Rentrer dans le Lars

L’Origine du monde de Nymphomaniac

Dossier | Par Chris Beney | Le 29 janvier 2014 à 12h31

Fin de notre diptyque consacré à celui de Lars Von Trier. Avec la sortie de Nymphomaniac - Volume 2, qui ajoute trois chapitres aux cinq que compte le volume 1, Joe (Charlotte Gainsbourg) finit de raconter ses histoires de sexe à Seligman (Stellan Skarsgard), l'homme qui l'a trouvée gisante dans une ruelle, inconsciente.

En attendant la version intégrale et non censurée, Nymphomaniac a choisi son camp (le 2 = 1 décrit dans notre article précédent), se rapprochant comme prévu d'une construction proche de Kill Bill. Hétérogénéité des styles (pas de dessin animé, mais des identités visuelles marquées pour chaque chapitre), narration suspendue à un cliffhanger à la fin du premier volet, un ton plus solennel et un rythme nettement moins élevé dans le second volet, et un sacré paquet d'autocitations : comme Tarantino, Von Trier s'apparente sur ce projet à un cinéaste DJ qui mélange (le documentaire animalier, les considérations mathématiques, Mozart et Rammstein), reconsidère ses habitudes et reformule des éléments empruntés à d'autres. Petite dissection de quatre heures de film, afin de savoir ce qui se trouve dans cette bête de sexe.

Nymphomaniac a du Cannes en lui

Personne n'a oublié les malheureuses déclarations de Lars Von Trier pendant le Festival de Cannes 2011, qui avaient valu au réalisateur d'être déclaré persona non grata. Et même si c'est le cas, il y a toujours quelques mesquins pour les rappeler. Nous faisons partie de ces mesquins.

C'est donc au cours de la conférence de presse de Melancholia que Lars Von Trier fait «une Mel Gibson», selon les termes du Hollywood Reporter. Il raconte avoir longtemps cru être juif et heureux de l'être jusqu'à ce que sa rencontre avec sa compatriote et consoeur Susanne Bier, réellement juive elle, lui fasse comprendre qu'il était en fait nazi. Von Trier dit avoir «un brin de compassion pour Hitler», avant de se lancer - mauvais esprit oblige - dans un désolant baroud d'honneur : «Je ne suis pas contre les juifs, pas même Susanne Bier. En fait, je suis même avec eux. Tous les juifs. Enfin, Israël cherche les emmerdes (is a pain in the ass), mais...».

Fidèle à son goût de la provocation, le cinéaste danois ne se prive pas de faire référence à cette triste mésaventure par la voix de Seligman. L'homme qui recueille Joe se présente comme juive par nostalgie pour ses parents, et antisioniste, mais surtout pas antisémite, les deux n'ayant rien d'incompatible rappelle-t-il. A ce post scriptum de sale gosse, Von Trier ajoute un dérapage verbal via le personnage de Joe qui, dans le volume 2, désigne les deux Noirs avec qui elle veut coucher comme des «nègres». Seligman exprime son émoi (même s'il qualifie simplement le terme de non « politiquement correct » plutôt que de s'émouvoir de son caractère injurieux), mais Joe lui répond grosso modo que la véritable plaie, ce sont ceux qui empêchent l'emploi de ces mots jugés offensants, et s'en prennent ainsi à la liberté d'expression... Sale gosse, certes, mais pas suicidaire, Von Trier joue évidemment sur les places occupées par Joe, la conteuse de sa propre histoire, et Seligman, son commentateur. Un endroit qui serait au film ce que la fosse orchestre est à un théâtre, une alcôve située entre la scène, lieu du spectacle (les aventures sexuelles de Joe), et la salle, lieu du public. Ce dispositif permet à Von Trier d'être au four et au moulin, à la fois polémiste et objecteur de conscience, cinéaste et critique. Si vous avez quelque chose à y redire, la réponse est toute faite : «les personnages ne font que débattre, rien n'interdit cela, et si ça ne vous va pas, dîtes-le à Joe et Seligman, pas à moi». Impossible de déclarer Nymphomaniac pelicula non grata (on vous épargne Joe qui vante les mérites du pédophile ne cédant jamais à ses pulsions...).

Nymphomaniac a de l'Autriche en lui

L'Autriche, c'est le pays de l'amour et des caves, du cinéma à l'approche clinique et au contenu nauséeux. Le début de Nymphomaniac - Volume 1 fait penser à celui de Funny Games de Michael Haneke à cause de sa musique. Führe mich (conduis-moi) de Rammstein n'est pas Bone Head de Naked City. Le contraste est moins appuyé chez Von Trier que chez Haneke - on était dans une voiture, avec une famille parfaite, quand éructations et guitares saturées recouvraient la musique classique de l'autoradio - mais comme ce n'est pas tous les jours que l'on entend du hard rock dans un film dit d'auteur, ça frappe forcément...


Intro, extrait de Funny Games

Et comme il n'y a pas que Haneke dans le vie, on pense aussi au bon Ulrich Seidl qui renouvela jadis l'art lyrique avec Dog Days, en faisant chanter la Cucaracha à un homme à quatre pattes sur un canapé, un drapeau enfoncé dans le derrière. Nous étions jeunes, nous étions fous, mais moins que Seidl, devenu l'auteur d'un triptyque intitulée Paradis, que Nymphomaniac - Volume 2 n'est parfois pas s'en rappeler. Lorsque Joe se retrouve entre deux phallus noirs, alors que leurs propriétaires se disputent les orifices à prendre, on songe, émus, au zizi entouré d'un joli noeud rose de Paradis : Amour, premier volet consacré aux vacances africaines et sexuelles d'une autrichienne. Le sevrage austère de Joe, bien décidée à effacer de son appartement ce qui est susceptible de l'exciter, c'est-à-dire tout, évoque le sacerdoce de la croyante de Paradis : Foi qui ne rechignait toutefois pas à frotter un gros crucifix contre son bas-ventre. Et pour la thérapie de groupe contre l'addiction sexuelle vue dans Nymphomaniac - Volume 2, il reste possible de jeter un oeil à Paradis : Espoir et son ado en surpoids, envoyée dans un camp d'amaigrissement, où elle devient l'amante de son instructeur. L'amour, toujours.

Nymphomaniac a du Lars Von Trier en lui

Nous sommes arrivés à un point où tout élément d'un nouveau Von Trier peut convoquer un aspect d'un ancien Von Trier. Nymphomaniac - Volumes 1 et 2, c'est donc Dogville pour les humiliations infligées au final à Grace (Nicole Kidman) et le petit virage vers le film criminel (Joe torture des mauvais payeurs pour gagner sa vie, Grace est la fille d'un mafieux digne d'Al Capone) ; Dancer in The Dark pour la musicalité des bruits du quotidien (il faut bien écouter le début du volume 1, avec ses gouttes de pluie sur un avant-toit, sur le sol, dans des flaques) et l'écran noir qui dure (cette fois à la fin du film, pas en ouverture) ; Melancholia (enfant, Joe s'offre au soleil dans la même position que Kirsten Dunst sous la Lune) ; etc.

Le top du top de la reprise concerne Antichrist pour le clin d'oeil et Breaking The Waves pour l'histoire. Du micro et du macro. Une séquence de Nymphomaniac - Volume 2 rejoue le début d'Antichrist, dont le couple forniquait sous la douche plutôt que de surveiller son petiot.


Intro partie 1 - Union charnelle, extrait de Antichrist

Le gamin escaladait la rambarde d'un balcon pour regarder la neige tomber dans la nuit, avant de s'écraser sur le trottoir en contrebas. Dans Nymphomaniac, Joe est tellement occupée à se faire fouetter par un maître SM, qu'elle laisse son tout jeune fils seul chez elle. Soudain, la musique d'Haendel retentit (la même que dans Antichrist), l'enfant s'extrait de son lit à barreau, se dirige vers une porte-fenêtre laissée ouverte? Même cause, même effet ?

Concernant Breaking The Waves, outre le chapitrage, c'est la scène de l'hôpital dans Nymphomaniac - Volume 1 qui frappe. Bess (Emily Watson) couche avec tous les hommes possibles, afin de répondre au voeu de son mari devenu impotent suite à un accident. Jérôme (Shia Labeouf) finit certes par faire la même proposition à Joe quand il constate n'être d'aucune d'aide s'agissant de ses orgasmes, mais ce n'est pas cela qui compte. Ce qui importe, c'est qu'au moment où son père est hospitalisé dans un état critique, Joe se confond avec Bess en transformant sa nymphomanie en chemin de croix.


Chapter 4: Delirium, extrait de Nymphomaniac : Volume 1

Comme l'héroïne de Breaking The Waves, elle couche pour sauver l'homme de sa vie, sans succès évidemment, puisque que contrairement à Bess, elle y prend beaucoup trop de plaisir. Et parmi toutes les qualités de Lars Von Trier, la misogynie n'est pas la moindre (mais ce n'est pas dirigé contre vous mesdames, ce n'est qu'une déclinaison de sa misanthropie). S'il dote ses personnages féminins d'une aura divine, il en fait systématiquement, au mieux, des anges de la mort (Nicole Kidman dans Dogville, Charlotte Gainsbourg dans Antichrist), au pire, des martyrs. Bess va d'elle-même vers ses bourreaux pour faire sonner les cloches du ciel et relever son mari, mais question dolorisme, elle ne pèse rien par rapport à Selma (Bjork) dans Dancing in The Dark, injustement accusée de tout, refusant de se défendre pour ne pas perdre l'argent qui empêcherait son fils de devenir aveugle, Selma qui chante dans le couloir de la mort, Selma à qui on coupe le sifflet en la pendant de la manière la plus brutale et sèche. Les femmes de Von Trier sont christiques. Elles sont sur Terre pour souffrir et endurer dans leur chair les pêchés des hommes. Si ça ne leur va pas, elles n'ont qu'à aller vivre dans un autre film.


107 steps, extrait de Dancer in the Dark

Nymphomaniac a de la spiritualité en lui

La meilleure blague jamais faite par Lars Von Trier fut de dédier Antichrist à Andrei Tarkovski. Lui qui ne jurait que par Dreyer, il revendiquait un nouveau maître à penser dont on peinait à voir clairement l'influence, jusqu'à Melancholia, ne serait-ce que parce que sa planète géante se rapprochait de Solaris dans le film éponyme de Tarkovsky. En fait, Von Trier s'intéresse à la transcendance, et il la trouve naturellement chez Dreyer et Ordet, Tarkovsky et Le miroir ou Le sacrifice (l'objet-titre du premier et l'arbre du second sont convoqués dans Nymphomaniac - Volume 2), voire chez Bruno Dumont.


Lévitation, extrait de L'Humanité

Lorsque Joe, enfant, se met à léviter dans un pré, en proie à un orgasme, elle rappelle Pharaon, le héros de L'humanité, qui s'élevait au-dessus de son jardin potager. Joe et Pharaon ne font rien pour s'attirer une quelconque grâce, mais leurs actions sont accomplies avec tant d'innocence et d'altruisme - dans le Volume 1, avant de devenir plus cruelle, Joe apporte de la joie à ses amants en leur disant ce qu'ils veulent entendre - , que leurs corps font naturellement le lien entre la terre et le ciel. Chez Dumont comme chez Von Trier, il y a d'ailleurs des inserts d'actes sexuels non simulés, exécutés par des hardeurs, et des citations probables de L'origine du monde de Gustave Courbet (l'entrejambe de la fillette retrouvée morte au début de L'humanité, les nombreuses images de vulve dans Nymphomaniac). Si le sexe et la spiritualité sont là, Pasolini n'est pas loin lui non plus. Seligman dit avoir lu Les Contes de Canterbury, ceux des Mille et une nuits et le Décaméron, autant de textes adaptés au cinéma par l'artiste italien. S'il était spectateur plutôt que lecteur, Seligman parlerait forcément de Théorème. Terrence Stamp y joue un mystérieux visiteur hébergé par une riche famille milanaise. Il couche avec chacun de ses membres, y compris avec la bonne, et les révèle ainsi à eux-mêmes, notamment la mère, qu'il transforme... en nymphomane. C'est le Christ dont la parole serait faite chair, avec le sperme doté d'un pouvoir de conversion égal à celui du prêche. Nymphomaniac laisse croire d'abord à un semblable évangile hardcore, mais la perte par Joe de son pouvoir orgasmique transforme cette voie en impasse.


La révélation, extrait de Théorème

Nymphomaniac a de l'Internet en lui

Les génériques de chaque volume s'achèvent sur la formule consacrée, et récemment dénoncée comme une tromperie : «aucun animal n'a été blessé sur le tournage». Pour un Von Trier, ce n'est pas forcément anodin après l'âne tué sur le plateau de Manderlay et le départ outré de John C. Reilly... Aucun acteur n'a été perverti sur le tournage : c'est la conclusion d'une autre mention, certifiant que «tous les actes sexuels non-simulés ont été exécutés par des doublures». Quand Charlotte Gainsbourg fait une fellation à Jean-Marc Barr dans le Volume 2, l'objet du délit est donc une prothèse, fort bien exécutée, mais une prothèse quand même... La seule doublure identifiable - les autres sont citées par des prénoms qui rendent vaine toute recherche sur le web - se nomme Pint Eastwood. Ce hardeur n'a vraisemblablement aucun lien de parenté avec Clint Eastwood (ni avec Alison Eastwood, malgré son inclination à la nudité). Il n'est sans doute pas le chanteur germanophone tatoué et rebelle qui apparaît en tête des résultats Google, mais plus sûrement un débutant (même si on peut se tromper), donc très difficile à identifier par ses seules parties génitales, encore trop méconnues. Un homme d'autant plus difficile à débusquer sur les réseaux que, contrairement aux idées reçues, on ne trouve pas que du sexe sur Internet. Il y a aussi des animaux, de la nature, des insectes, de la pêche à la mouche, des enfants avec un revolver à la main : autant d'images fixes ou en mouvements que Lars Von Trier et ses équipes sont allés chercher sur iStock, comme stipulé dans le générique de fin. Si vous voulez retrouver le mignon canard illustrant le fist fucking poétiquement désigné sous le sobriquet de «canard silencieux» dans le Volume 2, c'est là qu'il faut aller. Comme quoi, il n'y a effectivement que du cul sur Internet.

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