Les Bêtes du sud sauvage : Interview de Benh Zeitlin, réalisateur du film
Le jeune cinéaste Benh Zeitlin (30 ans tout rond) est sans aucun doute la révélation de l'année. Récompensé à Cannes par la Caméra d'or (prix du meilleur 1er film), son film Les Bêtes du Sud sauvage (sortie le 12 décembre) a également gagné les Grands Prix du Jury à Sundance et Deauville.
Né à New York, il a déménagé en Louisiane pour y installer son cinéma après le passage de l'ouragan Katrina dont son film est clairement imprégné. Nous le rencontrons dans les locaux d'ARP Selection devant une collection de têtes bizarres et remarquons assez vite que le jeune homme a gardé quelques attributs new-yorkais : un t-shirt des Mets et un débit de parole éffreiné qui permettra d'en dire beaucoup en une petite demi-heure. Voici le résultat de cette rencontre avec un réalisateur cultivé et passionné, auteur de l'un des plus beaux films de l'année :
La première chose qui me vient à l'esprit à propos des Bêtes du Sud sauvage, c'est le courage. Le coeur énorme de cette si petite fille, la solidarité de la communauté, le courage qu'il vous a fallu pour relever le défi de ce film et surtout le courage qu'on gagne à le voir. Mais le courage ça va généralement avec la peur. Quelles étaient vos craintes quand vous avez commencé à travailler sur le projet ? Et de quelles peurs parle le film ?
[Il hésite un moment et rit un peu] On m'accuse parfois de ne jamais avoir froid aux yeux (NDLR : to be fearless), et pas forcément dans le bon sens. Mais en fait, la peur qui est au coeur du film, c'est la peur de perdre un parent. Mes parents sont vivants, mais à un moment n'importe qui dans le monde doit traverser cette épreuve. Confronter un personnage à cette peur, était l'une des principales motivations pour ce film. Se demander ce qu'il faut faire pour survivre à une telle épreuve. Dans le film, il est aussi question de survivre physiquement à des situations dangereuses, mais la question de comment survivre émotionnellement à une épreuve dévastatrice comme la perte d'un être cher c'est une grosse partie de l'origine du film.
Bien que le film soit placé du point de vue de la petite fille, il est aussi beaucoup question de la paternité. Or vous n'avez pas d'enfant, comment avez-vous travaillé sur cet aspect ?
N'étant pas père moi-même, j'ai dû pas mal me reposer sur ma co-scénariste pour ces aspects. Beaucoup de choses dans le film sont pour elle autobiographiques dans la relation qu'elle avait avec son père en grandissant et puis Dwight Henry qui joue le père a aussi une fille de l'âge d'Hushpuppy et donc certaines de ses actions dans le film viennent de discussions que j'ai pu avoir avec lui sur la manière dont il se comporte avec sa propre fille. Et par ailleurs, les deux personnages, le père et la fille, ont tous les deux quelques caractéristiques de ma propre personnalité, donc j'ai aussi beaucoup travaillé en essayant de me mettre dans leur peau...
Quvenzhané Wallis (Hushpuppy) est une actrice extraordinaire. Comment avez-vous travaillé avec elle ? Et pensez-vous faire à nouveau appel à elle ?
Oui, totalement, je veux travailler à nouveau avec elle. Comment dire, elle... [Longue pause] C'est drôle de temps en temps on rencontre quelqu'un qui est magnifique et quand on l'a devant la caméra, rien ne se passe. Et puis parfois on a des personnes plus quelconques qui, devant la caméra, réagissent très bien. Quvenzhané est magnifique mais en plus, elle a cette alchimie incroyable avec la caméra. Et ça c'est parce qu'elle a une personnalité très riche. On lui donne quelque chose à penser et très vite son esprit se met en marche... Mais, après tout, le processus de travail avec elle n'était pas très différent de n'importe quel autre acteur adulte. Il fallait lui dire ce qui se passait dans la scène, quel était le sentiment et qu'est-ce qui allait changer et ça suffisait. La seule vraie différence dans mon travail avec elle est que j'avais fait en sorte que toutes ses répliques puissent être des choses qu'elle aurait vraiment dites. Donc parfois je lui demandais comment elle exprimerait telle ou telle idée et elle me sortait ces choses incroyables... Mais nous n'avions pas à faire tout un cirque pour la faire rire, ou à l'effrayer vraiment pour qu'elle joue la peur. Elle contrôlait totalement tout ce qu'elle faisait.
Une autre personnalité importante de l'histoire du film est Dan Romer avec qui vous avez co-signé la musique des Bêtes du sud sauvage. Comment avez-vous travaillé sur la musique ? Avez-vous voulu jouer la carte du mélodrame en cherchant à appuyer certaines émotions ?
Alors, j'ai écrit certains thèmes pendant le tournage, mais l'essentiel s'est passé au montage. Notre principe de travail était d'imaginer des morceaux. En fait, la musique du film repose sur des chansons alors j'avais préparé une quinzaine de mélodies, des petits morceaux de 30 secondes. Et puis on mettait ça en commun, on en parlait jusqu'à avoir quelques thèmes satisfaisants et puis Dan écrivait des thèmes et des variations supplémentaires à partir de ça. Ensuite on a vraiment travaillé devant le film en essayant de déterminer à quel moment l'émotion changeait, à quel moment la musique pouvait apporter de l'information en plus et en gros, on s'est installé en orchestre et on a enregistré la musique dans sa cave.
Vous jouez vous-même ?
Oui. Ce qu'on a finit par réaliser, et ça nous a pris un peu de temps, c'est que la musique est vraiment la réflexion de ce à quoi pense Hushpuppy. Comme si elle diffusait en direct ses pensées à travers la musique. La musique vous dit comment elle interprète ce qui se passe, et ce n'est pas forcément la manière dont le public l'appréhende. En fait il peut se passer quelque chose de très intense, mais si Hushpuppy se sent heureuse à ce moment là, alors la musique sera joyeuse. Ce sont ses sentiments, ses sensations qui font la musique. C'est parce qu'elle vit ce qui lui arrive comme une aventure qu'on a ce genre de musique.
Pouvez-vous nous parler de votre style narratif ? En particulier de l'utilisation de la voix off et de la musicalité de votre montage...
La particularité la plus importante selon moi, c'est que le film repose sur une structure émotionnelle en opposition à une structure d'intrigue. Il y a une manière d'écrire des films qui consiste à dire : bon, il y a un problème donc il faut aller au sommet de la montagne pour récupérer une médaille et puis la donner à cette femme avec la couronne et puis couper la tête de ce truc et ainsi de suite... vous voyez cette logique qui repose sur des évènements qui se suivent. Ici, on a fait le choix de construire la structure du récit autour d'Hushpuppy d'un point de vue purement émotionnel. Du coup il n'y a pas à proprement parler d'évolution logique entre les différents évènements qui surviennent au cours de l'histoire, mais il y a une profonde logique émotionnelle. La séquence qui me parle le plus à ce niveau là est le moment où elle va à la rencontre de sa mère et qu'elle reçoit son affection. D'un point de vue narratif, ça n'a pas de sens, c'est le début d'un troisième acte et le personnage part dans un univers complètement différent, pourquoi fait-elle ça ? Et bien pour moi, cette petite a toujours voulu aller embrasser cette femme qui est sa mère et elle finit par le faire et soudain elle se sent invincible, forte et pleine de confiance. Hushpuppy a tout fait, il lui manquait simplement un peu de confiance et c'est ce qu'apporte l'affection. Et elle en a besoin à ce moment précis. C'est ce genre de choses qui créent la structure du film.
Lors de la Mostra 2012, deux films américains (To the Wonder de Terrence Malick et Spring Breakers d'Harmony Korine) partageaient une technique narrative assez similaire à ce qu'on peut voir dans Les Bêtes du Sud sauvage. Korine a parlé de « narration liquide »... Vous vous y retrouvez ? Pensez-vous que ce style puisse avoir un rapport avec le vieux Sud ?
D'abord j'ai très hâte de voir le film de Malick ! Maintenant, je ne sais pas si on peut dire qu'il y a un cinéma du Sud. Je ne suis pas sûr qu'il y ait d'unité culturelle. Par exemple, le Sud de la Louisiane est très différent de ce à quoi pensent les gens quand on parle du Sud. Mais... je dirais que dès qu'on sort... En fait, 99% des films américains émergent soit de New York, soit de Los Angeles. Et dans la culture de ces deux villes, la structure d'intrigue dont je parlais tout à l'heure est la norme absolue. Et comme pour différentes raisons l'essentiel du cinéma américain vient de là... Notamment parce que le financement vient de ces deux grandes villes, parce que les gens qui font des films viennent souvent d'une de ces deux grandes villes... Mais dès qu'on en sort on peut voir des tas de logiques narratives différentes.
Il y a quand même une différence fondamentale qui différencie le style narratif de votre film de ceux des deux autres que j'ai cité : vous maintenez très strictement la linéarité temporelle...
Oui. Encore une fois, cela vient du fait que ma logique a été de penser le film du point de vue d'Hushpuppy. Le film reflète assez fidèlement son expérience de la vie. Or, à partir du moment où on brouille la linéarité temporelle, le réalisateur devient présent dans la narration et je ne voulais pas être présent, ce n'était pas la logique du film.
J'ai lu que vous citiez Kusturica comme l'une de vos références principales. En aviez-vous d'autres en tête ? Peut-être même en dehors du cinéma ?
Oui, en fait j'ai pas mal de références musicales ! D'abord mon film est pensé comme de la musique. C'est naturel parce que la musique fonctionne généralement avec une structure émotionnelle. J'ai toujours pensé aux films comme des suites de couplets et de refrains... et des ponts. C'est un peu comme sculpter l'émotion. Il y a cette pièce de Rachmaninov qui commence avec un thème incroyablement puissant puis glisse légèrement en y faisant subtilement référence avant de vous y ramener à la toute fin.
J'ai donc beaucoup pensé à la musique dans l'écriture du film. Il y a eu des chansons comme ça comme There she goes my beautiful world, une chanson de Nick Cave qui vous enveloppe totalement. J'ai pensé aussi à beaucoup de musique pop en général. Et puis pas mal de réalisateurs m'ont influencé pour Les Bêtes du Sud Sauvage. Bob Fosse est une influence importante... les premiers films de Milos Forman aussi... Vol au dessus d'un nid de coucou et Au feu, les pompiers !... et puis... E.T. Plein de gros films hollywoodiens aussi.
Oprah Winfrey a recommandé le film en expliquant que c'était Barack Obama qui lui avait conseillé ! Vous en savez un peu plus ?
Oui, c'est fou ! Bon, en fait je n'en sais pas beaucoup plus que ce que tout le monde a vu en regardant l'émission. J'étais invité et elle m'a raconté ça et c'est tout ce que je sais.
Comment a-t-il vu le film ?
A la Maison Blanche. En fait, Barack peut voir un peu ce qu'il veut. Ils ont une salle de projection et il peut demander à voir ce qu'il veut, on leur envoie les copies. Maintenant pourquoi a-t-il décidé de voir le film ? Je ne sais pas, en tous cas il ne m'a pas appelé au téléphone pour me le dire [Rires]. Donc je l'ai appris comme tout le monde, et je dois dire que c'est... assez excitant quand même. C'est un peu un cliché le pouvoir de la fiction, mais ça vous fait vous sentir... un peu bizarre.
Pensez-vous qu'il y ait quelque chose de politique dans votre film ? Avez-vous cherché à le rendre politique ?
Je dirais au contraire qu'on a cherché à rendre le film apolitique. On a essayé d'effacer la politique. Il est question dans le film de beaucoup de sujets éminemment politiques or nous voulions que chacun, quel que soit ses convictions politiques, puisse entrer dans le film. En particulier aux Etats-Unis, quand vous parlez de Katrina... Pour je ne sais quelle raison, la catastrophe est un sujet gauche/droite. Ce qui m'apparait totalement ridicule puisque, évidemment, c'est une tragédie humaine et ça ne devrait rien avoir à voir avec le fait que vous aimiez George Bush ou pas. C'est une catastrophe terrible qui met en évidence ce qui arrive quand les gens ne font pas attention aux autres. Il est aussi question de ce que ça fait de perdre sa maison. Donc nous sommes partis de sujets politiquement chargés, mais plutôt que de parler de politique, nous avons voulu parler de sentiments. Qu'est-ce que ça fait de perdre sa maison et quelles pourraient être les solutions émotionnelles à ce problème ? Très clairement on aurait pu faire un film bien plus politique sur le même sujet.
Est-ce que choisir une petite fille, et en particulier une petite fille noire, comme personnage principal constitue un acte politique ?
Ce n'était pas quelque chose de prémédité en tous cas. Au casting nous avons vu des blanches ou des indiennes... J'ai toujours su que le bathtub serait un lieu multiracial, mais Hushpuppy au final aurait pu être n'importe qui. Je crois qu'on voulait faire du bathtub une forme d'utopie dont l'idée principale serait qu'ici, la race ne divise pas les gens.
Dans le film, Hushpupy dit que « Dans le bathtub il y a plus de vacances que n'importe où ailleurs. », mais je me dis que vous, vous n'avez probablement pas pu vous reposer depuis un moment...
[Rires] Un peu, dans les avions...
Avez-vous déjà commencé à travailler sur d'autres projets ? Pouvez-vous en parler un petit peu ?
Ce sera différent, mais reconnaissable. Nous allons maintenir cette culture de réalisation et la même équipe. Nous allons également tourner en Louisiane à nouveau, en essayant de faire un film qui semblera aussi original et personnel. Mais l'histoire sera complètement différente...
Photo : © David Honnorat
Merci à Mathilde pour un précieux coup de main sur un point de traduction.
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Arch_Stanton11 décembre 2012 Voir la discussion...
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IMtheRookie12 décembre 2012 Voir la discussion...
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Arch_Stanton13 décembre 2012 Voir la discussion...
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hugo17 décembre 2012 Voir la discussion...
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cyril18 décembre 2012 Voir la discussion...