Dix ans après, quelles séries sont les héritières de Lost ?
Diffusée cet été sur HBO, The leftovers marque le retour aux séries TV de Damon Lindelof, quatre ans après l’épilogue controversé – euphémisme – de Lost, dont il était devenu le showrunner et le visage public après le départ de J.J. Abrams. Lost, ça ne vous dit peut-être rien (le pilote remonte à une décennie maintenant, autant dire un siècle au rythme où vont les séries TV) ou ça vous rappelle peut-être de mauvais souvenirs, si vous faites partie de ceux qui persistent à considérer sa dernière saison comme une inadmissible fumisterie. Mais peu importe que vous veniez ou non à Lost, car Lost vient quoi qu’il arrive à vous. Elle a intégré le cercle restreint des séries qui, au cours de l’histoire, ont transformé la manière de faire des séries.
À la fin de l’année dernière, Damon Lindelof s'est fendu d'une tribune dans le Hollywood Reporter où il déclarait avec verdeur en avoir assez de s’excuser pour la fin de Lost, et assumer complètement celle-ci, de même que la série dans son intégralité. Avec The leftovers, il joint le geste à la parole pour prouver qu’il n’a pas la moindre intention de faire pénitence. Sa nouvelle série débute par un événement semblable au point de départ de Lost : la disparition inexpliquée d’un groupe de personnes, à bien plus grande échelle cette fois (2% de la population mondiale évaporés d’un coup). Et les rapprochements entre les deux séries ne s’arrêtent pas là, au contraire. À travers eux, Lindelof s’affirme en tant qu’auteur, bâtissant une œuvre cohérente et comptant rester le premier et plus indéfectible porteur de l’héritage de Lost. Même l’écart initial entre ses deux créations rappelle Lost : en s’intéressant cette fois à ceux qui restent, plutôt qu’à ceux qui ont disparu, Lindelof passe « through the looking glass », motif récurrent et essentiel de Lost.
Un fantastique de faible intensité
D’un récit à l’autre, on retrouve le même goût pour les portraits minutieux de groupes humains se débattant avec des conflits internes autant qu’externes. Les Losties et les Others de l’île ont laissé la place aux habitants de Mapleton, New York et à la secte des Guilty Remnant (quelque chose comme « les Restes Coupables » en français), mis dans une situation similaire : deux communautés au sein desquelles l’hétérogénéité est la norme, et qui se crispent dans leur opposition au lieu de réussir à cohabiter. Lindelof remplit son rôle d’observateur avec le même refus du manichéisme qui a prévalu durant six saisons de Lost, contre vents et marées. Hors de question pour lui de faire allégeance à certains personnages et de prendre parti contre les autres. On ne sait pas qui est dans le vrai et qui a tort : c’est au spectateur de se positionner comme il l’entend vis-à-vis des individus et de leurs regroupements, et d’être conscient qu’il peut se tromper. Que ni lui ni les protagonistes ne sont infaillibles, fixés une fois pour toute.
Entre The leftovers et Lost, le lien portant le plus nettement la signature d’auteur de Lindelof est leur façon commune de distiller un fantastique que l’on peut qualifier « de faible intensité ». Dans l’univers des deux séries, ce fantastique se joint aux interactions élémentaires (la gravitation, l’électromagnétisme, etc.) pour régir l’existence des personnes sans qu’on se rende compte de sa présence la plupart du temps. Les expériences frontalement fantastiques sont rares (Locke retrouvant l’usage de ses jambes dans Lost, les embrassades faisant disparaître toute trace de chagrin que prodigue un gourou dans The leftovers), et en ce sens assimilables à des miracles – d’où la porosité naturelle des deux récits avec la question de la foi religieuse, qui tente d’apporter des réponses à ces phénomènes, comme la physique le fait pour les forces du monde matériel. L’immense majorité du temps, les êtres humains sont seuls, livrés à eux-mêmes, face à leurs doutes, leurs malheurs, leurs névroses et psychoses. Narrativement, voilà le legs majeur de Lost, que Lindelof et Abrams avaient eux-mêmes reçu des séries fantastiques majeures avant la leur (Twin Peaks, The X-Files) et qu’ils ont par la suite perpétué dans d’autres œuvres – The leftovers donc pour le premier, Fringe pour le second.
Le retour des flashbacks
L’héritage de Lost est tout aussi vivant en dehors du contrôle de ses créateurs. Ainsi, l’an dernier Jenji Kohan (Weeds) a grillé la politesse à Damon Lindelof en créant avec sa nouvelle série, Orange is the New Black (renouvelée pour une troisième saison par Netflix), le premier successeur manifeste de Lost. Orange is the New Black en est une déclinaison, bien plus qu'elle ne l'est des séries carcérales de type Oz. Déclinaison au féminin, et dans un univers réaliste : les détenues de la prison pour femmes de Litchfield y sont séquestrées comme les naufragés sur l’île de Lost, et soumises à la même règle impitoyable – elles n’ont aucun contrôle sur les lois en vigueur dans leur nouveau lieu de (sur)vie. Pouvoir arpenter les différentes zones de celui-ci est la seule latitude laissée aux personnages. Pouvoir en sortir, par contre, est une possibilité rarissime ; et la liberté alors obtenue n’est qu’une parenthèse entre deux périodes de captivité, au lieu de l’inverse. À travers les exemples de Taystee qui préfère revenir en prison dans Orange is the New Black, de Desmond que le destin renvoie sans cesse s'échouer sur l'île dans Lost, on découvre que les deux lieux exercent sur ceux qui y séjournent une force de rappel immense, terrifiante. Celle-ci ne permet plus que des fugues éphémères épousant naturellement à l’écran la forme de flashbacks, ces instantanés extraits d’un autre temps et coupés du cours du récit principal.
Ce motif des flashbacks est l’emprunt le plus évident de Kohan à Lost. Ils fonctionnent absolument de la même manière, à tous points de vue. Distillés sur tout un épisode, ils sont centrés sur n’importe lequel des membres du groupe (y compris celui ou celle qui pouvait passer pour secondaires), nous dévoilent quelques bribes de son passé en liberté et y intègrent souvent un twist ébranlant la perception que nous avions jusqu'à présent du personnage. Dans une série comme dans l’autre, cet artifice de scénario sert la même noble ambition : montrer qu’une personne est en mesure d'avoir plusieurs vies (il est possible pour n'importe qui de devenir autre chose que ce qu'il ou elle a été), d'être tour à tour du bon et du mauvais côté des barrières érigées par la société (des êtres appréciés sur l'île ou dans la prison étaient haïs en dehors, et inversement), d'échouer ou de triompher. Travaillée dans la durée, étendue à tous les personnages, l’idée émancipe ces derniers de leurs rôles archétypaux, fonctionnels. Elle fait d’eux de véritables individus, profonds et complexes, et permet de la sorte de gommer la notion même de cases délimitées, où un auteur de série devrait ranger ses héros, en s’assurant qu’ils ne débordent pas.
Tout vient à point à qui sait attendre
L’influence de Lost s'exprime de manière saillante dans ces deux exemples précis, mais elle s'étend bien au-delà. La création d'Abrams et Lindelof fut la première à profiter à plein de l'explosion d'Internet. Elle fixa les règles de l'usage de ce second écran sur lequel les séries vivent désormais, avant et après leur créneau horaire hebdomadaire à la télévision. En amont des épisodes, l'attente est trompée par la dissémination de spoilers plus ou moins contrôlés (dont les teasers, résumés d'épisodes, annonces de casting sont devenus parties prenantes, se réinventant par rapport à leur fonction originelle) ; en aval, les communautés de fans prennent le relais en noircissant des pages et des pages de forums avec leurs analyses, théories, hypothèses, sur ce qu'ils viennent de voir.
Pour Lost, le portail de référence était DarkUFO (toujours ouvert pour les curieux, et les nostalgiques). Aujourd'hui c'est Game of Thrones qui mène la danse à ce jeu auquel participent toutes les séries qui se veulent singulières, sortant (même d'un orteil) de la masse et rêvant de devenir à leur tour virales. D'exister sans interruption ni limite sur le Web – comme l'héroïne de Lain –, quitte à en subir le retour de bâton ; car Internet ne fait aucune discrimination, et se montre une formidable caisse de résonance pour tous les avis, dithyrambiques et assassins, sur un épisode ou un choix narratif. Cela aussi, Lindelof et Lost en ont fait les frais avant tout le monde, même s'ils ont au moins ému la fille de Jude Apatow dans 40 ans, mode d'emploi.
Et ce déversement de colère, voire de haine, vint en conséquence d'une dissidence vis-à-vis d'une convention du monde des séries : la garantie donnée au spectateur de lui fournir une satisfaction immédiate et entière, à chaque épisode. C'est le principe du « monster of the week » en vigueur dans les shows fantastiques depuis La quatrième dimension (chaque nouvelle histoire apporte son phénomène paranormal, monstrueux, n'appartenant qu'à elle et autour duquel tournent tous ses enjeux), des enquêtes autonomes (de Columbo aux Experts) ou des sitcoms qui se réinitialisent à chaque nouvel épisode, sans tenir compte de la conclusion extravagante du précédent. C'est Lost qui a rompu avec cette manière pour les séries de divertissement de créer un lien facile et inépuisable avec leur public ; même si l'idée avait auparavant titillé les auteurs de 24, qui ont tenté de ménager la chèvre et le chou, de tisser un récit sur une saison complète et de faire en sorte que chaque épisode contienne toujours la dose d'adrénaline exigée. Pour Lost, le chemin fut chaotique et progressif, jusqu'au point de non-retour que constitua l'annonce d'un nombre arrêté d'épisodes restants (48, répartis en trois saisons plus courtes que les trois premières) avant que ne soit apposé le point final. À partir de là, il ne fut plus question que d'objectifs sur le long terme et d'ambitions rehaussées, qui en appellent à la participation active du spectateur et non à sa simple captation passive devant son écran. Il s'agissait de développer des personnages et de raconter une histoire, des choses devenues courantes pour les séries qui comptent.
"Nous vous dirons si l'humanité est bonne ou mauvaise"
Il s'agissait surtout d'avoir une fin. Pas une bricolée avec les moyens du bord parce que les producteurs ont décidé, sans vous demander votre avis, de raccourcir votre (Twin Peaks, qui d'un coup n'a plus eu que six épisodes à vivre, après que ses auteurs furent forcés de révéler le nom du meurtrier de Laura Palmer contre leur volonté) ou de le prolonger (How I Met your Mother et son ultime saison, réclamée pour exploiter encore un peu plus le filon, quand bien même elle rend bancal tout l'édifice narratif). Une vraie fin, pensée comme celle d'un roman ou d'un film, c'est-à-dire avec une réelle unité de ton et de contenu par rapport au reste de l’œuvre, ainsi qu'un propos fort, marquant, à la hauteur du fait d'avoir été avec nous durant plusieurs années.
Au début de la dernière saison de Lost, Lindelof avait eu cette phrase : « We have every intention of telling you whether humanity is good or evil » (« nous avons absolument l'intention de vous dire si l'humanité est bonne ou mauvaise »). La réponse est « good », définitivement. À l’heure du bilan, il n’y a jamais eu de méchants dans Lost, uniquement des victimes. Et chacun des personnages tentait de faire au mieux avec les cartes qui lui avaient été distribuées ou retirées au fil de la partie. Avant Lost, Six Feet Under l'avait fait. Après elle, peu de séries ont repris ce flambeau d'oser le geste d'auteur. Car si les digues ploient ici et là, être un artiste assumé, qui prend le risque de faire passer ses convictions et ses inspirations avant le confort du public et la satisfaction des annonceurs, relève encore de l'exception dans l'univers des séries TV.
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dmc22 septembre 2014 Voir la discussion...
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JZed22 septembre 2014 Voir la discussion...