Eye of the tiger

Comment L’Odyssée de Pi s'approprie le huis clos

Dossier | Par Yohann Ruelle | Le 25 décembre 2012 à 12h11

Ang Lee est l'homme de tous les défis. Le réalisateur taïwanais, conteur de l'impossible, livre avec L'Odyssée de Pi un voyage intimiste et grandiose où la fabulation flirte avec l'épanouissement de l'individu. Derrière la féérie visuelle, se cache un survival movie en huis clos. Faire tenir sur deux heures de film un tigre et un garçon dans un canot de sauvetage ? Oui, l'Odyssée de Pi réussit cet exploit... non sans user de quelques subterfuges...

Avant tout propos sur le huis clos, une petite piqûre de rappel ne fera pas de mal. Huis clos est un mot composé dérivé du latin ustium, qui désigne la « porte » en français contemporain, et de l'adjectif clos, dérivé du verbe clore, à savoir « fermer ». L'expression « à huis clos » signifie « toutes portes fermées », en « petit comité », en « secret ». Par extension, le terme désigne un procès auquel le public ne peut assister. En littérature, le huis clos a connu un vif succès avec la pièce de Jean-Paul Sartre. Sur le plan cinématographique, c'est un long-métrage intimiste où l'action se déroule dans un seul lieu, espace d'évolution des protagonistes qui y sont prisonniers. Procédé utilisé par Alfred Hitchcock ou Roman Polanski, le huis clos est un sous-genre particulièrement apprécié du film d'horreur et du thriller, où suspense, tension, survie, paranoïa et folie sont souvent de mise.

A priori, un rapprochement entre ces éléments et l'univers idyllique et enchanteur de L'Odyssée de Pi relève au mieux de l'inconscience. Pourtant, en traitant de la survie de l'homme face à la nature, en le confrontant à sa foi et à lui-même, Ang Lee tient le pari hautement risqué d'embarquer le spectateur deux heures durant sur un canot au beau au milieu de l'océan, avec pour seuls compagnons un garçon et un félin. Une idée aquatique déjà exploitée dans Lifeboat du maître Hitchcock, mais réduite ici à ce bras de fer. La prouesse du cinéaste est de ne jamais nous montrer que l'on regarde un véritable huis clos, grâce à une inventivité débordante et le recours à des artifices cinématographiques.

Le pouvoir de l'imagination

Avec son histoire extraordinaire et sa beauté plastique enchanteresse, L'Odyssée est une invitation de chaque instant au rêve et à l'évasion. Le dépaysement est total avec ce parachutage dans l'Inde française de Pondichéry, son bestiaire exotique (girafes, hyènes et suricates côtoient baleines, méduses et poissons volants) et cette épopée grandiose et terrifiante. On le sait, Ang Lee possède un talent certain pour mêler dimension intimiste et exigences spectaculaires. Son ingéniosité apporte le souffle romanesque et poétique suffisant pour subjuguer son audience, à renforts d'effets visuels et d'une photographie à pleurer (à créditer au virtuose Claudio Miranda, directeur photo de Tron l'héritage et Benjamin Button). Et puisque le cinéaste taïwanais touche à l'ambition, démesurée dirons certains, de frapper l'imaginaire, c'est précisément cet outil qu'il utilise pour orchestrer ce duel au sommet entre l'homme et la nature, entre Pi, le garçon lunaire et Richard Parker, le tigre sauvage.

L'imagination, dans les doigts de fées du réalisateur, devient un moyen de s'affranchir des codes traditionnels imposés par le huis clos. On est loin de l'espace confiné, comme le claustrophobique cercueil de Buried. Ici, la surface déchainée de l'océan se transforme en immense flaque de miroir le calme revenu, permettant par là d'agrandir artificiellement le décor et de laisser au spectateur une impression de liberté. Ce n'est qu'une cruelle cage dorée pour le jeune Pi, otage de ce naufrage, dont le seul et maigre bouclier face à la noyade est un canot de sauvetage, lui-même source de danger par la présence du tigre.

Physiquement incapable de se libérer, le jeune homme est prisonnier de la solitude qui le ronge. Alors il trompe l'ennuie en créant par son esprit l'autre. La rupture de la communication et l'isolement, classiques récurrents du huis clos, sont transformés par Ang Lee en forces motrices. Richard Parker, le tigre personnifié en compagnon de route, devient son interlocuteur, à l'instar du ballon Wilson de Tom Hanks dans Seul au Monde. Ce monstre de poils est son ennemi et son ami, celui qui pourrait le tuer d'un coup de griffes mais grâce à qui il reste en vie, éveillé par sa menace, apaisé par sa présence. Et quand ça ne suffit pas, Pi Patel interpelle Dieu/Vishnu/Allah ou se parle à lui-même par le biais de l'écriture, griffonnant sur du papier le contenu de ses longues journées ou des conseils de survie.

Déstructuration de l'espace et du temps

Dans la construction d'un huis clos, chaque personnage sous l'ombre du danger adopte le réflexe de la fuite. Mettre le plus de distance possible entre la menace et sa personne devient l'objectif premier, le seul moyen de maximiser ses chances de survie. Ainsi, Pi s'éloigne de la barque en construisant un petit radeau annexe, relié par une corde à la « demeure » de Richard Parker. De quoi lui assurer un minimum de sécurité. Dans une des séquences du Prince des Ténèbres de John Carpenter, Walter, alors bloqué dans une pièce par les créatures zombiesques, se réfugie dans un placard. Lorsque les morts-vivants s'attaquent à sa porte, il ne lui reste d'autre échappatoire que de percer le mur même, de creuser un nouvel espace. Les personnages entrevoient une chance de s'en sortir dans la compréhension que l'espace n'est pas une donnée immuable et qu'ils peuvent également la modifier. Pi, en réalisant ne plus pouvoir continuer son affrontement permanent avec le félin, finira par vaincre sa peur en le défiant pour délimiter son territoire.

Pour brouiller les pistes, le film d'Ang Lee multiplie aussi les effets de dislocation du temps. La structure narrative, similaire à Titanic, est déjà une dédramatisation en soi : puisque le héros vieilli raconte son histoire, c'est qu'il survivra à son aventure, occultant d'emblée le suspense reposant sur ce principe. C'est donc à coups de flashbacks et d'ellipses temporelles qu'est construit le long-métrage, la voix-off du narrateur se chargeant de nous conter ce récit fantastique. Un procédé aux antipodes d'un Alfred Hitchcock comme La Corde, où l'intégralité du long-métrage donne l'impression d'un unique plan-séquence.


Juste un peu tendu, extrait de La Corde

Il est d'ailleurs assez intéressant de noter l'évolution du radeau dans L'Odyssée de Pi, véritable marqueur qui apparaît de scène en scène plus élaboré, signe du temps qui s'écoule et de l'acclimatation du protagoniste à sa condition. Avec l'apparence physique de Pi (cheveux, amaigrissement), ils forment les seuls indicateurs discrets permettant de situer la durée de sa dérive sur l'océan, préférant laisser le spectateur flotter dans une bulle hors du temps... comme dans un songe ?

Le huis clos d'Ang Lee est donc un huis clos d'aventure, un suspense ayant pour fondement même l'incroyable odyssée et cette question : comment Pi Patel a-t-il réussi à survivre ? Avec une structure peu conventionnelle pour le genre, le film affiche le paradoxe de déployer des ressources colossales. Le huis clos est souvent utilisé pour servir une idée simple nécessitant une mise en scène économique, à la manière des bottle episode des séries TV. Mais Ang Lee, « avide de nouvelles sensations » comme il le dit lui-même, veut faire rêver le cinéma et faire du cinéma pour rêver. Aux spectateurs enfermés dans la salle de cinéma, il donne la clef de l'évasion : la projection d'un ailleurs.

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