Les Chevaux de Dieu : Interview de Nabil Ayouch, réalisateur du film
J'ai eu la chance de rencontrer le réalisateur Nabil Ayouch pour son film Les Chevaux de Dieu. Une rencontre fort sympathique sur un sujet plus que sérieux, celui de son film : comment un enfant de dix ans devient-il une bombe humaine ? Il revient sur le tournage et ses difficultés en nous expliquant l'importance de sa démarche.
© D.R.
Nabil Ayouch est un réalisateur franco-marocain un peu touche-à-tout. Il révèlera, entre autre, Jamel Debouze dans son film Les Pierres bleues du désert en 1992. Le film Les Chevaux de Dieu était en sélection officielle à Cannes pour la catégorie "Un Certain Regard", loin d'un traitement classique sur la thématique délicate du terrorisme et de ses acteurs, le film de Nabil Ayouch nous offre un retour vers l'origine du mal. Le film tente, par bien des égards, de récréer la génèse d'un mal actuel, l'abandon et la mise en marge de certaines populations, créant ainsi des êtres en souffrance, lâchés face au Cerbère qui les attend à la frontière de leur propre descente aux Enfers. Cette démonstration virtuose est pareille à la mise en exergue de l'humanité dans un univers où son absence est une quête bien veine.
Quel est l'avantage d'une fiction plutôt qu'un documentaire pour un sujet comme le terrorisme ? Aviez - vous déjà fait un documentaire avant ?
J'avais fait un documentaire sur les victimes des attentats, parce qu'à l'époque j'étais simplement dans une lecture primaire des évènements. Ensuite, avec un petit peu de recul, et en affinant mon point de vue, j'ai voulu m'intéresser aux autres victimes, ceux qui à vingt ans se font laver le cerveau, embrigader et envoyer se faire exploser au milieu d'innocents. Cela passe forcément par une fiction, parce que ce qui m'intéresse c'est de remonter à la source de la violence, ce n'est pas simplement de faire un film sur les attentats et la mécanique des attentats, qui vous l'avez compris en voyant le film, m'intéresse assez peu. C'est un film sur la genèse et donc pour cela il faut remonter à l'enfance.
Pensez-vous que le processus d'humanisation des kamikazes soit une nécessité aujourd'hui ?
Ce qui est une nécessité selon moi, c'est de sortir de la désincarnation de la violence. La violence comme une nébuleuse, sans nom, sans visage, la violence comme un barbu qu'on a au fond de l'écran. On ne sait pas d'où il vient, on ne sait pas d'où il sort, on sait juste que c'est le mal, ça je pense que c'est une absolue nécessité. Si en tous cas, on a envie de comprendre un phénomène qui n'est pas simple, qui n'est pas monochrome, et puis si on a envie aussi de se rendre compte qu'il y a des raisons pour lesquelles un enfant de dix ans se transforme en bombe humaine, ça devient une nécessité. Sinon, le seul schéma qu'on nous vend, celui que j'ai décrit juste avant, le bien contre le mal, trouve ses limites assez rapidement, et on se trouve aussi assez démuni quand ça recommence. Et ça ne fait que recommencer.
Avez-vous regardé une série comme Homeland ? Bien que ce soit un autre format que celui du cinéma, la série tente elle aussi d'aller vers la personnification de ces kamikazes, de leur donner un visage, qu'en pensez-vous ?
Je trouve que c'est la grande force d'Homeland, par rapport à d'autres séries américaines comme 24H par exemple, qui sont sur une mécanique assez froide et très technique dans le traitement. Je les trouve assez réactionnaires dans le fond du propos. Je trouve qu'Homeland, effectivement, est la seule série américaine, la première en tous cas, qui nous donne à voir l'envers du décor à travers ce personnage principal qui est remarquablement interprété par Claire Danes - qui est une actrice que j'aime beaucoup par ailleurs, en tous cas, une série militante et qui surtout décide d'aller au fond des choses contrairement à ce que l'on voit dans Zero Dark Thirty, où on a l'impression d'être dans un long reportage de CNN avec assez peu de recul et de distance sur les évènements.
Vous parliez de la difficulté des conditions de tournage, de lancer de pierres entre autres, à quel point cela était-il présent ?
Ce n'est pas un tournage simple, vous savez quand on fait le choix du réalisme, tourner avec des acteurs non-professionnels, dans un bidonville de surcroit, on s'expose forcément, et ça on le sait dès le départ. Ça aurait pu être pire. Ça aurait pu être pire parce que c'est un lieu où il y a une violence physique, une violence verbale quasi-continue, parce que c'est très sclérosant un bidonville, et on a dû affronter cette violence. Des fois simplement sous nos yeux. D'autres fois, elle s'exprimait contre nous et donc il fallait faire preuve de pédagogie, expliquer pourquoi on était là, expliquer pourquoi c'était aussi important pour eux qu'on parle d'eux et de leur condition, puisque c'est un film sur la condition humaine et que ces gens-là sont au coeur de cette condition humaine. Et puis, il fallait aussi avoir leur assentiment, leur soutien, et c'est ce que j'ai commencé à faire en tournant dans ce bidonville. Maintenant, il est vrai que parfois on a dû affronter des difficultés qui étaient un peu plus grandes que d'autres, mais je dirais que c'est un peu la prise de risques que j'ai voulu sur ce film, et c'est aussi ce qui donne la force de son propos.
© D.R.
Quelle est l'ampleur de votre collaboration avec l'auteur du livre Les Étoiles de Sidi Moumen, Mahi Binebine, dont est directement inspiré le film ?
Mahi a écrit un bouquin et c'est son bébé. Ensuite j'ai souhaité l'adapter, et comme il me l'a dit rapidement, ça, c'était mon bébé. Il m'a tout à fait fait confiance, donc il a lu le scénario une fois que c'était terminé. Il a vu le film, mais il n'a pas souhaité y participer. Il y a bien sûr eu un nécessaire travail d'adaptation entre le bouquin et le film. Moi j'ai voulu faire un film chorale, contrairement au livre qui se raconte à la première personne, c'est une voix d'outre-tombe, un long flash-back. C'est un garçon qui est mort, Yachine, qui raconte son histoire. J'ai voulu dans le film, au contraire, m'attacher à quatre personnages, et dans ces quatre personnages construire toute la dramaturgie du film sur la relation entre les deux frères. C'est cette relation là qui porte finalement la dramaturgie du film et c'est ce qui fait aussi - peut-être - la différence principale avec le bouquin. Mais en même temps, comme tout se construit sur Yachine et sur Hamid, y compris cette bascule vers l'islamisme, l'intégrisme et la violence, ça me semble nécessaire.
Dans le film on ressent un désespoir immense par ce cyclisme montré avec un retour à l'enfant et l'infinie étendue du bidonville. Vous personnellement, pensez-vous qu'il y ait des solutions pour ces enfants ?
Oui. Il y a des solutions, en recréant du lien identitaire, en recréant du lien social, pas en rasant simplement ces baraques en taule et en construisant des grandes tours à la place. Ça, ça ne marche pas, parce qu'on recrée d'autres ghettos. Alors, ils sont plus salubres, mais ce sont des ghettos quand même. C'est en reconnectant cette partie de la population qui a été un peu oubliée et mise à la marge, au reste de la société. Cela se fait grâce, notamment, aux moyens de transports, ce qui est fait depuis quelques temps avec le tramway qui relie Sidi Moumen au centre ville. Mais c'est aussi de la culture, des lieux d'expression, des théâtres, des cinémas, des cafés, le milieux associatif qui doit jouer son rôle, une société civile, tout ça ce sont des choses fondamentales, et puis c'est aussi l'école.
Il y a accès à tout cela aujourd'hui, ou c'est en cours ?
Plus aujourd'hui qu'hier, mais pas encore suffisamment. Mais il y a une prise de conscience des autorités qu'il n'y avait pas il y a dix ans.
Alors, il y a de l'espoir malgré tout ?
J'ai envie qu'il y ait de l'espoir. Je veux croire qu'il y a de l'espoir parce que je crois en la nature humaine.
© D.R.
Vous utilisez souvent des plans aériens, la caméra englobe à plusieurs reprises l'immensité sans fin des bidonvilles, pourquoi ce choix-là en tant que réalisateur ?
Ces bidonvilles, pour moi, c'est une prison à ciel ouvert. C'est un peu la différence avec une prison avec des murs, cependant il y a le même côté sclérosant, sans perspective. C'est pour cela que j'ai voulu faire un film du point de vue de l'intérieur, du point de vue de ces gamins. Et en même temps, pour comprendre cet enfermement et l'ampleur de cet enfermement, il est parfois nécessaire de s'élever et de voir l'étendue de ces baraques. C'est ce point de vue objectif que je prends à certains moments du film, qui nous donne à lire et à comprendre.
Vous parliez de votre cinéma comme d'un cinéma naturaliste, qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
C'est un cinéma qui se sert du vécu, de la part de vérité que détient chacun de ces personnages qui sont interprétés par des vrais gens de Sidi Moumen, qui y sont nés, qui y ont grandi, et qui pour certains encore aujourd'hui habitent dans une baraque en taule, qui m'ont raconté ce que c'était que la vie dans ce bidonville, qui ont joué au foot sur les mêmes terrains que ces kamikazes, qui ont prié dans les mêmes mosquées, qui ont un lien organique très très fort avec ce lieu.
En rentrant avec eux dans ces personnages, ils m'apportent leur part de vérité, une part de leur vécu, qui pour moi transcende de très très loin ce qu'un acteur aurait pu composer pour ce rôle. Et puis, l'autre aspect, c'est la prise de risque dont je vous parlais tout à l'heure, c'est de se dire que tous les plans, y compris les intérieurs, qu'on aurait pu tourner en studio, sont tournés dans les conditions du réel avec tous les aléas que cela suppose, mais en même temps ces aléas sont ce qui donnent la force au projet. Même quand on est attaqués, nous l'équipe dans le bidonville et qu'on doit se défendre, ça nous donne une rage et une énergie pour continuer à faire ce film probablement différentes que si on avait été dans des situations de confort.
Vous abordez énormément de sujets dans votre film: l'homosexualité au sein du monde musulman, la violence, la misère, l'absence du père, de la mère dans un certain sens -présente sans vraiment l'être, l'autarcie que subissent tous ces personnages. N'avez-vous pas eu peur de vous égarer, à vouloir trop en dire d'un coup ?
Je n'ai pas peur de trop en dire parce qu'il n'y a pas une raison pour laquelle on devient kamikaze. C'est vrai que quand on est habitué à entendre ce discours, on s'attend à une explication plus simpliste, à une démonstration plus simpliste. Ce n'est pas ce que j'ai voulu faire. J'ai voulu placer, tout au long du film, tous les éléments qui construisent les adultes que vont devenir ces enfants du début du film. Et dans cette construction de leur être, il y a évidemment un terreau qui est la misère, la pauvreté, mais il y a surtout aussi, parfois engendré par cette misère, parfois non, l'éclatement de la cellule familiale, donc la famille qui ne joue plus son rôle. Il y a l'absence de l'autorité paternelle, l'incapacité à donner de l'amour et donc à en recevoir, parce qu'on ne leur a jamais appris. Il y a cet apprentissage de la sexualité sauvage et violent, parce qu'il n'y pas de place pour l'intimité là-bas, que ce soit dans les espaces privés ou publics. Il y a tous ces micro-traumatismes de la vie qui vont les construire et les construire probablement différemment que s'ils avaient grandi dans un lieu où on leur aurait offert et donné de l'amour. C'est pour cela que lorsque les islamistes arrivent, ils jouent un peu le rôle d'une famille de substitution finalement. Ils leur donnent cet amour, ces règles, ce cadre, cette discipline que leur famille ou l'école devaient leur donner, et ils leur donnent des perspectives, ce que l'État ne leur donne pas. C'est pour cela que je parle de ça dans le film, mais je parle toujours de ça en restant centré sur l'histoire qu'on raconte. On essaye véritablement, par petites touches, de donner des éléments de compréhension.
Pour vous l'endroit où l'on grandit détermine alors qui on devient ? Peut-on s'échapper de tout cela ?
On peut, il n'y a pas de fatalité. La preuve en est: les acteurs qui jouent dans le film, qui sont des gamins de Sidi Moumen, n'ont pas basculé vers le terrorisme. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les bidonvilles ne sont pas des nids à kamikazes, et heureusement. Bien sûr que l'on peut en sortir, ça demande une vraie famille qui nous donne une vraie éducation et qui nous offre, un peu comme dans les banlieues des grandes villes, un cadre de vie, de développement humain. Et là l'État aussi doit jouer son rôle, autre que pour se sentir abandonné et mis en marge. Après bien sûr, il y a la manipulation, les mauvaises rencontres, puis la manipulation des textes, le lavage de cerveau. Je dirais qu'on est même plus dans un problème de textes religieux, on est dans un problème extrêmement cynique de chair à canon, parce qu'on a besoin de matière première pour les envoyer se faire tuer à notre place, puisque les idéologues n'y vont pas, mais ça c'est l'étape supérieure. Ils sont là et ils cueillent un fruit déjà à moitié mûr.
Quelle est l'importance du foot et sa symbolique dans votre film ?
Le foot c'est à la fois l'espoir, l'ascenseur social, la seule possibilité de s'en sortir. C'est Lev Yachine dans le film, ce héros et ce modèle, ce goal russe. C'est le copain de Yachine qui lui dit : « Un jour tu deviendras comme lui. », sauf qu'à la fin quand il se transforme en terroriste et qu'il a cette photo, on lui enlève et on le coupe de cette possibilité là. C'est donc à la fois l'ascenseur social et ce qui cristallise tous les maux de ce micro-système. Notamment cette violence physique, verbale, ce défouloir dans lequel les enfants se jettent. C'est pour cela que quand ils jouent au foot, ils y jouent avec coeur mais avec violence. J'ai personnellement assisté et participé à des parties de foot, et quasiment tout le temps ça se terminait en baston.
D'autres projets ?
J'ai deux films qui sont en train de s'écrire en parallèle. Un sur une part d'intime, qui va parler de désir, et un autre sur un sujet beaucoup plus vaste, qui est un film d'anticipation sur le monde arabe.
En attendant les prochains films, voici la bande-annonce des Chevaux de Dieu :