Interview : Ken Loach et Paul Laverty nous parlent de La Part des Anges
En parfait contraste avec l'atmosphère grise mais optimiste de leur film, c'est dans le calme luxueux et confiné du jardin de leur hôtel parisien que Ken Loach et son scénariste attitré Paul Laverty nous reçoivent pour une interview très ouverte sur La Part des Anges. Au bout de quelques minutes de discussion, l'on se rend compte qu'il est très difficile d'engager la conversation sur les aspects purement cinématographiques du film. En interview comme sur grand écran, Ken Loach a un message à faire passer et n'est pas là pour pour s'appesantir sur le médium qui véhicule ce message.
Comment travaillez-vous ensemble ?
Paul Laverty (scénariste) : Cela part toujours de la même vieille conversation, sur l'état du monde et de la société. On discute et parfois, des idées surgissent, on les note, on les échange et au bout d'un certain temps j'ai suffisamment d'éléments pour écrire une première version du script. Je l'envoie à Ken et, assez classiquement, on fonctionne par aller-retour (Paul habite en Espagne NDLR) jusqu'à arriver à une version satisfaisante du scénario.
Pourquoi avoir opté pour l'humour et l'optimisme ?
Paul : C'est un parti pris. Nous voulions un ton plus léger pour parler de la même réalité que Sweet Sixteen ou My Name is Joe. Bien que le contexte économique et social soit très sévère, la réalité objective est que des choses étonnantes se déroulent dans ce milieu défavorisé, des choses très amusantes. Si vous allez dans un tribunal, vous serez surpris par les histoires surréalistes qu'on y entend et face auxquelles vous ne pouvez que sourire. Certaines de ces histoires, bien réelles, sont si improbables que nous ne pouvions les mettre dans le script.
Ken Loach : Cette société nous donne toutes les raisons d'être désespérés ou au moins gênés par ce qui se passe mais on ne peut pas décrire la réalité de ce milieu sans en raconter les blagues qui en sont partie prenante. Mais nous ne rions jamais de nos personnages, nous rions avec eux.
Paul : Toutes ces histoires ahurissantes qu'ils ont vécues, et dont ils rient entre eux, sont l'expression d'une joie de vivre et d'une combativité que nous voulions capturer dans le film.
Ivre, il discute avec un haut parleur sur le quai de la gare, extrait de La Part des Anges
La plupart des acteurs de votre film ne sont pas professionnels mais ont été recrutés in situ, dans la classe ouvrière et sans emploi de Glasgow. Quel sentiment portez-vous sur eux ?
Ken : Principalement de l'empathie, que nous voulions communicative. Nous souhaitions que les spectateurs se sentent solidaires des personnages et cette solidarité ne peut avoir lieu que si on ressent de la sympathie pour eux et qu'on a envie de passer du temps avec eux. Mais nous n'avons pas l'impression de les idéaliser, nous montrons leurs forces comme leurs faiblesses.
Paul : Ce qui est frappant avec cette jeunesse, c'est la frustration qu'elle dégage. Tout le monde rêve d'avoir un boulot, un projet. Certaines personnes qui ont travaillé sur le film n'avaient jamais travaillé de toute leur vie. Et quand ils se mettent au boulot, ils deviennent subitement vivants voire exubérants - comme le ferait n'importe qui serait resté enfermé seul chez lui et à qui on offre enfin la possibilité de s'exprimer.
Vous parlez souvent de « potentiel gâché » pour les héros de vos films. Comment définiriez-vous le potentiel des héros de La Part des Anges : devenir des experts en whisky ou devenir des Robin des Bois en volant aux riches ?
Ken : Comme toute la jeunesse de ce pays, leur potentiel est de devenir des membres productifs de la communauté, d'en être partie prenante, d'apporter une contribution au monde dans lequel ils vivent. Cette chance ne leur est pas donnée.
Paul : Il ne faut pas prendre trop au sérieux et trop littéralement cette histoire de whisky. Ce film n'est que l'histoire de personnes désoeuvrées qui saisissent l'opportunité de travailler ensemble autour d'un projet qui leur demande d'utiliser leur imagination, leur intelligence et leur potentiel.
Travaux d'intérêt général, extrait de La Part des Anges
Vos héros ont donc tout à fait le droit de voler ce whisky ?
Paul : Oui, ça ne fait de mal à personne que du whisky hors de prix soit dérobé à un idiot qui n'est pas capable de l'apprécier. Ensuite, le fait qu'il soit américain n'est qu'un accident. (rires)
Ken : Ce type qui peut mettre 1 million de livres pour s'acheter une bouteille de whisky, d'où lui vient son argent ? Certainement pas d'un simple travail salarié mais plutôt de l'exploitation d'autres travailleurs ou de la manipulation financière.
Paul : Entre ce riche américain qui se ruine en wisky, un oligarque russe qui rachète des immeubles entiers à Londres ou un sheik qatari qui s'offre le PSG, il n'y en fin de compte que très peu de différence : ce sont des gens qui n'utilisent leur richesse que pour montrer leur pouvoir et leur soi-disante sophistication. Il est amusant de noter que si c'est la Gauche qui a toujours parlé d'internationalisme, c'est au final la Droite qui la met en oeuvre.
Ken : Il faut voir cette subtilisation d'une petite part de whisky, cette part des anges, comme le symbole d'une taxe générale sur la richesse et les transactions qu'il faudrait mettre en place à l'échelle mondiale.
Votre indignation ne semble pas avoir diminué avec les années. Depuis Kes, avez-vous l'impression que les choses ont changé et si oui, dans quel sens ?
Ken : Billy Casper (le jeune héros de Kes, NDLR) n'avait comme perspective qu'un travail sous-qualifié ou non-qualifié. Pas un très bon travail mais un travail tout de même. Et d'autre part, Billy Casper vivait dans une communauté solidaire qui fonctionnait, le monde des mineurs. De nos jours, ces communautés n'existent plus. Elles ont été délibérément détruites par Thatcher - Blair et les autres ont ensuite continué le travail. Tout cela n'est pas arrivé par accident mais a été orchestré de manière très consciente.
Les classes dirigeantes, et le système de manière générale, ont besoin d'avoir une partie de leur population au chômage, cela fait partie du modèle économique. Cela vous permet de discipliner votre force de travail avec des discours du type « si vous ne voulez pas de ce travail à ce salaire, 10 autres personnes le feront à votre place pour moitié moins ». C'est ce qu'on appelle la flexibilité du monde du travail.
Paul : On nous parle beaucoup du happy-end du film. N'est-ce pas remarquable que le simple fait de trouver un travail soit maintenant considéré comme un happy-end ?
Images : © Vodkaster, Le Pacte