Paolo Sorrentino et Matteo Garrone sont-ils le même réalisateur ?
À deux mois d'écart sortent deux films italiens qui vont compter cette année : Tale of Tales (le 1er juillet) et Youth (le 9 septembre), réalisés respectivement par Matteo Garrone et Paolo Sorrentino. Ces deux enfants chéris du cinéma transalpin ont un parcours très similaire : ils sont nés à la même période, ils ont été révélés par le Festival de Cannes, ils partagent les mêmes obsessions à l'égard de certains thèmes (le désir, le rêve, la nostalgie, la beauté...), le même teint hâlé, la même chevelure ondulée... Au point qu'on pourrait presque les confondre. À raison ?
Tale of Tales et Youth sont deux pamphlets qui, fondamentalement, se complètent. Sorrentino fait d'un hôtel suisse à la fois un théâtre de la débauche et un écrin pour une vieillesse privilégiée qui se complaît dans son ennui, tandis que Garrone met en scène la dépravation des artistocrates, tout au long d'une envolée poétique, lyrique et imaginaire. Sur le fond, l'approche de Sorrentino est plus discutable que celle de Garrone. Difficile, en effet, de s'extasier devant une juxtaposition de situations aussi absurdes qu'inutiles... En revanche, tout le monde s'accorde sur la beauté plastique commune aux créations des deux hommes, comme sur leurs talents de metteurs en scène.
Youth est un peu le Tale of Tales du XXIème siècle. Les rois d'hier, qui tuaient le temps en regardant d'un oeil torve les pitreries des cracheurs de feu et autres saltimbanques, sont devenus les idoles pop blasées d'aujourd'hui (« tu vas voir qu'ils vont nous infliger un mime avant la fin de l'été » déclare le personnage de Paul Dano dans Youth, un acteur obsessionnel proche du souverain qu'incarne Vincent Cassel dans Tale of Tales). Le château issu des contes imaginaires est devenu un hôtel de thalasso pour les anciennes stars, mais ce sont les mêmes types de désirs qui s'expriment. « Un désir qui va jusqu'à l'obsession et pousse les gens à commettre des actes tragiques » nous a confirmé Matteo Garrone lorsque nous l'avons rencontré. Comme ce roi qui sacrifie sa fille en la laissant aux mains d'un ogre dans Tale of Tales, où comme ce réalisateur joué par Harvey Keitel dans Youth, totalement possedé par son envie de terminer son film "testament".
Génération unie
Avec leurs précédents films, on pouvait déjà construire une passerelle entre Sorrentino et Garrone : les scènes d'ouverture de La Grande Belleza et de Reality étaient interchangeables. À chaque fois, il s'agissait d'une grande fête dans un palace luxueux, où le paraître et la dépravation étaient portés aux nues, où l'on acclamait un séducteur mondain chez Sorrentino, une vedette de téléréalité chez Garrone. Même scène, même thème, même type de personnage. Trop de complémentarité, trop d'analogies, on ne peut faire l'économie d'une théorie du complot : ces réalisateurs ne sont qu'une seule et même personne.
D'ailleurs, lorsque nous avons demandé à Matteo Garrone s'il pensait faire partie d'une nouvelle génération de réalisateurs italiens, de ceux qui réhabilitent le cinéma transalpin au sein du paysage cinématographique mondial, celui-ci nous a répondu « Si ! », avec un sourire en coin. Sans rien ajouter. Sans aucune précision sur ce qu'il pense du cinéma de ses compères, dont celui de Sorrentino... Garrone serait-il simplement économe de ses mots ? Non, c'est forcément plus complexe que ça. On déduit de cette réponse laconique que, pour lui, faire l'éloge de Paolo revient à se jeter des fleurs. La preuve d'une schizophrénique assumée. CQFD.
L'ombre de Nanni Moretti
Mais si Paolo Sorrentino et Matteo Garrone sont la même personne, quelle est-elle ? Serait-ce... Nanni Moretti ? Mais oui, forcément ! Super Nanni commence à se faire vieux, il s'est donc créé deux alter-ego pour régénérer son aura et, dans le même temps, rester le seul porte-drapeau du cinéma italien contemporain. Remontons le fil des événements. Tout débute à Cannes en 2008. Sean Penn est président du jury, et les clones de Moretti entrent en Compétition pour la première fois, main dans la main. Ils reprendront finalement le train pour Rome avec, dans leurs valises, le Prix du Jury pour l'un et le Grand Prix pour l'autre. Pourquoi pas la Palme ? Parce qu'attribuer la palme d'or ex-aequo aurait été beaucoup trop gros. Grand ami de Nanni Moretti, Sean Penn n'a pas voulu mettre en danger son secret en l'exposant aux yeux suspicieux du grand public. En contrepartie, Moretti lui a offert le rôle principal de son film suivant, réalisé Sorrentiniennement en 2009 : This Must Be The Place. La machination est diabolique.
En 2012, le réalisateur de La Chambre du Fils ne recule devant rien et accomplit un exploit sans équivalent : être à la fois président du jury du Festival de Cannes et avoir un film en compétition, Reality, à qui il attribue modestement le Prix du Jury. Un choix polémique, certains détracteurs l'accusant de favoriser ainsi un film distribué et coproduit par Le Pacte, la société qui s'occupe également des films signés Nanni. Brillant Moretti qui leurre son monde ! Car il fallait regarder beaucoup plus loin. En vérité, l'homme s'auto-congratule, mais personne ne le remarque grace à ce contrefeu allumé au nom d'un prétendu conflit d'intérêts sans importance. Malin, Moretti se fait ensuite oublier pendant 3 ans. Pour mieux frapper. Il est revenu cette année dans le plus grand festival de cinéma du monde, en Compétition, et en abattant toutes ses cartes : trois films en lice pour la Palme, à savoir Mia Madre, Tale of Tales et Youth ! Son terrible secret aurait-il été éventé ? Comment le jury a-t-il eu connaissance de sa condition tripolaire ? Nul ne le saît encore. Toujours est-il qu'un scandale de triche n'aurait servi en rien les intérêts du Festival. Le jury a donc choisi de ne rien dire et de ne rien faire. L'Italie et son unique représentant sont repartis bredouille.
Si, Io parlo English very well !
Moretti reste très attaché à son pays en forme de botte. Pour autant, tels des Minus et Cortex, Moretti 2 et Moretti 3 représentent ce que souhaite le premier Moretti : conquérir le monde. Nanni exprime ce désir fou à travers ses clones. Youth et Tale of Tales ont donc été tournés en anglais, avec un casting international. Un bon moyen d'élargir son audience, comme ils nous le confirme à travers la bouche de Matteo : « J'ai pensé effectivement que passer à l'anglais pouvait aider le film à trouver une véritable universalité, à être accueilli non seulement en Italie, mais dans le monde entier ». Mais il se contredit parfois - la faute à ses multiples personnalités qu'il faut gérer - comme lorsqu'il déclare en 2013, sous la forme de Paolo Sorrentino qu'il n'a « jamais eu d'ambition américaine », avant de venir chercher son Oscar, puis de réaliser Youth... En tant que Nanni, aux yeux du monde, Moretti se doit de rester fidèle à son image d'italien pure souche. Mais il ne peut s'empêcher d'y apporter une touche anglo-saxonne, emporté qu'il est par sa pulsion exportatrice. Dans Mia Madre, John Turturro assure donc le spectacle dans la langue de Shakespeare. Il joue d'ailleurs le rôle d'un entrepreneur américain qui débarque comme le messie et doit reprendre une entreprise en faillite, en s'adaptant comme il le peut à la culture italienne. Formidable personnalisation métaphorique de cette nouvelle tendance du cinéma italien de passer par l'anglais pour « survivre ».
Quoi qu'il en soit, les trois hommes semblent courir après un but et un projet commun. Moretti, Sorrentino et Garonne ont un MSG : l'Italie est encore une terre de cinéma. Ambitieuse, poétique, un peu brouillonne et prétentieuse parfois, et qui mérite qu'on s'y intéresse. Mais la schizophrénie n'est-elle pas un tribut trop lourd à payer ? La réponse dans notre prochaine enquête consacrée aux liens troubles entre Vincent Lindon et le lobby des moustaches.
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Pinkpanther3 juillet 2015 Voir la discussion...