La cinéphagie est-elle dangereuse pour la santé ?
Que vous soyez étudiant, en vacances, à la retraite, au chômage, ou tout simplement en festival, votre amour du cinéma vous a sans doute déjà poussé à une boulimie de films consistant à voir beaucoup (trop ?) de choses en très peu de temps. Par ce témoignage, posons nous la question : « la cinéphagie, est-ce bien raisonnable ? ».
Les cinémarathoniens, c'est des fous.
Prouve que tu existes
En mars dernier, j'ai passé 5 jours à Deauville pour y couvrir le Festival du Film Asiatique. Histoire de bien faire les choses, j'ai assisté aux cérémonies d'ouverture et de clôture, ainsi qu'à la Masterclass de Kiyoshi Kurosawa. J'ai vu la quasi-totalité de la rétrospective qui lui était consacrée, ainsi que tous les films en compétition officielle et que toute la sélection Action Asia. J'ai donc vu 22 films en 5 jours, dont 18 répartis sur 3 seulement. Une expérience cinéphile hardcore, commune en festivals, qu'on peut appeler la cinéphagie...
Les festivals encouragent tout naturellement les exercices de ce genre ; la plupart des films y sont inédits et, même dans le cadre des rétrospectives, c'est souvent une occasion unique de voir les films projetés sur grand écran, ce qui donne à chaque projection quelque chose d'absolument immanquable. Chaque film, en ce sens, mérite largement qu'on lui sacrifie des heures de sommeil, un ou plusieurs repas, une pause ensoleillée ou un peu de shopping bourge dans les rues de la ville. Pourtant, je dois bien l'avouer, j'ai failli craquer au milieu de la 3e journée de 6 films : la veille et l'avant-veille je n'avais dormi que 5 heures, j'étais en sous-alimentation et je savais que je n'aurais jusqu'au soir que des pauses de 30 à 45 minutes entre les films suivants. Alors, la pensée de faire sauter Headshot, qui n'était pas en compétition, m'a traversé l'esprit ; à vrai dire, j'ai même commencé à m'éloigner de la salle d'un pas incertain, tiraillé entre les gémissements plaintifs de mon ventre et de mon corps et la détermination obstinée de mon petit coeur de cinéphile passionné.
Pourtant, je n'ai finalement pas cédé. Si j'étais ici à Deauville, c'est parce qu'on m'y avait envoyé. Je n'avais eu à payer ni le train ni l'hôtel, et j'étais dans la place, payé pour y être, alors que les années précédentes, comme beaucoup d'autres dans mon cas, je ne pouvais me contenter que de rêver en lisant les compte-rendus, ou regarder les films de chez moi grâce à Megaupload (RIP vieux compagnon de la cinéphilie sans frontières). Ni plus ni moins, je me trouvais investi d'une mission, et j'avais donc des responsabilités vis-à-vis d'elle. Je pourrais profiter plus tard d'un bon bain dans une bonne auberge, mais l'avant-première française de Headshot, elle, n'aurait lieu qu'une seule fois. D'où le demi-tour.
D'autant que dans les salles aussi, il est interdit de manger des donuts.
Donut, extrait de Full Metal Jacket
Les pesantes lamentations des corps inertes
Quand on s'enfile de nombreux films à la suite dans une même journée, il peut parfois se passer des choses magnifiques, surtout si ceux-ci ont en commun un réalisateur, un genre, une nationalité ou un thème. Il en ressort alors, comme j'ai pu en faire l'expérience il y a quelques années lors d'une journée films de kung-fu au Forum des Images, ou jeudi dernier lors de la rétrospective Kiyoshi Kurosawa, une impression de cohérence foudroyante. Des lignes, des motifs, des paroles, se dégagent en grandes ondes, et c'est là une contemplation des plus délicieuses. Dans la même logique, choisir de voir une grande saga (Star Wars, Le Parrain, Le Seigneur des Anneaux ou même Street Fighter, comme Christian Slater dans True Romance) d'une seule traite donne clairement une autre dimension aux univers représentés. Là on comprend réellement ce qu'est l'immersion.
Mais nos plus grands ennemis, bien entendu, ce sont nos corps. Un auteur de BD indépendante fit un jour dire à Baudelaire une phrase magnifique, « Un poète n'a pas de corps, juste une migraine », et on pourrait tout aussi bien dire l'exact inverse du cinéphile. Le cinéphile a un corps, et ce corps, lui n'aime pas le cinéma. Le corps du cinéphile l'engueule à longueur de temps lors de ses marathons. Il le tiraille en courbatures, le plie à coups de mal de dos, lui donne des fourmis dans les jambes, creuse des poches sous ses yeux, fait fermer ses paupières, lui réclame nourriture et sommeil? Une fois, lors d'un léger assoupissement au milieu d'un film, j'ai vu une chèvre manger la tête d'un enfant. Au bout de 3 jours, mes yeux étaient durs comme des billes de jade parcourues de veines éclatées, et j'avais en permanence le sentiment d'avoir du sable sous les paupières.
T'as de beaux yeux tu sais, extrait de Quai des brumes
People = shit
Une crainte récurrente qu'on peut avoir avant de se lancer dans des périples cinéphiliques à répétition, c'est la peur de se dégouter soi-même du cinéma. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Est-ce que, au bout du 5e ou, 6e ou 7e film, on ne commence pas à cesser de s'intéresser à ce qui se passe à l'écran pour remettre profondément en cause son amour du cinéma, se demander si on n'a pas mieux à faire de sa vie, si notre jeunesse ne mérite pas d'être exposée au soleil au lieu de l'offrir au pourrissement moite de vieux fauteuils. Evidemment, ces questions sont là, et elles ne peuvent qu'exister. Mais on se trouve alors dans la position de Luke Skywalker entrant dans la grotte interdite de Yoda dans L'Empire Contre-Attaque : confrontés à nos plus grandes peurs, on découvre que notre ennemi est intérieur, et c'est sans violence qu'il faut le vaincre pour en ressortir plus fort. En d'autres termes : si au milieu d'un marathon, vous n'avez plus envie d'y être, et si lorsqu'un film commence, vous vous demandez déjà à quelle heure il va finir... sortez de la salle ! Vous retenterez la chose un autre jour.
La vérité, au moins dans mon cas, c'est que si on ne ressort pas forcément d'un marathon dégoûté à vie du 7e Art, on en ressort au moins dégoûté pour un bout de temps de l'espèce humaine, et on éprouve une rage toute particulière à l'égard du public des films. En fait la cinéphagie rend associal. Qu'il s'agisse d'insupportables pré-adolescents suisses, d'octogénaires rappelant à longueur de temps à quel point le cinéma était meilleur à leur époque... on a juste envie de prendre un katana et de leur trancher la tête à tous, pour pouvoir attendre son film en silence, et surtout pouvoir le regarder sans avoir à subir les commentaires des suisses de derrière (oui, ces suisses existent vraiment, c'est pourquoi j'y reviens). Et ne me lancez pas sur les tousseux, les éternueurs, les retardataires ou le couple baveux. Tout se règle au katana.
Ne vous laissez pas duper, ces gens sont suisses :
The Crazy 88, extrait de Kill Bill : Volume 1
Pour faire un cinémarathon, il vous faut évidemment du temps, de la motivation, une occasion (à Paris au moins elles ne manquent pas) et un peu d'argent, sachant qu'en général les festivals ou les rétrospectives proposent des tarifs préférentiels pour les pass journées. L'exercice est physiquement épuisant, il peut être intellectuellement frustrant (pas le temps de débriefer un film qu'il faut déjà passer au suivant) mais, si on y survit, on en ressort plus riche, et avec l'impression extrêmement gratifiante d'avoir compris sur le cinéma quelque chose qui jusque là nous avait échappé. Et cette sensation à elle seule vaut bien 3 ou 4 jours de souffrance physique.
L'accumulation frénétique est un signe de dysfonctionnement, ou pire, d'érudition.
Et on ne peut pas vraiment s'en rendre compte en enchainant les films (bien que ce soit très stimulant d'en voir des tas).
Je trouve ça particulièrement plaisant à faire sur des trucs qui n'ont pas déjà été analysés de fond en comble par la critique d'ailleurs, c'est d'autant plus intéressant : un marathon Fast & Furious, Resident Evil ou ce genre de choses, on en tire vraiment des choses complètement inattendues. C'est une passionnante expérience de cinéma, et je trouve ça dommage de s'y fermer rien que par principe.
Les Derviches tourneurs n'arrivent-ils pas à une forme supérieure d'ataraxie après s'être épuisés à tourner sur eux-mêmes pendant de longues minutes ? Il est tout à fait possible qu'ils puissent, dans ce pur vertige, voir et recueillir une forme parfaite, celle de Dieu.
Reste à savoir dans quelle mesure on parle encore du film ou de son expérience sensible lorsqu'on se livre à "un marathon" de cette sorte.
Et reste à savoir dans quelle mesure la cinéphilie est encore un plaisir quand on cherche à aller contre son corps.
Je ne suis pas cinéphage. À peine cinéphile.
Je n'ai pas de passion, ni ne collectionne. J'aime et je vis.
Tant que cela ne vire pas à la mono-maniaquerie, qui avant d'être un péché est surtout un ratatinement de l'esprit.
Je pense qu'on apprécie mille fois mieux «Jour de Fête» après une ballade en bicyclette, «Barry Lindon» ne se savoure qu'après deux heures de pâtés de sable et «The Tree of Life» nécessite la lecture des «Bijoux de la Castfafiore». Et surtout, comment goûter «Rambo» sans connaître la recette de la béchamel ?
Le bon côté de l'affaire, c'est que pendant que vous vous hébétez, on drague vos femmes sur des plages ensoleillées…