UNE MINISÉRIE EN 3 PARTIES

Les Vingt - Chapitre final

Dossier | Par Henry Michel | Le 2 février 2012 à 11h27

Inspiré par la récente affaire Megaupload, Henry Michel nous livre un récit d'anticipation en trois parties.

Dans le chapitre précédent, notre héros incarcéré avec 999 autres téléchargeurs au centre de détention Enrico Macias, était confronté à « l'achat » un curieux rituel hebdomadaire censé remettre les détenus dans le droit chemin de l'offre légale.

66% - COMMENT J'AI NIQUÉ LE SYSTÈME

Nous n'étions plus « les 1000 » à la prison Enrico Macias, depuis l'inauguration du programme d'Achat il y a 13 mois.

Il y avait d'un coté les 980 boeufs qui étaient rentré dans le système et, abrutis par leur film hebdomadaire, vivaient désormais une petite vie carcérale bien tranquille. Et de l'autre, les vingt gars du bloc Noir qui restaient insoumis, et avaient systématiquement choisi le mur vide, chaque lundi, durant 52 semaines.

Pour supporter le mur vide, je leur avais enseigné la technique de la punaise. Certains s'étaient moqués de moi au début, mais ils étaient de ma race, c'était des gars du bloc noir, ils avaient des dizaines de milliers d'heures d'images dans la tête, et ils n'avaient même pas eu à faire d'efforts. Les images apparaissaient immédiatement sous leurs yeux, notre technique de projection méditative s'était considérablement améliorée, on pouvait mater des films de 120 minutes en 90 seulement, je me faisais également des projections de mashup - je fusionnais des films entre eux. Mon plus beau souvenir, ce fut Spider RainMan, où un Dustin Hoffman autiste se faisait embrasser à l'envers par Kirsten Dunst, à qui j'avais retiré chemisier et soutien-gorge pendant la totalité du film. Désormais on pouvait même se faire des films en cellule, du matin jusqu'au soir, on était des yogis du screen spontané.
La bonne nouvelle avec les projections mentales, c'est qu'on avait mis de côté un sacré paquet de pognon non dépensé.

Le 19/04, mon plan était prêt pour exécution.

Comme prévu, c'est Bec-De-Lièvre qui a ouvert la porte de ma cellule pour m'amener à l'Achat. Il rentra quelques secondes et je lui remis le sac poubelle rempli de billets de 10 euro.

- Tu recevras la seconde partie demain. T'inquiète pas, de toute façons je ne vais pas m'enfuir, hein.

- Je sais.

- 5200 ?. Comme prévu.

5200 ?, soit 26 semaines de paye économisée par les vingt insoumis du bloc noir. Dans un seul but.

Bec-De-Lièvre contempla la somme et me regarda.

- J'aurais jamais dû te parler du cout de la vie, hein ?

- Si tu me l'as dit c'est que tu estimais qu'il fallait le dire. Allez, emmène-moi. Tu l'as ?

- Bien sûr que je l'ai.

Lorsque je suis rentré dans la salle de l'Achat, le psychologue ne leva même pas les yeux sur moi.

- Mur blanc, comme d'habitude ?

- Non, pas aujourd'hui.

Il me regarda, un sourire triomphant sur son visage.

- Vraiment ? Vous rentrez dans le moule, ça y est ?

- Oui, oui, j'ai très envie de voir un film. Votre thérapie a marché, bravo.

Le psychologue se leva en gloussant et balaya sa main devant les films qui m'étaient proposés.

- Ils sont en ce moment au cinéma ! Vous êtes gâté, comme dans les avions !

Je choisis un bon gros blockbuster U.S., The Wild Boar, avec un Brad Pitt vieillissant sur la jaquette. Le psychologue m'applaudit, et je suis rentré avec Bec-De-Lièvre dans la salle de visionnage.

Nous nous sommes assis. Cette fois, il ne me menotta pas, et me tendit l'iPhone.

80%

Kréole faisait parti des insoumis. Fan hardcore de SF, il avait téléchargé avec son frère jumeau des dizaines de téras de films et séries du genre. En bon trekkies, les deux frères communiquaient en Klingon et vivaient paisiblement dans leur studio de Cergy Pontoise en mangeant des chips et des surimis. Lors de l'arrestation de Kréole, son frère était à Pôle Emploi pour remplir un truc. Du coup le frère de Kréole était toujours en liberté, et nous servait de canal de communication codé lors des rassemblements de soutien à l'extérieur de la prison. Les deux gars, séparés par le mur, braillaient en Klingon sous l'oeil exaspéré des gardiens qui nous demandaient d'arrêter de gueuler en arabe.

Le mois dernier, on avait fait passer un message important à l'extérieur. « Au prochain rassemblement, soyez nombreux, massifs et bruyants, et prenez soin du paquet qu'on vous enverra. ».

95%

Le message était très bien passé.

Lorsque j'ai pénétré dans la cour, la clameur extérieure était monstrueuse. Sortie de finale du loft. Les 999 me regardaient - la plupart était désormais au courant.

J'étais excité et fatigué. J'avais passé la nuit à bidouiller sous les draps de ma cellule une appli de l'iphone pour inscrire quelques phrases sur la vidéo qu'il renfermait.

Sortie de loft. J'avais pas de valise en alu, mais dans la main l'iPhone enveloppé de vingt couches de PQ, et ficelé par des élastiques.

En Klingon, Kréole signala à son frère à quel niveau du mur on se trouvait. L'agitation avait attiré l'attention des gardiens, mais c'était déjà trop tard.

Je me suis penché en arrière, en position de lanceur de baseball, et j'ai balancé le paquet par-dessus le mur d'enceinte.

Une sorte de cri unifié se fit entendre de l'autre côté. Kréole écouta son frère répondre en Klingon, et nous confirma que le paquet était entre de bonnes mains.

Nous nous sommes serrés dans les bras. Les vingt insoumis. En pleurs.

Jusque là l'opinion publique n'avait pas de noms à mémoriser. Pas d'étendards. Désormais elle en avait vingt.

Pendant six semaines, alors que le piratage de films avait connu sa plus grande période de sécheresse, un screener du dernier film de Brad Pitt, en VOST, envahit toute l'Europe. C'était un film mineur, mais il était devenu symbole.

Au jour d'aujourd'hui, cinq ans après, c'est encore le film le plus téléchargé de l'histoire du piratage.

Wild.Boar.SCREENER.DivX-LESVINGT.avi

Un m4v natif, converti à l'extérieur en Divx double passe. Image plutôt stable, 6/10 - bec-de-lièvre m'avait tenu le bras. Son 6/10.

Filigrane présent en bas de l'image, tout au long du film :

« PROPRIETE EXCLUSIVE DU CENTRE DE DETENTION ANTIPIRATAGE ENRICO MACIAS »,

Le plus grand doigt d'honneur jamais brandi à une industrie.

Le plus grand screener de toute l'histoire des screeners.

Et j'y avais inscrit en début de générique, accompagné de nos vingt noms et prénoms, en caps arial bleues bordées de blanc :

RELEASE BY LES VINGT INSOUMIS DU C.D MACIAS

ENJOY THE MOVIE !

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