Carré Blanc, entre le drame social français et le survival de tradition anglophone
Carré Blanc, premier long-métrage de Jean-Baptiste Leonetti, est un objet étrange à l'identité trouble. Le cinéaste y dépeint le quotidien d'un couple formé par Julie Gayet et Sami Bouajila, dans une sorte de réalité parallèle aseptisée au sein de laquelle les entreprises occupent une place prépondérante et dévastatrice.
Mais très vite, le binôme tente de s'échapper d'un univers qui nie toute forme de liberté ou d'autonomie. Carré Blanc est donc tout à fait singulier et fait clairement figure d'ovni, en ce qu'il se nourrit de deux traditions cinématographiques certes schématiques mais également très distinctes : le drame social, essentiellement français, qui dissèque les travers du monde de l'entreprise, et le film de genre à tendance survival trouvant principalement sa source aux Etats-Unis.
Une tradition française
En plaçant son récit dans une sorte de réalité augmentée, dans laquelle l'entreprise serait omnipotente et gèrerait tous les aspects de la vie d'un individu inféodé, Jean-Baptiste Leonetti fait donc écho, par extension, à une tradition cinématographique très présente en France. Dans Ressources humaines, en 2000, Laurent Cantet dévoilait déjà ces perversions institutionnalisées en mettant en scène un jeune étudiant coincé entre les ambitions machiavéliques d'une usine, et la fidélité qu'il doit à sa famille. Jean-Marc Moutout explorait le même sujet en 2004, avec Violence des échanges en milieu tempéré. Le personnage incarné par Jérémie Rénier devait alors gérer le licenciement de plusieurs personnes, et les angoisses inhérentes à cette reponsabilité lourde de conséquences. Ces deux exemples sont donc largement évocateurs de la violence indissociable du monde de l'entreprise, a priori insupportable mais pourtant légitimée par la pratique.
Mais c'est Nicolas Klotz qui, avec La question humaine en 2007, est le plus radical et percutant. Par l'intermédiaire d'un psychologue travaillant dans les ressources humaines, et chargé de dresser un rapport sur l'état mental du directeur général de son entreprise, le cinéaste dissèque les racines obscures d'un monde qui se voudrait transparent. En résulte la mise en évidence d'une interpénétration entre les méthodes entrepreneuriales, et celles utilisées par le régime nazi, dans le but d'obtenir une soumission des individus à l'esprit de corps. Ainsi, en assimilant ces deux logiques, Nicolas Klotz signe un film à la fois désespéré, malsain et terriblement juste, qui ne fait que mettre en relief les monstres tapis dans les arcanes.
Préavis de grève extrait de Ressources humaines
Un vrai film de genre
Si Jean-Baptiste Leonetti s'inspire largement de cette base sociale et politisée, il y injecte pourtant un élément qui fait toute son originalité : la volonté de fuite et d'émancipation d'un couple, dont la prise de conscience finit par bousculer les règles établies. Le cinéaste français est en effet beaucoup plus intéressé par les trajectoires individuelles que par les destinées collectives, et se rapproche en cela d'une tradition plus anglophone relevant du survival. Dans Délivrance, en 1972, John Boorman mettait par exemple en scène une équipée de quatre citadins qui, au cours d'une excursion en canoë, vont devoir lutter pour survivre face à une horde de dégénérés, exclus de la civilisation. Il en est exactement de même avec Predator de John McTiernan, sorti en 1987, dans lequel un commando armé se retrouve aux prises avec un extraterreste, dans une jungle sauvage et hostile à la modernité. Le personnage campé par Arnold Schwarzenegger devra alors entrer en symbiose avec cet environnement pour l'apprivoiser, et ainsi échapper à la menace.
Carré Blanc adopte la même logique que Boorman et McTiernan, mais de manière totalement inversée : ce sont désormais les sains d'esprit qui doivent lutter pour échapper à un monde malade, qui tente de les assimiler contre leur gré. Le danger ne nous est plus extérieur, symbolisé par l'alien ou l'inconnu, mais totalement insidieux. Le survival est donc intrinsèquement politique, en ce qu'il insère ses personnages dans un environnement spécifique, mais se focalise in fine davantage sur le destin d'un homme que sur celui de l'humanité.
John Carpenter avait par ailleurs réussi l'exploit de concilier ces deux démarches, à se focaliser de manière équitable à la fois sur l'individu et le collectif, dans son diptyque New York 1997 et Los Angeles 2013. Snake Plissken y est parachuté dans des mondes reclus sur eux-mêmes, laissés à l'abandon, par des politiciens qui préfèrent ostraciser la criminalité et l'inconnu plutôt que de les gérer de front. Coincé entre ces deux sphères, dans un espace indéfini se situant entre la civilisation et une zone de non-droit, Plissken invente ses propres règles et tente de les appliquer coûte que coûte, en combattant deux mondes à la fois. Ces films sont donc simultanément habités d'une charge politique immense, à visée collective, et du destin très individualisé de Snake Plissken, qui trace sa route au milieu de ce fatras inconsidéré. Dans New York 1997, il s'éclipse en ayant substitué le jazz à la destruction ; dans Los Angeles 2013, il se contente de plonger le monde dans l'obscurité. « He shut down the Earth », tout simplement.
The name is Plissken extrait de Los Angeles 2013
Carré Blanc se trouve donc à l'intersection de deux traditions cinématographiques, l'une profondément socio-politique, à dominance française, et l'autre plus individualisée, à rapprocher du film de genre et du survival. Malgré un budget très limité, le film de Jean-Baptiste Leonetti est donc une très bonne surprise en ce qu'il creuse un sillon jusqu'ici peu emprunté, et parvient à se nourrir de ses références multiples sans pour autant les sacraliser.
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Brazilover10 septembre 2011 Voir la discussion...
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JoChapeau10 septembre 2011 Voir la discussion...
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IMtheRookie10 septembre 2011 Voir la discussion...
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JoChapeau10 septembre 2011 Voir la discussion...
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IMtheRookie10 septembre 2011 Voir la discussion...
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Cladthom10 septembre 2011 Voir la discussion...