L'héroïne bessonienne est-elle féministe ?
Les blockbusters ont beau se multiplier, les héroïnes d'action à la tête de leur propre film restent tragiquement portées disparues. Alors que Marvel prétexte des problèmes d'agenda (avec les sorties prochaines d'Ant-Man et Avengers 2) pour ne pas céder aux super-héroïnes, Warner teste timidement les eaux en collant Batman et Superman aux basques de l'iconique Wonder Woman... Heureusement, il y a Scarlett Johansson, prête à occuper à elle toute seule le créneau, incarnant à la fois dans Captain America, Under The Skin et Lucy un type très précis d'action girl des années 2010 : stoïque, efficace... et profondément impersonnelle. C'est dans cette lignée que Luc Besson propose une nouvelle version de son héroïne fétiche, avec plus ou moins de bonheur.
Les héroïnes de Besson traversent son cinéma comme autant de marques de fabrique. Nikita, Leelo (Le Cinquième Élément), Mathilda (Léon), Jeanne d'Arc, ces femmes d'action, à vif, ont toutes un point commun : un drame est à l'origine de leur pouvoir. Souvent enfantines et innocentes au début de leur histoire, un traumatisme inouï – qui signale généralement le début du film – leur tombe dessus et change leur destin (et leur personnalité). Dans le cas de Lucy, c'est une drogue miracle qu'on lui déverse dans les entrailles qui la transforme en super-héroïne, capable entre autres de voir à travers la matière et de contrôler les esprits.
La femme d'action bessonienne est forcément sexy. Scarlett Johansson, qui, en raison de sa plastique voluptueuse, toile blanche propice à la projection de tous les fantasmes, a inspiré plus d'un cinéaste, était donc la candidate idéale. Il n'est pas étonnant que Luc Besson se soit intéressé à elle pour incarner son héroïne nouvelle génération. Lors de la première projection du film à Paris (à 9 heures aux Halles), le réalisateur a confié avoir choisi l'actrice pour l'intérêt profond qu'elle a montré envers le sujet : les capacités du cerveau humain. Avant d'ajouter, fier de son effet, qu'elle était également « moche et pas chère ».
Une héroïne sans identité
Le film part d'un postulat contestable : nous autres, faibles êtres humains, n'utiliserions que 10% des capacités de notre cerveau. La théorie, qui trouve vite ses limites ("Si votre voiture utilisait plus de 10% de ses capacités, elle pourrait voler !") s'est déjà attiré quelques articles moqueurs, dont Besson se défend : « J'ai travaillé huit ans sur ce film, je sais que cette théorie est bidon. Je me suis appuyé sur des études expliquant que les connexions effectuées par notre cerveau ne représentent que 15% de ce qu'elles pourraient être. Mais bon, c'est du cinéma ! ». Lucy est donc celle qui va utiliser 100% des ses capacités cérébrales.
La Lucy normale, celle qui utilise 10%, pas plus, se trouve à peine esquissée dans la première partie du film. On la sait américaine, étudiante à Taipei, fêtarde, et en couple depuis moins d'une semaine avec un guignol aux allures de cowboy. Elle pourrait être n'importe quelle autre femme, puisque par une métaphore peu finaude, elle représente "la première des femmes". Dès lors, il sera difficile de s'attacher à un personnage si peu développé et de se sentir concerné par le tourbillon d'action qui va suivre.
D'autant que dès qu'elle est changée par la super-drogue, châtiment infligé par des gangsters coréens, les actions radicales de Lucy ne cadrent ni avec ce qu'on a vu d'elle auparavant, ni avec le comportement du héros classique, noble et sacrificiel : elle tue des innocents, casse des portes et des os, abuse de sa force et menace les civils pour obtenir ce qu'elle désire. Et surtout, elle ne s'étonne absolument jamais de se découvrir des abilités surnaturelles en matière d'art martiaux et de lecture dans les pensées.
Avec Lucy, un fait essentiel émerge. La meilleure scène du film, lardé d'images d'archives animalières appuyant bien fort la comparaison vie sauvage/vie moderne, restera sans doute la remontée dans le temps que Lucy effectue à Times Square, lorsqu'elle atteint 90% de ses capacités. Seul moment visuellement beau du projet, ce passage justifie à lui seul le concept pseudo-scientifique sur lequel s'appuie l'intrigue et rappelle d'ailleurs un passage clé du Cinquième Elément, où Leloo absorbait l'histoire de l'humanité en quelques minutes. Luc Besson utilise ainsi ses héroïnes avant tout comme point d'entrée vers ses fantasmes. Et comme toutes les héroïnes bessoniennes, Lucy finit le film totalement désincarnée. Sa personnalité ne compte finalement que très peu : son seul vrai rôle est de prendre le spectateur par la main à travers l'univers foisonnant sorti de l'imagination du cinéaste.
Test de Bechdel passé au téléphone
Les films de Luc Besson ont le mérite de hisser des personnages féminins en haut de l'affiche, mais cela ne suffit pas pour en faire des véhicules féministes (ce n'est d'ailleurs probablement pas la préoccupation du réalisateur). Il faudrait, pour qu'on puisse se réjouir pleinement de voir une femme dans le rôle principal, qu'elle ait au moins une psychologie, des objectifs, un libre arbitre, des dilemmes... En bref, qu'elle ressemble à un être humain. Et c'est ne généralement pas le cas d'une combattante sexy à gros flingues. Et si le film réussit de justesse le test de Bechdel lors de l'appel téléphonique de l'héroïne à sa mère, le moment le plus émotionnellement chargé du film, Lucy reste globalement entourée d'hommes.
Car ce sont eux qui détiennent dans le film la clé du savoir. Certes, le capitaine Pierre del Rio (Amr Waked) de la police française retourne le cliché du « protecteur » classique et sert surtout de rappel (sensuel, doit-on comprendre) à Lucy, en occupant la place typiquement réservée habituellement à la petite amie du héros, condamnée à regarder impuissamment l'action se dérouler. Mais dans la grande tradition des héroïnes d'action, le pouvoir de Lucy lui a été donné par un homme (Choi Min-sik, le dealer qui en fait une mule), et une fois ce pouvoir acquis, elle finit par se tourner vers un autre homme, le professeur Norman (Morgan Freeman, éternelle figure tutélaire du savant/sage au cinéma) qui lui explique la voie à suivre. A aucun moment Lucy ne prend son destin en main, et dans cette dichotomie genrée très classique, les femmes fonctionnent comme cœur émotionnel et affectif de l'histoire tandis que les hommes sont les détenteurs de la raison, et donc de la vie et du corps de Lucy. Rien de bien neuf là-dedans.
Pas des femmes… mais des anges ?
L'héroïne bessonienne est généralement poussée à un sacrifice qu'elle accepte bon gré mal gré. Lucy expose à Norman sa volonté d'avoir une mort "utile". Mais a-t-elle vraiment le choix ? On pourrait imaginer une Lucy qui lutterait pour conserver son humanité et déciderait de son destin, mais dépossédée de son choix et de son corps par le scénario, elle devient une simple enveloppe charnelle en charge de mener le film à sa conclusion...
Exit le caractère bien trempé des premières héroïnes bessoniennes. Il faut revoir Anne Parillaud déballant ses courses face à un Jean-Hugues Anglade médusé dans Nikita ou la très jeune Natalie Portman tentant d'arracher un baiser à Jean Reno dans Léon pour constater à quel point les femmes de Besson n'ont, depuis, plus rien d'humain. Après sa métamorphose, Lucy se transforme en super-héroïne 3.0, dénuée d'émotions, d'humour et de libre arbitre. Elle accomplit la mutation bessonienne, celle à laquelle on assiste littéralement à la fin d'Angel-A (spoiler) et qui consiste, pour l'héroïne, à se changer en logo EuropaCorp. Voilà donc la forme ultime de l'héroïne bessonienne : devenir un ange. Et un ange, ça n'a pas de sexe...
-
bonnemort11 août 2014 Voir la discussion...
-
JoChapeau11 août 2014 Voir la discussion...
-
bonnemort11 août 2014 Voir la discussion...
-
Cladthom11 août 2014 Voir la discussion...
-
zephsk11 août 2014 Voir la discussion...
-
IMtheRookie11 août 2014 Voir la discussion...
-
IMtheRookie11 août 2014 Voir la discussion...
-
zephsk11 août 2014 Voir la discussion...
-
Fredho11 août 2014 Voir la discussion...
-
chloeeee12 août 2014 Voir la discussion...