Alias le maître de la chair

Le vrai visage de David Cronenberg

Actualité | Par Jérôme Dittmar | Le 13 mars 2012 à 14h49

Que racontent les films de David Cronenberg ? L'envers du décor ? Les dessous de la chair ? Les méandres de l'esprit ? Les mutations de l'homme ? Les vastes prairies de l'être ? Un peut tout ça, oui, mais la belle affaire. Et si les films de David Cronenberg disaient plutôt leur unique prétention à détenir la vérité ?

Mousquetaire d'un cinéma intelligent qui n'aurait pas renié les lois du genre et de la série B où il est né, David Cronenberg est devenu l'un des auteurs les plus prestigieux en activité. L'un des favoris de la critique, du public et des festivals, où ses films sont passés systématiquement avec une certaine excitation. Son argument théorique principal, la nouvelle chair, aura fait couler beaucoup d'encre et gâcher pas mal de papier. Révélée avec Rage, Frissons, Scanners, La mouche, culminant avec Faux semblant (le film du basculement vers l'auteurisme) puis Crash et Existenz, cette exploration du mental et du corps à la fois comme objet et sujet, va fasciner. De là, elle va servir un grand déploiement, plus large, s'articulant autour d'une dualité thématique et d'un principe de transformation entre deux états des choses, du monde ou de l'être. Ce sera pour les plus connus : la peau et l'organe, l'homme et la machine, le réel et le virtuel, l'intime et le dehors, mais aussi le calme et la violence, l'ordre et le désordre, le famille ou la liberté sexuelle. On pourrait continuer la liste. Héritier tardif de George Bataille, qu'il découvre chaque fois ébouriffé fier de sa trouvaille, Cronenberg est un magicien de la transgression intérieure et de la rupture identitaire. En s'acharnant à faire d'une inversion une vérité (la beauté des organes contre leur prétendue laideur, exemple), il a mystifié tous ses spectateurs en leur faisant miroiter des révélations qui ne reposent que sur l'idée présupposée de leur contraire. Il n'y a pas de grandeur à renverser simplement les schémas lorsqu'on reste, même à l'envers, au niveau de ce que l'on critique.

La vérité kidnappée

Cinéaste bourgeois, David Cronenberg a bâti son oeuvre sur des oppositions dont il croit tirer à chaque fois des conclusions magistrales. L'identité, son grand sujet heideggerien exploré à renfort de prétention théorique, est son leitmotiv. Mais le problème de ce cinéma n'est ni ses thèmes ou la bourgeoisie, c'est leur conjugaison. La manière dont le cinéaste canadien les expose avec un désir d'imposer son autorité sur des sujets qu'il croit révéler. Ainsi pense-t-il toujours montrer la part maudite de l'être, du social, des choses ou des apparences, comme autant de révélations auto-proclamées. Cronenberg est passé maitre dans l'art de kidnapper la vérité et flatter son spectateur (pris dans ses fausses épiphanies), avec un certain esprit de provocation froid qui l'emballe d'autant mieux. D'où cette mystification du renversement des valeurs morales qu'il tend comme une trouvaille de premier choix. Cette obsession pour la dichotomie de la surface et son contraire (le suicide de James Woods dans Videodrome). Cette prétention à filmer l'envers, le sale, la violence, le sexe, le double, les perversions, le dédale mental, comme si personne n'avait découvert avant les choses qui modifient la structure de l'être, ou plutôt la complètent par notre consubstantielle ambiguïté. Ainsi de la fameuse scène des escaliers d'A History of Violence, où Viggo Mortensen couche sauvagement avec Maria Bello. Ou encore du final de Crash, quand James Spader et Deborah Unger font l'amour sur le talus de l'autoroute. Deux moments de pure mise en lumière de l'ambiguïté pour dire qu'il y a toujours quelque chose sous la surface, et ainsi refaire le jeu entendu des apparences sans vraiment en dépasser l'idée.


Scène finale, extrait de Crash

Valeurs et patrimoines

En revenant aux origines de la psychanalyse dans A Dangerous Method, Cronenberg est surtout revenu à celle du drame bourgeois qui est le sien. Tout son système repose sur des valeurs de normalité plus que sur une vision du monde, dont il entretient pourtant l'illusion avec sa mise en scène de la contamination. Son cinéma est toujours celui du virus qui met l'individu en danger (Rage et Chromosome 3 l'ont vite annoncé), d'un dehors qui serait une perte entrainant la mort, la confusion, la monstruosité (La mouche), ou d'une probable mais plus rare extension de l'individu (Keira Knightley dans A Dangerous Method, le couple de Crash, qui assument leur sexualité dite déviante). Il y a chez lui, dans cette croyance à filmer ce qui fissure l'être ou son environnement, un caractère non seulement hautain (faire croire encore à sa découverte), mais qui dit son incapacité à penser autrement qu'en termes binaires et potentiellement dangereux (logique d'opposition) un rapport aux éléments étrangers, qui peuvent aussi être en nous-mêmes (Faux semblant, Dead Zone, Spider).

Déterrer la part monstrueuse de l'homme, les organes, la machine, le virtuel, les perversions sadomasochistes, ou plus globalement tout ce qui bouleverserait notre étant, et faire de cette exhumation l'unique point de gravité de ses films, revient surtout à ne pas dépasser la surface de ce qui est critiqué. Et donc à s'y tenir. Chez Cronenberg compte davantage la révélation de la vérité que sa véritable ouverture : un abîme vers où les films ne vont jamais et dont Crash (adaptation mise en pièces et aseptisée de Ballard) est le meilleur exemple. En ce sens : Cronenberg est bourgeois. Il croit déballer le vrai en s'appuyant sur le contraire supposé des choses qui devraient en bouleverser la structure, alors qu'elles ne font qu'aller dans le même sens. Il l'est plus encore par son obsession de l'identité, si souvent promise à se dissoudre ou muter devant l'autre (la relation amoureuse de A Dangerous Method), soi-même (la folie de Spider) ou les choses (la violence de History of Violence). Mais la perte d'intégrité n'intéresse que ceux croyant en la pertinence de l'unité identitaire. Et la transgression chez Cronenberg ne choque que le bourgeois.

Histoire de l'oeil 2

Mais les petites révélations frauduleuses de David Cronenberg ne seraient rien sans la jouissance que l'auteur en retire. Il y a une certaine perversité à se satisfaire de ces vérités assourdissantes, maniées aux moyens d'une précision stylistique (qu'il faut lui reconnaître) dont l'ambition finale ne sert que leur démonstration : le combat sous la douche dans Les promesses de l'ombre, cache cache roublard avec le sexe de Viggo Mortensen. Cronenberg se réjouit sans cesse d'être le voyeur de son propre système, de regarder par le trou de la serrure qu'il a percé et d'y mettre l'oeil tout seul. Il serait temps de passer à autre chose.

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22 commentaires
  • Cladthom
    commentaire modéré J'ai trop débattu sur Cronenberg, donc j'hésite encore à le faire. J'ai parcouru l'article donc oui je souscris sur le fait qu'il soit devenu un peu malheureusement un cinéaste "bourgeois" et qui ne choque que les bourgeois, ça c'est évident. Même si je suis pas certain qu'il cherche maintenant à réellement choquer en fait.
    Après je ne suis pas d'accord pour dire que c'est un cinéaste qui cherche à montrer des "vérités" (?) loin de là même. C'est surtout un cinéaste des sens, de la chair (donc pas réellement cérébral, même si il l'est un peu devenu aujourd'hui dans le mauvais sens). On est jamais dans un exposé didactique des thèmes abordés ou moralisateur. Cronenberg n'a rien d'un cinéaste schématique, ses obsessions sont traitées toujours de manière complexes, ça n'a rien de simpliste. Je trouve qu'il va bien plus loin que de simplement retourner une supposée "norme bourgeoise"...

    Je suis d'accord en tout cas avec @IMtheRookie, la force de Cronenberg est surtout de toujours montrer des histoires d'amour déviantes passionnelles. Le point culminant en est d'ailleurs Crash (film de transition évident) qui lui reste profondément subversif, son plus subversif car le plus frontal de sa filmographie (et aussi le plus bouleversant).

    "Ou encore du final de Crash, quand James Spader et Deborah Unger font l’amour sur le talus de l’autoroute. Deux moments de pure mise en lumière de l’ambiguïté pour dire qu’il y a toujours quelque chose sous la surface, et ainsi refaire le jeu entendu des apparences sans vraiment en dépasser l’idée."

    Tu le prends vraiment dans le mauvais sens. La fin de Crash c'est surtout une tragédie sublime sur l'incapacité à jouir, mais une tragédie qui arrive aussi à montrer l'amour passionnel qui unit Spader et Unger malgré cette incapacité. Cronenberg a toujours cette force de mêler romantisme passionnel bouleversant aux névroses les plus totales. La subversion est toujours là-dedans, en creux dans ce mélange de névroses et de passion des sentiments (voir aussi M.Butterfly qui est également très beau et fort à ce niveau).
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Jerome_Dittmar
    commentaire modéré @Cladthom

    Les histoires d'amour chez lui me semble dériver de sa logique de contamination. Il y a une crainte de l'extérieur, qui n'est pas fondamentalement négative, mais qui d'ordinaire met l'être en péril. Ce n'est pas inintéressant, ni mal fait, mais ce que ça raconte finalement me parait aller dans le sens de ce que j'essaie de décrire ici : une prétention à la seule mise en lumière de l'ambiguité, qui ne dépasserait pas finalement cette seule idée, et donc n'irait pas tant creuser ce que le film critique ou ausculte. Mon impression, c'est qu'à partir de là, les films tournent essentiellement autour de ce processus qui exposerait comme une vérité les parts maudites bien connues de l'être ou du monde. Cette idée de chair, comme renversement des valeurs et espace symbolique de l'être contre tout ce qui entrainerait sa perte ou sa métamorphose, puisque c'est son sujet, me semble aller dans le même sens. Certains de ses films m'ont fasciné, davantage les premiers, mais avec le temps, sans doute à partir de Crash (je sais que c'est sacrilège de comparer mais ça fait quand même pitié à côté de Ballard), tout ça est devenu beaucoup plus systématique et évident, révélant ainsi même son cinéma depuis le début.
    J'ai de fait du mal à trouver Crash subversif. C'est une bande annonce PG13 du roman. Infiniment plus fort et complexe. Je trouve l'adaptation assez révélatrice. Après oui, il y a des plans fascinants, d'une sensualité venimeuse, mais sur le fond, c'est beaucoup moins fort que Ballard.
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Jerome_Dittmar
    commentaire modéré @FilmsdeLover

    C'est quoi le problème avec le "?" dans l'article sur Hergé et Spielberg ? Car nulle trace de ton commentaire.
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • FilmsdeLover
    commentaire modéré @Jerome_Dittmar Je l'avais mentionné dans un autre article dont le titre était une phrase affirmative avec un ? à la fin. Mais ça a été corrigé. ^^
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Jerome_Dittmar
    commentaire modéré @MarcoPolos

    Le terme est problématique, je suis d'accord. Il était casse gueule de l'utiliser étant donné sa connotation. Mais il me semble néanmoins adapté dans la présentation qu'il fait de ses thèmes. Dans sa manière de mettre en scène des épiphanies qui ne sont que l'envers d'un même état stable : le sale ou la chair du propre et de la surface, et dont il prétend détenir la vérité. Ce serait bourgeois en ce que le geste de révélation comme justificateur de grandeur suffirait à assoir sa prétention à détenir voire déterrer la vérité ; car finalement, on a assez peu de marge devant ses films.

    Il faut dire aussi que le terme m'a été beaucoup inspiré par A Dangerous Method. Une partie des questions que posent le film sont vraiment celle du drame bourgeois : l'hypocrisie du couple, les obligations familiales, la tentation adultérine. Ce qui bouleverse aussi Jung dans sa relation, c'est que tout un équilibre social et ses valeurs sont également mis en péril. Il ne peut vivre sereinement ses escapades amoureuses car elles sont écrasées par le poids des conventions, ce qui est autre forme de tension entre le monde extérieur et intérieur. On peut conceptualiser ça aisément au travers de tout le cinéma de DC. Peut-être même est-il devenu super-bourgeois et totalement classique, révélant finalement un cinéma assez conventionnel sur le fond.
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Jerome_Dittmar
    commentaire modéré @meriadeck

    Il ne s'agit pas de se lancer gratuitement dans des morceaux de bravoure pour polémiquer juste pour le plaisir. Mais, j'espère, dire ou au moins essayer ce qui est aussi à l'oeuvre dans certaines oeuvres ou genres. On n'a pas choisi certains noms pour rien, bien sûr. Mais encore une fois, c'est pour montrer les choses sous un angle peut-être moins discuté ailleurs (on peut juger ça prétentieux, mais sinon quoi on écrit tous la même chose en brossant toujours dans le sens du poil ?). DC bénéficie d'une aura incroyable et presque jamais on peut lire des textes qui décrypteraient autrement son cinéma (parfois un peu sur des blogs, je me souviens notamment d'un texte assez juste sur Les promesses de l'ombre chez Notre musique).
    Je n'ai pas prétention à détenir la vérité sur son cinéma, seulement essayer de le montrer sous un autre angle qui me semble se justifier.
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Jerome_Dittmar
    commentaire modéré @elge

    je suis assez d'accord avec toi. On pourrait aussi se pencher sur le cas Verhoeven, qui est intéressant aussi comme provocateur du centre.
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • youliseas
    commentaire modéré Sans vouloir faire de l'attaque à la personne, que vaut une accusation de "cinéaste bourgeois" venant de quelqu'un qui adore Rohmer ?
    Plus sérieusement, Cronenberg, pour moi, c'est avant tout un réalisateur qui creuse la chair autant que l'intellect, qui me prend aux tripes autant qu'il me prend au cerveau (unité des thèmes et des effets donc), ce qui ne court pas forcément les studios...
    J'avoue que je ne m'étais jamais vraiment posé la question du monde moral qu'il proposait, donc cet article est plutôt bienvenu (même si j'ai pas l'impression d'avoir appris quelque chose, au moins il me fait me poser des questions).
    14 mars 2012 Voir la discussion...
  • Cypri3n
    commentaire modéré 100 % d'accord. J'ai toujours eu l'impression que Cronenberg n'allait jamais au bout de ses idées (si idées il y a). Cependant, pour revenir au thème de "l'extrême centre", j'ai toujours été curieux de voir ses films malgré les nombreuses déceptions que j'ai pu rencontrer (La Mouche, A History of Violence).
    17 mars 2012 Voir la discussion...
  • youliseas
    commentaire modéré Bon ben après la sortie de Cosmopolis, cet article n'a vraiment plus aucun sens...
    8 juin 2012 Voir la discussion...
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