La Folle Journée de Ferris Bueller de John Hughes, le teen movie cathartique
« Est-ce que tu te rends compte que si on suivait le règlement, on serait en EPS en ce moment même ? » (« Do you realize that if we played by the rules, right now we'd be in gym? »)
Ferris Bueller est un adolescent qui ne suit pas les règles ; le film qui lui est consacré non plus. Ferris Bueller sèche les cours ; son teen-movie sort du lycée. En gros, John Hughes a pris tout ce qu'il aimait dans la vie (les Beatles, Chicago, les adolescents) et il en a fait un film.
Twist and shout extrait de La Folle journée de Ferris Bueller
Considéré par beaucoup comme le chef-d'oeuvre de Hughes, comme un des meilleurs films des années 80, de tous les temps, voire du Cosmos, la vraie question est : est-ce que La Folle Journée de Ferris Bueller est un teen-movie ?
Allons, soyons taquins, deux secondes. Certes, Ferris (Matthew Broderick), Cameron (Alan Ruck) et Sloane (Mia Sara) sont trois adolescents qui sèchent les cours, et sont en parallèle poursuivis par le proviseur Rooney (Jeffrey Jones) et par la frangine Bueller (Jennifer Grey). Mais c'est aussi tellement plus qu'on pourrait se demander si l'adolescence ne passe pas au second plan dans ce film. La Folle Journée de Ferris Bueller est un ovni qui mêle humour et gaudrioles (qu'il est cool ce Ferris), scènes contemplatives, et instants de tensions. A force d'être un film unique, finalement, Ferris Bueller se démarque un peu du film de genre.
C'est comme si le concept-même de teen-movie décidait de sécher les cours.
Dans ce film, le lycée n'est qu'une vaste blague, difficile d'en voir le potentiel anxiogène. Les relations entre lycéens semblent somme toute moins contraintes que dans la plupart des teen-movies de l'époque - point de bullying, point d'angoisse de bal de promo, pas de freaks, pas de geeks - en fait, tous se retrouvent dans leur sympathie pour Ferris Bueller. La secrétaire du proviseur le dit : « Les athlètes, les drogués, les geeks, les pétasses, les racailles, les cramés, les no-life, les glands? tout le monde l'adore. Tout le monde pense que c'est un mec classe. » (« The sportos and motor heads, geeks, sluts, bloods, wastoids, dweebies, dickheads...they all adore him. They think he's a righteous dude. »).
Tout le monde aime Ferris! extrait de La Folle journée de Ferris Bueller
Quant à Ferris, c'est vrai qu'il a du swagger à revendre, mais il est difficile de s'identifier à lui. Il est charmant, il est irrésistible, il a une joie de vivre indéfectible et il surmonte tous les obstacles à son périple avec une insolente facilité. Il me semblait qu'on séchait les cours parce qu'on était blasé, pas parce qu'on voulait profiter de la vie. Ferris Bueller fait advenir cette antinomie totale dans le cinéma adolescent : celle de l'adolescent épanoui.
Si nous résumons : La Folle Journée de Ferris Bueller est l'histoire d'un adolescent heureux, Ferris, qui décide de sécher les cours parce qu'il fait beau dehors, se débrouille pour sortir sa copine du lycée, et débauche son meilleur-ami-à-Ferrari. Tout ce petit monde quitte Sherman, Illinois (le lycée de Breakfast Club, remember ?) et part s'éclater à Chicago pendant une journée, entre restaurants chics, visites de sites touristiques fameux, fêtes de rues, match au stade, et j'en passe. Selon toute logique, à la fin de ce film, on commence à chercher des vols à bon prix pour Chicago, qui a l'air d'une ville où il fait bon vivre, où il n'y a pas de tensions sociales ou raciales dans les rues, où les restaurants étoilés sont à la portée de n'importe quelle bourse.
Je l'ai dit, et je le redis : Ferris Bueller est un film mettant en scène des adolescents, mais est-ce un film sur l'adolescence ? A ce titre, est-ce réellement un « teen movie » ?
A force de quitter le lycée, on a comme l'impression que les personnages adolescents sont un prétexte à dire autre chose, pour Hughes (notamment une déclaration d'amour à sa ville). D'ailleurs, après avoir enchaîné Sixteen Candles, Breakfast Club et Weird Science, alors même que Pretty In Pink est en production, il semblerait que son aura lui soit montée à la tête. Ne supportant plus d'être contredit, il refuse la première bande-son qu'on lui propose (imaginez une seule seconde que sur la BO initiale de ce film, il y avait une chanson composée par Robert Smith himself) ; les relations avec Broderick sont d'abord tendues, et il devient de plus en plus tyrannique, selon les témoignages d'alors. Bref, et si Hughes essayait de faire autre chose qu'un teen-movie ? Ça pourrait se tenir, à un détail près : Cameron Frye.
Pourquoi Ferris sèche-t-il les cours, finalement ? Au début du film, Ferris fait un joli face caméra pour nous dire « la vie passe vite, si on n'y prête pas attention, on peut la manquer. » (« Life moves pretty fast. If you don't stop once in a while to look around, you could miss it. ») Un très joli aphorisme qui ressemble à s'y méprendre aux phrases à la con qu'on gravait sur nos tables de cours (La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, oh, toi-même tu sais). Quand il répète cette phrase à la fin du film, toujours face caméra, la gueule enfarinée, elle a pris tout son sens.
Celui qui avait un besoin sérieux de profiter de la vie n'était pas Ferris, mais son copain, Cameron. Cameron Frye est un peu le double inversé de Ferris Bueller dans ce film. Perclus d'angoisses, de maladies plus ou moins fictives, de manque de confiance en lui, on découvre un adolescent au bord de l'implosion. Traîné de force par son pote dans Chicago, volant au passage la voiture de collection de son père, la vraie progression du film, c'est celle d'un Cameron qui apprend petit à petit à se dérider, à affronter ses peurs, puis à lever la tête. A ce titre, deux scènes sont fabuleuses dans le film.
La première, c'est celle du musée d'art de Chicago. Sur fond de Dream Academy, Hughes nous fait errer dans le musée d'art, Ferris, Cameron et Sloane se mêlent aux gamins d'un groupe scolaire, se laissent porter avec insouciance par l'art et par la vie entre parenthèses qui règne dans ce musée. Hughes fait des plans serrés sur des toiles de maîtres ; c'est beau, notre trio gagnant médite (en vrai, semble très perplexe) ; avec la musique, ça sent la scène gratuite à plein nez. C'est déroutant, quand on sait que Hughes ne fait pas de scène gratuite. Picasso, Pollock, Rodin, wow. Ce panorama s'ouvre quand même par Hopper, et une des plus belles toiles sur la solitude et l'ennui. Et se ferme sur Seurat. Tandis que Ferris et Sloane trouvent un certain équilibre devant un vitrail de Chagall, Cameron est comme hypnotisé par une gamine qui pleure dans La Grande Jatte et nous fait une crise d'angoisse.
Une journée au musée extrait de La Folle journée de Ferris Bueller
En fait, comme le fait remarquer Steve Almond dans une jolie analyse du film, le film n'est pas qu'une sucrerie légère. Il y a aussi une histoire assez douloureuse et touchante, celle d'un gamin pétri d'incertitudes et de manque de confiance en lui, qui, avec l'aide de ce meilleur ami idéal qu'est Ferris Bueller, décide de s'affirmer. « C'est, sans aucun doute, l'histoire thérapeutique la plus convaincante de l'oeuvre [de Hughes] », nous dit Almond.
Finalement, la raison d'être de cette pause dans la vie lycéenne, c'est, d'une part, un formidable répit cinématographique, d'autre part, une belle histoire d'amitié. Ferris ne se démène pas ainsi uniquement par égoïsme, il essaie aussi de dérider Cameron, de l'aider à s'affirmer. L'autre scène formidable, c'est celle où Cameron retourne le rapport de force à la fin du film, en annonçant qu'il ne s'est pas totalement laissé faire, mais qu'il a été une victime largement consentante. Cameron s'apprête à recevoir une trempe d'anthologie par son paternel, mais le fait avec espoir et détermination, devant un Ferris fier de son pote.
Cameron s'affirme extrait de La Folle journée de Ferris Bueller
Et finalement, Ferris ne le fait pas que pour Cameron, mais aussi pour le spectateur auquel il s'adresse constamment face caméra. Parlant de Sixteen Candles, je disais que Jake Ryan était là moins par souci de réalisme que pour procurer une revanche cinématographique aux geeks et aux gamines mal-fagotées. Ferris Bueller, c'est un peu la même idée en plus grand. On se rend compte que dans ce lycée, tout le monde semble connaître plus ou moins directement Ferris (sublime premier rôle de Kristy Swanson), alors qu'il n'y met jamais les pieds. D'ailleurs, le proviseur le dit lui-même : « le problème de Ferris Bueller, c'est qu'il donne de mauvaises idées à de gentils gamins. » Et si Ferris était en fait moins une personne réelle qu'un principe (d'impertinence, de confiance, d'autonomie), une énergie positive ? Entre ses conseils pratiques (léchez-vous les paumes de la main pour faire croire que vous avez la grippe) et sa philosophie hédoniste de la vie, Ferris Bueller est un peu un booster d'ego pour les adolescents, l'ami imaginaire qui nous pousse à sortir du lycée, à voir qu'il y a une vie après les cours, hors de ces murs angoissants, et que cette vie vaut la peine d'être vécue - un peu comme une première version du slogan « it gets better » actuel. Si Cameron a pu le faire, c'est à la portée de tous, non ?
Avec Ferris Bueller, la portée cinématographique de l'adolescence se complexifie : les teen-movies ne servent pas seulement à représenter, à dire l'adolescence. Parfois, ils peuvent aussi lui servir de catharsis, ou lui offrir un répit. Et surtout, toucher au coeur de l'adolescence peut aussi se faire par la plus légère des comédies. Au final, ce qu'on retient de ce film, c'est le sourire enjôleur du gamin, la joie communicative quand il fait son numéro sur Twist and Shout, et l'envie d'être accompagné par un Ferris Bueller toute sa vie. C'est comme si la figure du smart-ass impertinent à qui tout réussit s'était imposée comme une évidence cinématographique et télévisuelle à cette époque : quand on y réfléchit, quels sont les deux adolescents qui ont le plus marqué les années 90, sinon Parker Lewis (inspiré directement du personnage de John Hughes) et Zack Morris ?
http://www.slashfilm...r-fight-club-theory/
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