Votre cerveau l’intéresse

A Dangerous Method : l’esprit de corps de David Cronenberg

Dossier | Par Chris Beney | Le 21 décembre 2011 à 11h46

A Dangerous Method met en scène la relation conflictuelle entre les docteurs Jung et Freud, à l'aube de la psychanalyse. David Cronenberg préfère la parole à l'éviscération pour traquer les maux de ses personnages, mais continue son travail d'exploration de la pensée, via l'auscultation des corps. Gloire à la nouvelle « nouvelle chair », moins salissante.

Le sujet (trop) parfait ?

Certaines rencontres cinématographiques entre un auteur et un sujet s'annoncent trop belles pour être vraies. La réunion de deux univers faits pour s'entendre ne tient pas toujours ses belles promesses. Ce fut le cas de Steven Spielberg et de Peter Pan, ou de Claude Chabrol et de Madame Bovary. Le premier tournait autour du protagoniste de J.M. Barrie et de son enfance perdue, et le second, de l'héroïne de Flaubert et de sa défiance envers la bourgeoisie de province, comme des ados en rut autour de leur première boîte de préservatifs. Comme ces ados intimidés, ils se sont d'abord rabattus sur l'aspirine et les brosses à dents (mais quelles brosses !), avant de s'emparer enfin de leur graal. Et comme ces ados, ils se sont rendus compte qu'ils s'étaient fait une montagne de pas grand-chose - ils étaient bien à la hauteur de leur sujet - et que la dite montagne avait en plus accouché d'une souris.

Spielberg était fait pour Peter Pan. Chabrol était fait pour Madame Bovary. Et pourtant? Malgré des réhabilitations critiques plus ou moins enthousiastes, ces deux associations ont d'abord déçu, soit parce que les spectateurs attendaient trop d'elles, soit parce que les cinéastes concernés n'avaient pas donné le meilleur d'eux-mêmes. La raison invoquée dépend de l'estime portée à Hook et Madame Bovary.

Pourquoi une telle introduction ? Parce que David Cronenberg se trouve aujourd'hui dans la même position que ses glorieux homologues. A Dangerous Method ne s'impose pas, à la première vision en tous cas, comme le grand film attendu, alors qu'il offre à son réalisateur le sujet en or autour duquel il tourne, à tous les sens du terme : l'exploration de la psyché. Le type qui fait accoucher une mère pondeuse de nains psychopathes dans Chromosome 3, qui explose des caboches dans Scanners et qui met des VHS dans le bide de son héros dans Vidéodrome, c'est l'esprit qui l'intéresse et qui l'a toujours intéressé. Cronenberg aime farfouiller dans la chair, pas seulement pour ce qu'elle est, une matière riche en couleurs et en textures, mais aussi parce qu'elle représente au cinéma un intermédiaire possible pour filmer l'esprit. Les grossesses extracorporelles de Chromosome 3 constituent une somatisation extrême au service d'une maïeutique concrète, les crânes fendus de Scanners, des tentatives gore de cranioscopie (le film se dote d'ailleurs d'un superbe alter ego du cinéaste en la personne de Benjamin Pierce, artiste capable de lire dans les pensées), et le ventre-magnétoscope de Vidéodrome une manière directe et organique d'absorber des idées (et que dire d'eXistenZ?). La « nouvelle chair » glorifiée par James Woods est possiblement une chair dans laquelle se lisent les pensées, voire l'inconscient des personnages.


Fiction ou réalité ? extrait de Videodrome

La chair dans les mots

Dans A History of Violence, l'inconscient de Tom Stall (Viggo Mortensen), ou plus précisément son savoir refoulé au point d'habiter sa nature profonde, s'observe dans ses réflexes : seul un homme travaillé par un incroyable esprit de prédation peut répondre de manière aussi précise et brutale à l'agression dont il est victime. Dans Les Promesses de l'ombre, les pensées de Nikolai (encore Viggo Mortensen) se lisent sur sa peau tatouée des pieds à la tête. Attention toutefois prévient alors Cronenberg : regarder la chair en surface ne suffit pas à percer les mystères de la psyché, encore faut-il savoir la décrypter, creuser. Le cinéaste semble pourtant délaisser le gore, malgré quelques soudaines hémorragies de temps à autre, pour une osculation plus propre. Non parce qu'il se préoccupe toujours plus d'esprit et moins du corps, mais parce qu'il utilise d'autres outils pour arriver à ses fins. Ces outils, il les a peut-être trouvés un jour de mai 1999 en découvrant L'Humanité de Bruno Dumont.

Cette année-là, David Cronenberg préside le jury du Festival de Cannes. Il attribue la Palme d'Or à Rosetta, mais remet trois prix au film de Bruno Dumont : le Grand Prix et les deux prix d'interprétation (dont un à partager avec Emilie Dequenne pour Rosetta).

Ce palmarès trahit typiquement les choix d'un président qui n'a pu imposer ses vues, mais a tout fait pour que son chouchou figure en bonne place. La rumeur prétend que Cronenberg a vu L'Humanité deux fois pendant le Festival, et qu'il a même fait une projection commentée auprès de certains jurés, pour expliquer à chacun ce qui en faisait la valeur, à ses yeux. A l'époque, en plus de provoquer un scandale, le palmarès du cinéaste canadien laisse ses admirateurs dans le flou. Il paraît y avoir autant de points communs entre L'Humanité et eXistenZ, sorti en France un mois auparavant, qu'entre une pintade et un hélicoptère.


A bout extrait de L'Humanité

Vers un renouvellement esthétique

Cronenberg semble néanmoins avoir trouvé dans le film de Dumont d'autres moyens esthétiques de parvenir à ses fins. C'est probablement de L'Humanité que naît Spider, film-charnière plus taiseux, austère et ouvertement cérébral que les précédents. Celui qui s'en donne la peine et accorde au film de Dumont la possibilité qu'il est entièrement soumis au regard de son protagoniste, comme l'est Spider, verra suffisamment de correspondances entre les deux réalisations pour accorder au moins du crédit à cette hypothèse, à défaut de la valider totalement.


Eclat de verre extrait de Spider

A Dangerous Method poursuit le travail d'épure de Spider (après un générique semblable, évoquant les dessins du test de Rorschach). Les éléments visuels les plus ostentatoires tiennent à cette lentille trafiquée qui permet de faire en même temps le point sur l'avant-plan, d'un côté de l'écran, et l'arrière-plan, de l'autre côté. Lors des séances d'analyse de Sabina Spielrein (Keira Knightley) par le Dr Jung (Michael Fassbender), assis derrière sa patiente, cela autorise une sorte de calembour visuel : ce que la jeune femme a littéralement derrière la tête - Jung, et ses pensées à elle qu'il note sur son calepin - reste clair et échappe au flou. La répétition de ce dispositif est pour Cronenberg une nouvelle manière de donner corps aux idées. Une fois ces pensées verbalisées par la patiente, il faut scruter le visage du médecin pour en saisir la portée. Un rictus de Michael Fassbender pour saisir l'origine du sadomasochisme de Sabina, c'est subtile, mais c'est bien peu (et c'est moins impressionnant que si sa tête éclatait). Heureusement Freud (Viggo Mortensen) est là. De la même manière que Cronenberg s'est servi d'un Jeremy Irons en double exemplaire pour personnifier les tourments d'un esprit unique dans Faux-semblants, il utilise Sigmund comme un jumeau antithétique. Dans cette grande personnalité que serait A Dangerous Method, Freud serait le surmoi (« ne couchez pas avec votre patiente »), Jung le ça (« je couche si je veux ») et Sabina le moi (« je fais ce qu'il résulte de la lutte entre les deux »). Psychanalyse de comptoir ? Ça tombe bien : A Dangerous Method n'est parfois que cela, puisqu'il montre une pratique encore à ses balbutiements, alors qu'aujourd'hui elle fonde notre pensée. C'est d'ailleurs une chance qu'il puisse paraître simpliste, parce que c'est tout le continent européen qu'il allonge sur le divan. « A l'époque où se déroule le film, les européens pensaient qu'ils marchaient sur le chemin de la lumière et qu'ils allaient tous devenir des anges » a expliqué David Cronenberg lors de la dernière Mostra, où A Dangerous Method était en compétition. « La psychanalyse a révélé que ce ne serait pas le cas, car il y avait des choses inavouables sous la surface ».

Ces « choses inavouables », il aurait fallu les sortir des tripes des personnages pour les voir chez Cronenberg, avant. Maintenant, elles se baladent. Jung, le suisse aryen pas vraiment étonné d'entendre Sabina lui raconter avoir rêvé d'anges parlant allemand. Freud, le juif autrichien attentif à l'antisémitisme et aux errements de son protégé. Ce n'est pas pour rien si A Dangerous Method s'achève sur des cartons décrivant lapidairement les destins de chacun, tous plus ou moins liés à la Seconde Guerre mondiale. David Cronenberg fait du différend entre les deux psychiatres la cause possible, symbolique et profonde de la guerre de 39-45, son Ruban blanc en quelque sorte (il faudrait voir la virée de Jung et Freud en bateau comme un clin d'oeil à Haneke et à Funny Games ?), comme si leur incapacité à agir de concert avait, par effet papillon, empêché de prévenir le conflit le plus meurtrier, génocide compris, dans l'histoire de l'humanité. Il psychanalyse l'Europe. Pour une rencontre trop belle pour être vraie entre un auteur et un sujet, A Dangerous Method est finalement impressionnant.

Image : © Sony Pictures Classics

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2 commentaires
  • zephsk
    commentaire modéré Bon article.
    Je ne suis pas sûr de valider le fait "qu’aujourd’hui, la psychanalyse fonde notre pensée", mais l'hypothèse du Ruban Blanc est à creuser. A voir donc.
    En ce qui me concerne, j'ai beaucoup de mal avec le Cronemberg Nouveau, celui qui s'est "assagi".
    De marbre, son cinéma
    à présent me laisse.
    22 décembre 2011 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré Un peu moi aussi malheureusement.
    Et la comparaison avec Dumont me fait un peu de mal, car ça expliquerait peut-être pourquoi la métamorphose récente de Cronenberg a du mal à me passionner (je m'en souvenais plus qu'il avait primé à Cannes Rosetta et L'humanité..)
    On verra avec A dangerous Method.
    23 décembre 2011 Voir la discussion...
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