Les frères Dardenne ou le terrorisme social
Champions toutes catégories d'un cinéma humain et moral, les films des frères Dardenne seraient-ils beaucoup moins nobles et irréprochables qu'ils n'y paraissent ?
Depuis Rosetta et son succès cannois, les frères Dardenne règnent sur le cinéma social d'Europe du nord. De La Promesse au Gamin au vélo, ils ont patiemment déployé leur petite musique. Plongeant inlassablement au coeur d'une réalité sèche, froide, sur laquelle le monde extérieur n'a pas d'emprise pour évacuer l'unicité de l'instant, ils ont construit de pures trajectoires pour des corps en survie. Des corps le plus souvent cernés de béton, de routes isolées, de caravane en tôle ou d'appartement à peine décoré qu'on n'habite pas, ou à peine. Le décor est fonctionnel chez les Dardenne, il n'est jamais montré comme un paysage, mais toujours utile à définir le biotope de l'action. Il est moins lieu qu'on dévoile, qu'environnement brut qu'on traverse aux limites de l'abstraction. C'est qu'on voit aussi souvent peu du dehors chez les Dardenne, le corps en mouvement obstrue l'objectif, occupant l'espace filmique avec l'entêtement qui définit leurs personnages enfermés dans un réel éprouvant. Seul Le Gamin au vélo a droit à quelques brefs rayons de soleils.
L'argent
On a pu comparer Rosetta à Nanouk, pour son approche quasi documentaire d'un corps pris dans un espace difficile. Ce qu'on a pu oublier dans cette comparaison, c'est le point de vue et les fondements de sa mécanique. Les Dardenne filment la pauvreté et ses conséquences morales au sein d'une marchandisation du monde. Quelle qu'en soit l'origine, immigration, emploi, famille, mariage blanc, l'argent revient toujours au centre. Le matérialisme conditionne tout, et les billets sont palpés, montrés, échangés à l'écran pour définir littéralement dans leur symbolique des relations fatales qui mènent à une prise de conscience tardive, mais nécessaire. Seulement ce pragmatisme qui n'a pas oublié les fondations religieuses du néo-réalisme rossellinien, est moins défendable qu'il n'en a l'air. Il n'y a pas de personnage dans leur cinéma, mais que des héros en cage qu'on met à l'épreuve pour les user et tirer d'eux, in extremis, l'instant de grâce qui les sauverait et affirmerait ainsi les valeurs des cinéastes. C'est un cinéma langien, donc de la manipulation et esclavagiste, mais à des fins autres, se cherchant une légitimité idéologique dans la basse condition des hommes.
petit taureau extrait de Rosetta
L'argent chez les Dardenne est une boucle perverse dont les personnages se libèrent tragiquement. Mais que dit ce conditionnement économique, sinon sa participation à définir aussi l'environnement et sa tautologie de l'enfermement ? Il n'y aurait pas d'espace bouché, sinistre, bétonné, si le moyen de subvenir à ses besoins n'était autant au coeur d'une condition humaine rendue miséreuse et étendue. Le matérialisme et l'horreur qu'il génère : exploitation des immigrés, vente d'enfant, abandon sans remords de son propre fils, est l'éternel horizon de ce cinéma social qui a fait de la pauvreté son objectif et espace. Au point de l'ériger comme sa réalité souveraine et s'en servir comme d'un miraculeux prétexte pour faire croire à la possibilité d'une liberté en son sein. Les Dardenne entretiennent un jeu pervers avec la pauvreté, une forme de terrorisme social où l'argent, justifiant la perte de moralité et l'enfermement, est l'envers exact de ce qu'ils sont supposés combattre au travers de structures filmiques carcérales.
La doudoune bleue
Grand film symptôme des Dardenne, L'Enfant est aussi le pire de leur filmographie. L'enfant du titre c'est bien sûr Jérémie Rénier, jeune père immature et irresponsable qui, naïvement, vend son fils à l'insu de sa compagne. Le film montre vite que le véritable enfant, le bébé, est un accessoire, une doudoune bleue dont la mise en scène cache sans cesse le visage qui l'aurait humanisé aux yeux du père et du spectateur. Puisqu'il est donc déréalisé, la symbolique se porte sur Jérémie Rénier, dont la condition voudrait rendre possible l'acte innommable que le film épouse. La pauvreté et l'enfance servent ainsi de subterfuge idéal pour installer le terrible calvaire moral de son personnage qui ne peut porter le visage du salaud. Déresponsabilisé de ses actes sous prétexte que l'immaturité suffit à l'absence de rigueur morale, sa condition sociale détermine et à la fois excuse l'horreur de l'acte. Il ne peut être assez raisonnable ou sensible pour savoir a priori qu'on ne vend pas un enfant ; et il lui faudra tout le film, jusqu'à l'arrestation de son jeune ami, pour comprendre son erreur.
Sur la plage extrait de L'Enfant
Cette image du pauvre en enfant illustre autant la condescendance des Dardenne que l'essence de leur oeuvre. Disons le : tout leur cinéma repose sur des installations punitives habilement confectionnées dans le terroir d'un climat social oppressant. Il voudrait faire croire à sa proximité, son humanisme, sa dignité, alors qu'il s'évertue à écraser les corps, les diriger à la baguette, les enfermer dans un monde claustrophobique et corrompu où l'être doit s'abîmer pour trouver la grâce, offerte telle l'aumône à la sortie de l'église. Les Dardenne s'acharnent à enfermer des âmes perdues dans une logique de survie pour les pousser vers le salut, parfois au prix d'une solitude infinie (telle Lorna dans sa cabane choyant l'enfant rêvé de son crime), sans voir que leur mécanique du sur-déterminisme enferme plus qu'elle ne libère. Aronofsky n'aura pas d'autre programme avec The Wrestler que poursuivre ce cinéma du dressage et du supplice. Un cinéma dont le terrorisme social consiste à mettre l'égoïsme sur le grill pour ébranler le regard d'un spectateur qui doit subir ces lourdes machines morales se drapant d'un humanisme faussement intelligent. Culte de l'authenticité et du corporel, les Dardenne façonnent l'idée d'un monde du plus petit dénominateur commun dont on n'échappe pas, puisqu'il répète méthodiquement chaque signe supposé de notre réalité.
Images : © Diaphana Films