Carol, Loin du paradis : la recette du mélodrame selon Todd Haynes
Venu du théâtre, le mélodrame inspire le cinéma avant même les débuts du parlant. Le genre atteint son apogée dans les années 50, grâce à des réalisateurs comme George Cukor (Car sauvage est le vent), Leo McCarey (Elle et Lui), et bien sûr Douglas Sirk, qui redéfinira les codes du genre et en fera son domaine de prédilection avec Mirage de la vie, Le Secret magnifique et Tout ce que le ciel permet. Le mélodrame tombe en désuétude à cause du Nouvel Hollywood, avant de renaître dans les années 80 avec Tendres Passions ou Out of Africa, jusqu'à atteindre un point culminant de popularité avec Titanic, à la fin des années 90. En 2002, Todd Haynes remonte le temps et réalise un mélo à l'ancienne, Loin du Paradis, qui n'est pas sans rappeler les plus beaux représentants du genre. La reprise en salles de ce film et la sortie de son dernier long-métrage, Carol, offrent l'occasion parfaite de se demander ce que met Todd Haynes dans ses mélos pour les rendre aussi actuels, tout en respectant la tradition instaurée par ses aînés.
Comme chaque metteur en scène qui excelle dans un genre, Todd Haynes a une manière bien à lui d'élaborer ses mélodrames. Même pour composer sa mini-série Mildred Pierce, adaptée de James Cain avec Kate Winslet dans le rôle-titre, le cinéaste ne choisit pas ses ingrédients au hasard et ce sont bien souvent les mêmes. Alors, quelle est la recette du mélodrame selon Todd Haynes ?
Débutez la préparation avec une bonne dose d'hommages
Todd Haynes a un maître incontesté en matière de mélodrame : Douglas Sirk. Ses créations fonctionnent comme des hommages à son illustre aîné, mais ne se réduisent pas à ça. Loin du paradis est l'exemple le plus frappant. Tout y pensé, construit, saisi, de manière à ce que le film « respire » le Sirk. Si l'intrigue est modernisée, Loin du paradis surfe constamment sur une idée de mimétisme, pastichant Tout ce que le ciel permet, sorti en 1955. Il lui emprunte ses décors, sa multitude de couleurs, son style parfois proche de celui des dessins de Norman Rockwell, la construction de certaines de ses scènes, quelques traits de caractère de ses personnages... Davantage qu'un hommage, il s'agit d'un exercice de style. Avec Carol et Mildred Pierce, Haynes ne pastiche plus, mais s'ancre dans les années 40 et 50, des décennies qui l'obsèdent. Nouvelle adaptation du roman noir de James M. Cain paru en 1941, Mildred Pierce n'est pas sans lien avec le cinéma : Michael Curtiz en a signé une version mémorable en 1945, ranimant ainsi la carrière de l'excellente Joan Crawford. Pour Haynes, Mildred Pierce rend ainsi compte à la fois d'une époque et du cinéma de cette époque. Il en est de même pour Carol, qui se déroule une décennie plus tard. Plus que son intrigue, c'est sa mise en scène, sa technique, son esthétique qui rappellent ces temps révolus. Pour Todd Haynes, l'hommage est la base essentielle de tout mélo.
Ajoutez-y un large récipient d'héroïnes en détresse...
Depuis ses origines théâtrales, l'un des codes du mélodrame est de mettre en scène une héroïne (souvent une jeune fille) douce et vertueuse, pour lui faire subir les assaults de personnages négatifs (masculins bien souvent). Si le genre a évolué et est devenu moins manichéen, le mélodrame de Todd Haynes fait lui aussi la part belle au beau sexe, mettant en scène uniquement des héroïnes. Carol, Cathy (Loin du Paradis) et Mildred restent des victimes mais ne sont plus, comme leurs aïeules théâtrales, des personnages superficiels. Au contraire, ce sont des personnages qui s'affirment. Elles ont en commun un même devoir : imposer leurs choix, leurs goûts, leur intelligence, dans un monde embourgeoisé, ultra-codé et machiste. Carol tente tout pour vivre sans embage un amour lesbien dans le New-York des années 50. Mildred fait tout ce qui est en son pouvoir pour assouvir l'ambition de son ignominieuse fille ainée. Cathy Whitaker en prend pour son grade, trop confiante et soucieuse des autres alors que son monde est néfaste et fermé, finalement plus proche de l'enfer que du paradis.
... que vous amalgamez avec des actrices de choix
Pour interpréter ces rôles féminins imposants, pas question de mettre en scène de « vulgaires » comédiennes de boulevard comme Sandra Bullock, Julia Roberts et autres Cameron Diaz. Non, pour que la sauce prenne, il faut des comédiennes dites « nobles », des comédiennes qui « respirent » le drame et le romantisme. Bref, des comédiennes légitimes. Cate Blanchett, Kate Winslet et Julianne Moore ont la persona adéquate pour jouer ce genre de personnages. Depuis son rôle dans Elizabeth en 1998, Cate Blanchett, est devenue l'une des actrices les plus douées et les plus en vues, grâce notamment à plusieurs rôles remarqués (Aviator, Babel, Blue Jasmine…). Même chose pour Julianne Moore, qui ne rechignent pas face aux rôles difficiles (Safe sous la direction du même Todd Haynes, Savage Grace, Still Alice). Idem pour Kate Winslet qui, grâce à son rôle dans Titanic (pourtant une superproduction ultra-populaire) est devenue l’Héroïne Romantique contemporaine par excellence. Représentantes d'un cinéma exigeant, souvent « auteuriste », ces tragédiennes, multi-récompensées pour des rôles intenses et pas toujours très drôles, s’imposent comme des incontournables pour le chef Haynes.
Rajoutez des acteurs au visage vintage
Chez Todd Haynes, les acteurs jouent toujours des seconds rôles et servent la plupart du temps de faire-valoir à l'héroine, leur femme (ça, c'est du vrai cinéma féministe !). Commes les intrigues de ses mélodrames se déroulent dans des époques révolues, la tâche n'est pas aisée pour Haynes qui se doit de trouver des comédiens aux allures d'autrefois. La pioche fut bonne concernant Dennis Quaid (Loin du paradis) et Kyle Chandler (Carol). Avec leurs physiques dignes de Mad Men, ces acteurs typiquement et physiquement très américains, incarnent idéalement leurs personnages de maris en perdition. Ils sont des stéréotypes de l'American Way of Life, relayant l'image de l'homme viril, séduisant, sain, athlétique, prospère ; l'homme parfait, en apparence en tous cas. Seul bémol : Guy Pearce, le mari de Mildred Pierce, qui, malgré un physique irréprochable, parait plus frêle que ses deux compères...
Bien remuer jusqu'à dévoiler l'envers du décor
C'est le syndrôme Desperate Housewives : révéler ce qui se cache derrière les apparences, montrer ce que l'on ne voit pas à l'oeil nu, afin d'ajouter un peu de piment. Ce principe inspire le cinéma depuis toujours, des Plaisirs de l'enfer à American Beauty, en passant par Happiness. Il plaît à Todd Haynes qui aime dévoiler les failles de ses personnages. A ce sujet, Loin du Paradis est certainement l'exemple le plus frappant. En plus de reprendre le décor bien connu de la-banlieue-en-apparence-prospère-mais-qui-cache-de-lourds-secrets, il dévoile la vie privée, et pas franchement joyeuse, du couple formé par Frank et Cathy Whitaker. Un couple heureux, côté face ; en crise, côté pile puisque Madame a découvert que Monsieur la trompait avec un homme. Si les scènes où ils sont tous les deux dévoilent le trouble qui les habite, les fissures sont encore plus palpables quand ils se retrouvent seuls. C'est dans ces moments que l'on ressent véritablement le désespoir et la solitude qui les envahissent.
Versez une bonne poignée d'amours interdites...
Loin du Paradis, Mildred Pierce et Carol reposent sur la mise en lumière d'un amour interdit qui constitue un élément dramatique fort. Dans Loin du Paradis et Carol, la liaison se pose en élément déclencheur. Parce qu'elles s'aiment, les deux femmes de Carol subissent l'opprobre de leur entourage. Les conséquences de leur aventure sentimentale ne seront pas franchement des plus joyeuses... Dans Loin du Paradis, la vie de la charmante Cathy Withaker est non seulement bouleversée par l'infidélité de son mari avec un homme - shocking ! - mais aussi par son attirance pour son jardinier (autant dire un gueux)... Noir qui plus est ! Si tout cela arrivait aujourd'hui, les problèmes qui en découlent seraient moindres, seulement Cathy, Carol et son amoureuse Therese ont le malheur de vivre dans la société cloisonnée des années 50. Dans Mildred Pierce, l'amour interdit se pose plutôt comme un climax. La révélation de la liaison entre Veda et Monty Beragon (respectivement la fille et le mari de Mildred) est le pic de l'intrigue. Ces amours tabous ou impossibles consituent des condiments de choix dans le mélodrame de Todd Haynes : plus celles-ci seront complexes et condamnables par l'entourage, plus le mélo sera savoureux.
... et des jeux de regards à travers des vitres
On croit souvent qu'un regard en dit plus que des mots. Cela se vérifie chez Haynes. Dans Loin du paradis, on devine l'homosexualité de Frank Withaker grâce aux subtiles jeux de regards qu'il échange avec d'autres hommes. Dans une scène sombre et langoureuse se déroulant dans un club gay, on remarque que le regard de Dennis Quaid a changé. Il n'a plus les yeux sobres et inexpressifs qu'il pose sur sa femme. Ce regard rempli de désir révèle déjà la vérité sur sa vraie nature. Dans Carol, beaucoup d'échanges sont muets et passent par l'émotion visibles dans les yeux des deux héroines. Une des scènes les plus importantes du film est évidemment celle de la rencontre, qui se cristallise autour d'un échange de regards long et intense. Après lui, rien ne sera comme avant. On ne compte ensuite plus les échanges amoureux entre les yeux langoureux d'une Blanchett brûlante, et ceux tour à tour graves et mutins d'une Mara faussement ingénue. Des regards qui, même s'ils sont échangés à travers une vitre (parce que Haynes aime bien filmer ses personnages séparés par une vitre) ne laissent de glace, ni les personnages, ni les spectateurs.
Parfumez avec un zeste de sensualité (sans en abuser)
Todd Haynes met toujours en scène ses histoires avec une extrême sensualité. Et même si la mise en scène de Mildred Pierce - plus énergique, sûrement afin de satisfaire aux contingences du petit écran - tranche un tantinet avec celle de Loin du Paradis et de Carol, ses mélodrames apparaissent comme des oeuvres éthérées, d'une grande sensibilité, troublantes. Cette sensualité atteint son paroxysme dans Carol. Les scènes qui unissent Cate Blanchett et Rooney Mara respirent l'amour et la passion. Haynes filme ses actrices, leurs corps, leurs visages, leurs regards bien sûr, avec une délicatesse incroyable, sans jamais traverser la frontière entre sensualité et sexualité. Si le désir plane sans cesse, sa concrétisation n'est pas montrée. Ou rarement. Dans ses mélos, Haynes ne filme pas ou peu le sexe. Comme si montrer le coït risquait d'affaiblir la beauté de sa mise en scène et de donner un goût trop prononcé à son plat. Dans Mildred Pierce et Carol, on manque de franchir la barrière, avant d'être repris. Dans Carol, par exemple, Haynes filme les préliminaires entre Therese et Carol, puis passe à autre chose. Cette scène, aussi belle soit-elle, ne devrait pas manquer de décontenancer le spectateur, tant le film l'habitue jusqu'ici à une certaine retenue dans le charnel...
Assaisonnez avec une somptueuse musique
L'une des règles propres au mélodrame est d’utiliser la musique pour soutenir l’action (« mélodrame » signifie étymologiquement drame avec musique). La musique tient d'ailleurs une place importante dans tout le cinéma de Haynes puisque, en dehors des trois mélos qui nous préoccupent, le metteur en scène a réalisé plusieurs films dédiés à la musique : Superstar : The Story of Karen Carpenter, un moyen-métrage fait avec des poupées; Velvet Goldmine, sur le rock glam, et I’m Not There, où il fait interpréter Bob Dylan par différents comédiens dont Cate Blanchett. En 1956, Mahalia Jackson bouleversait le public en concluant de sa voix envoûtante le somptueux Mirage de la vie de Douglas Sirk, mais Todd Haynes n’est pas en reste. Il sait s'entourer de compositeurs talentueux tels Elmer Bernstein (Loin du Paradis) et Carter Burwell (Mildred Pierce, Carol), qui n'hésitent pas à adoucir l'action à grand coups de violons. Leurs compositions, sublimes bien souvent, attisent aussi les pics d'émotions. C'est toujours triste, mais c'est beau. Et plutôt que d'ajouter du sel, mieux vaut verser quelques larmes.
-
cath4418 janvier 2016 Voir la discussion...
-
PumpUpTheJam19 janvier 2016 Voir la discussion...
-
cath4420 janvier 2016 Voir la discussion...
-
PumpUpTheJam20 janvier 2016 Voir la discussion...
-
elge26 janvier 2016 Voir la discussion...
-
PumpUpTheJam26 janvier 2016 Voir la discussion...