Avenir du cinéma : Coppola a-t-il plus raison aujourd'hui qu'il y a 30 ans ?
En 1982, Francis Ford Coppola fondait son propre studio et tentait de destabiliser Hollywood de l'intérieur avec un film visionnaire dans son processus de création : Coup de coeur. Ruiné, il a depuis accepté pas mal de projets alimentaires afin de rembourser ses dettes, avant de s'installer récemment dans un cinéma moins risqué économiquement. Invité par la Cinémathèque française à participer à son festival Toute la mémoire du monde, Coppola revient prophétiser la fin des grands studios, du cinéma traditionnel et des salles telles qu’on les connaît. Il l'annonce : le cinéma sera en direct à la manière d’une retransmission sportive, relayé simultanément dans des lieux tous reliés entre eux, sous le haut-patronage des puissantes sociétés du web. Amen. Mais peut-on faire confiance aujourd'hui à celui qui s’est déjà planté, en beauté, il y a 30 ans de cela ? Est-il bien raisonnable de suivre un barbu qui porte une grosse cravate à fleur et son pantalon à hauteur du nombril, tel Carlos quand il chantait Tirelipimpon sur le chihuahua ?
C’est l’histoire d’un mec qui choisit le Bi-Bop plutôt que le téléphone mobile, le HD-DVD plutôt que le blu-ray, le bétamax plutôt que la VHS. Celle du gars à l’affut des innovations mais qui mise systématiquement sur celle qui va se faire étendre par la concurrence. L’histoire de Francis Ford Coppola, l’alchimiste inversé qui transforme l’or en plomb sitôt qu’il y touche. Le réalisateur de Coup de Cœur, film musical tourné en 1982 dans une Las Vegas recréée en studio, alors que la vraie ville se trouve à 45 minutes de là, enregistré avec un matériel vidéo quasi-expérimental, où les néons scintillent sur fond de toile peinte.
Une œuvre de magicien, comme certaines créations de Georges Méliès en leur temps, le père du cinéma de divertissement, celui qui finit vendeur de jouets à la gare Montparnasse. "Je n’irais peut-être pas haut, mais j’irais tout seul" martelait-il, et ce n’est pas un hasard si Coppola cite plusieurs fois Hugo Cabret, face au public de la Cinémathèque. Il le fait pour parler de technique et de 3D, mais on sent bien qu’il parle surtout de lui, de ce que le film-hommage de Scorsese à Méliès lui rappelle de sa propre histoire, à lui, l’innovateur devenu vendeur, non pas de jouets, mais de vins.
"Le plus important, c'est la distribution : le seul aspect du cinéma qui ne m'a jamais intéressé"
Il n’a pas osé prendre Méliès pour se rendre hommage. Trop évident. Il a opté pour Tucker, l’obscur fabricant d’une voiture révolutionnaire, écarté du jeu par les grandes compagnies déjà installées. Tucker, incarné par Jeff Bridges, mercenaire et perdant dont on sait qu’il a raison, seul contre tous, mais dont les idées se fanent entre ses mains alors qu'elles s'épanouissent dans celles des autres ; le double de Coppola aux yeux de Coppola.
Comme ça ne suffisait pas, le cinéaste a ensuite remis le couvert pour son retour aux affaires, dix ans après L’idéaliste (beau titre français, parfaitement adapté) : L’homme sans âge, avec son vieux héros frappé par la foudre et rajeuni d’un coup, devenu ensuite hypermnésique et capable d’entrevoir plusieurs niveaux de réalité, mais condamné à cause de ça à une existence solitaire. "Tout ce qui a de la valeur est incapable de se défendre" annonce Coppola. On croirait presque entendre le critique culinaire de Ratatouille lorsque, enchanté par les plats de Rémy le rat, il écrit : "Le nouveau a besoin d’amis". Coppola est artiste, pas critique : il ne se défendra pas et si on veut être son ami, bienvenue !, mais il n’ira pas nous chercher. Le talent et le pouvoir isolent, celui qui le sait est condamné au devenir Cassandre : constante de son cinéma de Conversation secrète au Parrain.
Mégalo et maso le Coppo. Mégalo par sa conviction d’être un visionnaire, forcément incompris puisque en avance sur son temps. Maso dans sa manière froide froide et franche d’assumer ses échecs : "Je regrette Zoetrope mais je l’ai perdu par ma seule stupidité. J'ai d'abord cru que le plus important, c'était l'équipement, puis je me suis rendu compte que c'était l'argent, puis j'ai réalisé que c'était la distribution : le seul aspect du cinéma qui ne m'a jamais intéressé". Zoetrope, c’était son Utopie, au sens de territoire, pas seulement d’idée. Lorsqu’en mai 1980 il rachète les hectares des studios Hollywood General, onze ans après avoir fondé sa compagnie de production, American Zoetrope, c’est pour créer l’endroit de ses rêves : un studio à l’ancienne, avec les moyens de demain. Il y a une avenue Eisenstein, un boulevard Griffith, une rue Marlon Brando. "Qu’est-ce que tu en penses, Marlon ?" demandera-t-il à l’intéressé. "Bon dieu, où as-tu trouvé l’argent ?!" s’exclamera un Brando pragmatique. Une entreprise de cinéma au fonctionnement proche de celui d’une compagnie de théâtre (Coppola débauche des transfuges de Broadway pour cela), douée d’un esprit de recherche aussi bien esthétique que technologique (avec des monteurs ou ingénieurs en résidence, comme Walter Murch). "Je voulais d’un studio où tout le monde était connecté comme par une sorte de fil à étendre le linge qui aurait traversé tous les départements" raconte Coppola. "J’ai acheté les deux premiers PC, ceux créés par Xerox, avec souris et interface graphique. Grâce à eux, on travaillait sur le script dans une pièce et on pouvait le lire dans une autre. Finalement, Xerox nous a repris les ordinateurs, faute d’argent, puis Steve Jobs et Bill Gates leur ont piqué leurs idées : c’était une entreprise de photocopieuse qui ne s’était donc pas donné la peine de breveter ses autres trouvailles". Davantage Xerox qu’Apple, le Francis, quelle surprise ! Il a une dent contre les puissants, les grands studios et en particulier Warner qui, en rejetant finalement les scénarios commandés à George Lucas et Coppola, a contribué à mettre dans le rouge les finances fragiles des studios Zoetrope.
"Le cinéma sera partout où les gens en voudront"
L’avenir va le venger, il en est sûr. "Je ne sais pas ce que sera la distribution de films, demain, mais elle aura forcément à voir avec Internet, les forfaits et les abonnements. Google, Netflix, Amazon et les autres vont bouffer les studios" explique Coppola. "Le cinéma sera partout où les gens en voudront. Il faut arrêter de faire une différence entre les salles et la télévision. Les studios doivent arrêter de croire qu’un film, c’est une fenêtre d’exploitation de 5 semaines en salles. On devrait pouvoir regarder les films quand on a envie de les regarder". Le réalisateur a beau se défendre – "je ne parle pas de disparition des cinémas, je parle d’une victoire des artistes et du public" – il n’annonce rien moins que la fin des lieux dédiés aux projections de films. Enfin, de films tels qu’on les entend aujourd’hui, car il y a un nouveau cinéma à faire selon Coppola.
Si les exploitants veulent voir leur business perdurer, il faut inventer le nouveau langage conséquent à la mise en réseau des salles. "La numérisation complète des salles va permettre de projeter simultanément la même chose en différents endroits de la planète. C’est un tout nouveau média, un nouvel instrument" détaille Coppola. "Personne ne sait encore ce que c’est car personne ne s’en est encore servi, mais à chaque fois qu’un nouvel instrument apparaît, quelqu’un vient s’en servir tôt ou tard". Aux yeux du cinéaste, le futur passe par le cinéma en direct, le live cinema, le living cinema, appelez-le comme vous voulez : un film qui prend forme et se regarde en même temps qu’il se tourne, avec un réalisateur enfermé dans un car-régie à la pointe de la technologie, se livrant à une performance digne de celle d’un chef d’orchestre durant un concert. Si on laissait faire Coppola, il apparaîtrait en ombre chinoise à l’avant-plan de tous ses prochains films, levant la baguette sur ses acteurs.
"Il faut faire des films comme on fait de la télévision en direct"
Il veut que la présence physique du maître d’œuvre soit visible en même temps que l’œuvre, geste qui fait la beauté et la limite de Coup de cœur d’ailleurs, où chaque tour de force technique s’impose comme tel, faisant sentir l’effort. "Quand Avatar est sorti, les studios ont dit que l’avenir du cinéma passait par la 3D, mais ils disent ça tous les vingt ans" rappelle Coppola. "Il faut désormais faire des films comme on fait de la télévision en direct. Je suis un enfant de cette télé. Aujourd’hui, tout est préenregistré. Le seul truc à ne pas être en boîte, c’est le sport parce que personne ne sait comment va tourner une partie. Enormément d’innovations techniques viennent de là. Suivre un match de football américain depuis un car-régie, c’est très excitant". Davantage pour le réalisateur que le cinéaste ? Le cinéma en direct : un mélange de captation de spectacle et de retransmission sportive, un grand théâtre où les caméras circulent au milieu des acteurs, sous la houlette d’un réalisateur mabusien.
Coppola l’a déjà fait, il y a trente ans, avec Coup de cœur et la réussite que l’on connaît. Il n'y a jamais eu de suite. "Je n’ai qu’un seul regret et c’est au sujet de Coup de cœur" remarque d’ailleurs Coppola. "A trois semaines du tournage, mon directeur de la photo Vittorio Storaro m’a imploré d’enregistrer avec une seule caméra plutôt qu’avec 20 en simultané, vu le casse-tête que c’était pour les éclairages. J’ai cédé par affection". La grandeur et la folie du personnage, de plus en plus roi de sa jungle comme Brando dans Apocalypse Now, elle vient de là, du fait que si Storaro avait cédé, Coppola dirait aujourd'hui regretter d’avoir tourné avec 20 caméras plutôt qu’avec 21.
Je crois connaitre le moyen de réconcilier Coppola avec la 3D tout en allant dans son sens sur "le cinéma en direct" : la performance capture.
Je suis sûr qu'il en ferait des merveilles, un truc que personne encore ne peut imaginer (ou alors un projet fou mais totalement bancal, c'est possible aussi).