Comment Melancholia de Lars Von Trier écrase les films catastrophe hollywoodiens
À la fin d'Antichrist, Lars Von Trier se réclamait de Tarkovski ou du moins lui rendait ouvertement hommage. Avec Melancholia, c'est d'un tout autre cinéaste qu'il faudrait le rapprocher. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'étrange cas de Michael Bay servira d'entrée en matière. La première raison en est l'actualité récente. Avec sa Lune visitée un certain 21 juillet 1969, avec son dernier acte tout entier consacré à la dévastation, avec la planète Cybertron qui, dangereusement, envahit le ciel de Chicago, Transformers 3 aura été comme un prélude au choc des mondes de Melancholia. Et quel choc !
Hasard du calendrier ou alignement favorable des planètes : cet été, le blockbuster de Michael Bay est venu se loger entre The Tree of Life et le bijou apocalyptique de Lars Von Trier, soient les deux grands films cosmiques du dernier festival de Cannes. Entre la naissance de l'Univers et sa destruction totale, il a donc fallu un chaînon manquant, un détonateur, une force capable de mettre le monde sens dessus dessous. Cette force, on l'appellera désordre, catastrophe, chaos. C'est ce qui fait courir Bay et ses héros depuis près de vingt ans. C'est aussi ce qu'annonce un renard doué de parole dans Antichrist, dans une scène à l'orée du cinéma de Weerasethakul : « chaos reigns ». Une réplique prémonitoire quand on connaît la direction prise par Melancholia.
Chaos Reigns extrait de Antichrist
Récemment, Michael Bay a été porté aux nues par une partie de la presse américaine. L'entertainer à la mauvaise réputation (et d'ailleurs comparé à Hitler) est désormais considéré comme un véritable « auteur ». On peut faire le même sort à Lars Von Trier, en allant dans la direction opposée : si la paternité de l'oeuvre revient indéniablement au réalisateur danois, Melancholia est aussi un vrai film catastrophe, un film de fin du monde avec du sang hollywoodien dans les veines. Reste à s'entendre sur le terme de « film catastrophe », aussi vaste que les mondes qu'il s'emploie à détruire, et à savoir de quelle fin du monde on parle.
Quelques pistes. Melancholia ne fait ni dans la désolation post-apocalyptique, ni dans l'invasion extraterrestre, ni dans la catastrophe naturelle type Tremblement de terre ou Le jour d'après. Ce serait plutôt le cousin de tous ces récits de « collision » désastreuse. Collision avec une autre planète comme dans le précurseur Le choc des mondes, thématiquement le plus proche de Melancholia. Collision avec un astéroïde grand comme Manhattan ou comme le Texas : c'est le cas de Deep Impact et Armageddon, sortis la même année et bien meilleurs que leur modèle, l'insupportable Meteor avec Sean Connery. À retenir dans ces deux derniers exemples la hantise d'un impact comme qui dirait originel, survenu il y a 65 millions d'années. S'il venait à se reproduire, il donnerait raison à Terrence Malick : les dinosaures sont nos ancêtres. Ils sont à The Tree of Life ce que les singes ont été autrefois à 2001 : Odyssée de l'Espace, à savoir l'« aube de l'humanité ». Ils nous ont précédé en tout. Le film de Lars Von Trier fait enfin écho à une collision anticipée, comme celle entre un bateau réputé insubmersible et un iceberg. Oui, il y a un peu de Titanic dans Melancholia : tout le monde connait l'issue, tout le monde redoute le choc et l'attend avec impatience. Personne n'irait voir un film sur les attentats du 11 septembre sans quelque envie de revoir les Twin Towers s'effondrer.
Melancholia a du sang hollywoodien dans les veines mais fait plusieurs entorses aux règles du film-catastrophe. Il n'échappera à personne que le film commence par la fin qui est aussi la fin de tout. Dès le prologue, le spectateur assiste au désastre. Sous l'impact de Melancholia, la Terre ramollit comme un vieux fruit pourri, puis devient poussière. Les deux actes qui suivent, consacrés respectivement à Kirsten Dunst et à Charlotte Gainsbourg, ne font que mener à cet instant sublime, sublimé par la musique de Wagner et par d'inoubliables images au ralenti. Voilà ce qui distingue en profondeur Melancholia des oeuvres qui traitent du même sujet. Fondamentalement, les films-catastrophe hollywoodiens ne peuvent, n'ont jamais pu et ne pourront peut-être jamais se résoudre à la fin définitive et totale du monde. La raison en est bien simple : l'Amérique est le « pays de Dieu » et de l'éternel recommencement. C'est la nouvelle Terre Promise. On l'a aussi surnommé la nouvelle Jérusalem.
Au nom d'une conviction que les Américains ont su faire passer pour une bénédiction, les dirigeants du Choc des mondes et de Deep Impact font construire des arches destinées à quelques « élus » - pour les illuminés du créationnisme, le patriarche a accueilli les dinosaures dans son vaisseau au moment du Déluge tandis que le fléau a creusé le Grand Canyon ! Au nom de cette conviction encore, les anciens se sacrifient et se muent en figure christique (Robert Duvall dans Deep Impact, Bruce Willis dans Armageddon) lors de l'ultime affrontement avec l'astéroïde. La fin du monde qui préoccupe tant le cinéma américain n'en sera donc jamais une. Aussi dévastateurs soient-ils, les cataclysmes seront toujours prétexte à une régénération. À la fin de Deep Impact, le Président des Etats-Unis interprété par Morgan Freeman en appelle à un nouveau départ. La dernière image est éloquente : le Capitole de Washington est en construction mais on ne sait plus si ce sont les ruines ou les premières pierres du monument, on ne sait plus si on se trouve avant ou après la catastrophe.
Même dans Prédictions, qui semble aller plus loin que tous les autres, l'humanité a droit à une seconde chance. Elle se réalise sur une autre planète, dans une sorte d'élevage pour Adams et Eves d'une laideur plastique intersidérale. Il n'y aura pas d'happy-end de fortune dans Melancholia qui oppose à ses personnages une fin totale et irrémédiable. Quand Claire (Charlotte Gainsbourg) s'interroge sur la possibilité de migrer vers un autre monde, sa soeur Justine (Kirsten Dunst) lui répond : « Il n'y a pas de vie ailleurs. Nous sommes seuls dans l'Univers ». Le film ne fait rien pour la contredire. Il ne nous laissera pas entrevoir « le jour d'après ».
La vie sur Terre est mauvaise extrait de Melancholia
Ceux qui ont feuilleté le dossier de presse de Melancholia ont pu voir Lars Von Trier avec un sablier entre les mains. Le même objet décore le bureau du Président dans Deep Impact lorsque celui-ci annonce l'échec du « Messie », la fusée censée pulvériser l'astéroïde avec une ogive nucléaire.
Image du compte à rebours et de l'écoulement du temps, le sablier apparaît avant tout dans Melencolia I, la célèbre gravure de Dürer. Lars Von Trier s'en est-il inspiré au point d'en reprendre le titre ? Très certainement. Deux autres éléments de cette gravure interpellent : un astre qui semble venir s'écraser sur un océan paisible et puis cet ange pensif entouré du même « fil gris laineux » qui entrave la marche de Kirsten Dunst dans la monumentale scène d'ouverture. Ici se trouverait le modèle de l'apocalypse hiératique orchestrée par Lars Von Trier. D'où peut-être le temps figé des premières minutes, plus figé encore que dans l'atroce début de Antichrist (atroce à cause de l'enfant qui se défenestre et, surtout, de l'esthétique de pub pour parfum Dior). D'où le sentiment de vide et de silence qui émane de Melancholia, plus proche d'un Tarkovski ou d'un Bergman que de Michael Bay (sans blague !). D'où cette atmosphère d'attente, de langueur qui voit par exemple Kirsten Dunst se transformer en Ophélie shakespearienne. De l'Ophelia alanguie à la maîtresse de Dracula, il n'y a qu'un pas que Melancholia ne pouvait pas véritablement franchir. Il y a pourtant bien du film de vampire et de son érotisme dans la scène nocturne où Justine s'offre à Melancholia. Ne manque plus que les yeux du comte Dracula en surimpression dans le ciel, comme dans la somptueuse adaptation de Coppola. Justine a bien quelque chose de la Lucy sous hypnose qui copule avec un loup-garou. Seule différence : ce ne sont ni les suceurs de sang ni les créatures de la nuit qui viennent la « prendre » mais la pleine Lune.
Lucy hypnotisée et dégustée par Dracula extrait de Dracula
La planète imaginée par Von Trier est un peu tout cela : « le soleil noir de la mélancolie » dont parlait le poète Nerval, la Saturne des âmes tristes, la Lune qui change l'homme civilisé en prédateur du sexe et influe sur les humeurs. Avec elle, le film catastrophe a enfin osé le néant. Pas d'autres ruines que celles du temps qui passe. Melancholia est unique en son genre. Les éternelles catastrophes américaines paraîtront bien timides après ça.
Et pour en revenir à l'analogie avec les films catastrophes, je regarde Dunst tomber en catatonie (le sujet du film, ok), Gainsbourg observer le ciel, accepter leur sort gentiment et se laisser mourir sans jamais se débattre et je préférerais toujours mille fois n'importe quel film de Michael Bay où on fait sauter les astéroïdes qui nous font chier. Ce geste de Lars Von Trier résumé bizarrement assez bien son cinéma.
En tous cas pour moi l'impact final de Melancholia est d'autant plus fort qu'on l'a vu arriver plusieurs fois au cinéma sans qu'il n'aille vraiment jusqu'à son terme, jusqu'au néant. Finalement en filmant l'épave, Titanic n'admet pas la disparition totale du paquebot.
Le final de Kaboom allait dans ce sens, mais comme une pirouette aussi pop que nihiliste...
Pour répondre aux différents commentaires, j'ai voulu comparer "Melancholia" au film-catastrophe sans dire que Lars Von Trier = Michael Bay et que "Melancholia" = "Armageddon". Mais ce serait stupide, dommage, de parler de fin de monde chez LVT sans évoquer le cinéma hollywoodien. @hugues.derolez @hugo je ne vois ce qu'il y a de gênant dans la comparaison avec le cinéma de Michael Bay : ça fonctionne sur le même principe, c'est une histoire de collision et de fin de monde. Sauf qu'au chaos qui peut parfois déboucher sur un nouveau départ LVT a préféré le néant qui lui, forcément, ne débouche sur rien. Il me semble que cette approche du film est profondément singulière par rapport aux productions hollywoodiennes. LVT va jusqu'au bout. Il ne s'est pas contenté d'un simple "Boom" vu depuis le cosmos : "Kaboom" et avant lui "Dead or Alive". Après, je n'ai pas voulu dire que c'était la seule lecture possible. C'est ce qui fait la richesse de "Melancholia". En fin d'article, je propose un parallèle avec "Dracula" : on pourrait très bien écrire quelque chose à partir de la scène où Kirsten Dunst s'offre à Melancholia. Mon seul regret est de n'avoir pas assez parlé de ce qu'évoque fort justement @chrisbeney : les réjouissances avant la catastrophe et @IMtheRookie. Finalement, la fin du monde, la vraie, s'est faite rare au cinéma. C'est le bonheur de "Melancholia".
Un huis clos plein de malaise, dans lequel on ne peut PAS s'installer confortablement. Les personnages qui le quittent n'y reviennent pas. Et il rétrécit ainsi inexorablement. La limite de ce huis clos, c'est ce pont, qu'on ne franchira pas vraiment d'ailleurs, ni à cheval, ni en voiturette de golf... On ne verra jamais le village. Il n'y a pas d'issue, nulle part où fuir. C'est la capacité/possibilité même de la fuite qui est anéantie. A l'échelle du huis clos, comme à l'échelle de la planète.
Pour moi, Melancholia se joue à l'échelle humaine, précisément là où, les Disaster movies se hissent habituellement à l'échelle de l'humanité, jouant sur la corde de la transcendance. C'est cette échelle humaine que j'ai trouvé sensible. On voit ce qui se passe derrière l'une des centaines de petites fenêtres allumées d'un bâtiment quelconque rasé par une quelconque catastrophe. On voit ce qui se passe dans une petite famille qui ne vas pas survivre. Et le lointain écho qu'elle fait au reste suffit. Et LVT nous met face au néant, ce que je n'avais jamais vécu au cinéma. C'est quand même violent.
Mon humble avis : j'suis pas expert en ciné.