porno, et se frustre à tourner autour du genre à coups d’inserts X ou via la production de films hard. Il est regrettable que ni Gaspar Noé, ni son producteur Vincent Maraval n’aient assumé la perspective d’une interdiction aux moins de 18 ans, qu’il n’aient pas revendiqué avoir fait un porno à haute valeur ajoutée, donc un vrai film de cul mais qui cherche autre chose que la simple excitation, plutôt qu’un film conventionnel avec beaucoup de cul dedans.
Incroyable ! Love est un cours d'éducation sexuelle !
Ce qui heurte Noé dans l’interdiction aux moins de 18 ans, c’est l’interdiction en elle-même, pas le fait qu’elle aurait pu s’appliquer à son seul film : pour lui, rien ne semble devoir être proscrit aux mineurs, surtout pas le sexe entre adultes consentants et amoureux, comme c’est le cas dans Love. Pour Vincent Maraval, c’est autre chose d’aisément compréhensible – aucun producteur ne souhaite voir ses possibilités d’exploitation réduites – mais de plus épineux si l’on se fie à ses tweets et à leur évolution. Il y a d’abord eu le cordon sanitaire avec le porno, évoqué plus haut, dont l'étanchéité a été renforcée dès que Fleur Pellerin s’est emparée du dossier :
Fleur pellerin a tranche, l acces libre et sans restriction du porno hard ou la femme n est qu un bout de viande sur internet, oui. LOVE non
— VINCENT MARAVAL (@MARAVALV) 26 Juin 2015
Nos ado sont donc condamnes a decouvrir le sexe sur internet a travers des athletes bodybuildes tatoues et rases qui se croient aux JO
— VINCENT MARAVAL (@MARAVALV) 26 Juin 2015
Love serait donc une œuvre éducative, avant d’être une œuvre d’art, puisque son producteur célèbre ses vertus pédagogiques avant d’invoquer le souvenir de Pasolini, Bunuel et Fassbinder ? Juste avant – 3 h plus tôt plus précisément, ne soyons pas de trop mauvaise foi – mais il n’empêche, voilà un drôle d’aspect mis en valeur, auquel il est difficile d’adhérer. La plastique des héros de Love n'est pas désagréable et on ne peut pas dire que le film ouvre à une sexualité moins performative et physique que la majorité de la production X. Au moins, L'Empire des sens avait le mérite de branler un clochard et de faire jouir une geisha vieillissante, deux corps socialement marqués et peu fréquents dans le hard majoritaire (même les tags « hobbo » ou « granny » ont de l'avenir)...
L’argument est donc un peu faux-cul, surtout que les body builders en question sont les figurants très actifs et dévoués de la scène du club libertin, comme en témoigne l’ex-hardeuse Angell Summers : « J'ai participé au film Love et pour être honnête, même si l'équipe était top, j'avais vraiment l'impression d'être sur le tournage d'un film X. Scène dans un club libertin, découverte de ce monde par un jeune couple, actrices porno sur des talons de 15 cm, scènes qui se finissent forcément par l'éjaculation de l'homme... Tout était comme pendant mes 5 ans dans ce métier ». Vincent Maraval présente le film comme la seule alternative au hard visible sur Internet pour s’initier au sexe et surtout, il invite à le juger sur le plan moral. Concernant un film venant du réalisateur de Seul contre tous, un premier long au début duquel un pilier de bar montrait un flingue en disant « la voilà ma morale », c’est croustillant, mais surtout maladroit.
Nagisa Oshima a eu beau avoir réalisé le plus grand film de cul de tous les temps, il a dû se défendre devant les tribunaux japonais. Pensez-vous, là-bas on brouille à l’écran les parties génitales, alors les branlettes à pleines mains et les œufs durs dans le vagin… En 1978, devant des magistrats tokyoïtes, Oshima adopte une ligne claire : il refuse de dire que son film n’est pas obscène, parce que pour lui, l’obscénité n’existe pas, sauf dans la tête des policiers et des procureurs, et que même s’il acceptait l’existence de l’obscénité, il ne voit pas en quoi elle constituerait un délit pénal.
Pas plus d'une quéquette à l'écran
En France, Love était loin de tomber sous le coup de la loi, heureusement. Peut-être que s’il l’avait été, ses défenseurs auraient élevé le débat comme l’a fait Oshima, on ne le saura jamais... Il a donc fallu se contenter d’une réponse hygiéniste plutôt que transgressive, preuve que les temps ont bien changé, et que le conservatisme est parfois le nouveau progressisme : du sexe, du sexe, oui mais avec de l’amour, la morale est sauve !
A moins que Love n'appelle « amour » ce que le porno appelle sexe. Dans Love, on s’aime à deux, à trois, en groupe, entre femmes, entre homm… Ah non, pas entre hommes. Ou pas entre pénis, pour être plus précis. Le film de Noé se moque de tous les tabous sauf un qui ne devrait plus en être un : l’homosexualité masculine. Pour se plier au fantasme de sa femme adorée, le héros du film doit avoir une expérience avec un transexuel. Et là, tenez-vous bien : on n’a pas perdu une goutte de sperme de tout le film, mais de cette scène, on ne voit rien et, cerise sur le gâteau, notre homme en sort tout penaud, intimant à sa compagne de ne plus jamais évoquer ce qu’il vient de vivre. Si vous avez eu la curiosité de voir Que viva Eisenstein ! et le long plan-séquence d'initiation du héros au plaisir anal, ce soudain blackout de Love vous fera bien rire.
Le cinéma de Noé a toujours entretenu une attraction/répulsion envers les jeux de quéquettes, fasciné qu’il est par la sodomie, dégoûté par ceux qui s’y adonnent. Alors que dans le dernier film X d’Ovidie diffusé sur Canal Plus, Le baiser, le glissement entre les pratiques sexuelles se fait de manière très naturelle, à l’occasion d’un échangisme aquatique tout aussi empreint de sentiments que Love, ce dernier nous met en pleine figure cette barrière insurmontable pour lui.
Porter le dégoût des puissants avec fierté
Sans aller jusqu’à se référer au 1er samedi du mois, rappelons-nous de Shortbus dont le sexe chaud diffusait une euphorie qui n’était pas que sexuelle. Ils sont rares les films que l’on pourrait conseiller à ses parents et qui démarrent sur un type qui s’autosuce… Quand on demandait à John Cameron Mitchell pour quelle raison il avait tourné de vrais scènes de cul, il répondait en substance : « Pourquoi ne pas utiliser toutes les couleurs de la palette ? Vous n’auriez pas imaginé Hedwig and the Angry Inch sans chanson alors pourquoi faire Shortbus sans sexe ? ». Loin de la détente de Mitchell à ce sujet, nos confrères s’entêtent à demander si les coïts de Love sont simulés ou non, et leurs interlocuteurs, bien à plaindre sur ce coup, s’emmêlent dans leurs réponses. Comme si ça avait une importance, depuis que le sexe du violeur d’Irréversible est une prothèse numérique, que les pubis de La vie d’Adèle sont recouverts de moulages, que les corps nus de Nymphomaniac 2 sont ceux de doublures incrustés des visages des acteurs... Comme si la vérité du plateau devait être celle de l’écran (bêtise : on n'est pas allé dans l'espace pour tourner Gravity), comme si le porno n’était pas par essence un genre soumis au truc (si vous en doutez, regardez le segment Destricted tourné par Larry Clark, très instructif au sujet des lavements anaux pré-sodomie).
Love n’est pas interdit aux moins de 18 ans. Non parce qu’il défend une vision prétendument fleur bleue de l’amour ou parce qu’il se défend d’être porno, mais parce qu’il n’a pas les qualités subversives et punk de Baise-moi pour avoir l’honneur d’être interdit aux moins de 18 ans. Vincent Maraval a pu RT un tweet de Coralie Trinh-Thi, coréalisatrice de Baise-moi, pour tenter de jeter un pont entre Love et son film à elle. Interdire Ovidie, ça n’avait servi à rien, alors quitte à se raccrocher à la culture porn, autant se positionner en rebelle martyr…
Gaspar Noé figurait en tête de liste des remerciements de Baise-moi, qui comptait un extrait de Seul contre tous - ET un extrait de Prison, un porno de John Love - monté en parallèle d’une scène de baise, ce qui nous permettait d’avoir le phallus en action d’un côté, et un saucisson découpé en tranches de l’autre. On n’a pas dit que Baise-moi était fin… Il est tout le contraire même, mais il bouscule. Sauf que Raffaëla Anderson qui laisse s’écouler le sang de ses règles dans sa baignoire ou qui vomit sur la bite d’un type levé dans un bar, avant de le foutre à la porte ; on ne risquait pas d'avoir ça dans Love, film phallocentré dont on voit mal en quoi lui ne traite pas les femmes comme « des bouts de viande ». C’est du côté des opprimées que se plaçait Baise-moi, parce que quand un film comme Le dernier Tango à Paris faisait sa promotion en Amérique du Sud, c’est à Maria Schneider que l’on jetait des plaquettes de beurre en la traitant de salope, pas à Marlon Brando. C’est pour ça que Love n’avait rien à craindre d’une interdiction aux moins de 18 ans. Parce qu’une interdiction aux moins de 18 ans, ça se mérite.
Mise à jour : visiblement, la tristement célèbre association Promouvoir n'a pas lu notre article et a décidé de faire à Love l'honneur de se présenter comme une oeuvre subversive. Celle-ci vient donc d'obtenir son interdiction aux moins de 18 ans auprès du tribunal administratif de Paris. Le Conseil d'Etat devrait avoir très prochainement son mot à dire à ce sujet... En attendant, les conséquences négatives éventuelles sont davantage à chercher du côté de la diffusion télé et de la VoD, que de l'exploitation en salles. On notera la force de l'argument critique d'André Bonnet, avocat de Promouvoir, à qui Allociné a jugé bon de donner un droit de réponse, comme si celui obtenu via le tribunal administratif de Paris ne suffisait pas : « à la réflexion, compte tenu de la faiblesse insigne du scénario et des longs soliloques soporifiques du personnage principal, le classement en X aurait également pu être envisagé (n’oublions pas que le film a été hué à Cannes, par des professionnels qui en ont pourtant vu d’autres) ». Comme nous, M. Bonnet considère donc que l'interdiction aux moins de 18 ans peut obéir à un critère qualitatif. La différence majeure, c'est qu'à nos yeux, elle peut-être signe de vitalité et d'anticonformisme, non de médiocrité artistique. Love se retrouve donc dans la position hautement estimable à nos yeux d'oeuvre subversive, mais pas pour de bonnes raisons.
Mise à jour de la mise à jour : le Conseil d'Etat a confirmé l'interdiction du film aux mineurs. Celui-ci n'a pas remis en cause la décision du juge des référés du tribunal administratif de Paris qui avait établi « par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que le film Love comportait de nombreuses scènes de sexe non simulées ». L'association Promouvoir, à l'origine de l'affaire, doit recevoir 1000 euros versés par l'Etat, « au titre des frais exposés ».
J'aime bien le travail d'Ovidie, et si Le Baiser souffre encore de lacunes dans le jeu des acteurs et la réalisation, il aurait été agréable de le voir en salles, accompagné d'une simple interdiction aux moins de 18 ans. De ce fait, j'ai été surpris que Love soit simplement interdit aux moins de 16 ans; il y a bien deux poids deux mesures.
Il y a de beaux moments dans "Love" (le raccord entre le doigt pointé de Noé vers l'écran et la bite turgescente en gros plan résume la phallocratie en deux plans), mais honnêtement, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas autant ennuyé au ciné.
Il est important que le porno n'ait pas le monopole du sexe explicite et, pour l'instant, on dirait qu'on ne s'est pas encore remis du coup double d'Adèle et l'Inconnu du Lac.