Peut-on aimer les séries comme on aime le cinéma ?
La guerre a fait rage pendant des années : cinéma vs. télévision. Et, à en croire le débat récent autour des tweets de Bret Easton Ellis, elle n'est pas tout à fait terminée. Les cinéphiles critiquent l'absence de mise en scène des séries, les "sériephiles" méprisent la pauvreté scénaristique de la plupart des films... Et à ce petit jeu, personne ne sort gagnant. D'autant que depuis toujours, les plus grands cinéastes (aujourd'hui Scorsese, Van Sant, Mann...) se sont essayés à l'art télévisuel.
La télévision est-elle pour autant soluble dans la cinéphilie ? Une grille d'analyse cinématographique est-elle applicable aux séries ou joue-t-elle au contraire systématiquement en leur défaveur ? S'il est clair aujourd'hui qu'on peut aimer les séries télé autant que le cinéma, peut-on le faire de la même manière ?
Sean Bean dans la série Game of Thrones
Chaque medium a son lot de contraintes qui déterminent la forme finale des oeuvres. Ce sont justement ces spécificités historiques qui rendent le cinéma et les séries TV aujourd'hui si complémentaires.
Une rivalité historique
Dès les débuts de la télé, les séries ont été le vilain petit canard du cinéma. Dans les années 60, à Hollywood, les nababs du cinéma attribuaient même à la télévision la responsabilité de la baisse de fréquentation des salles. D'où les nombreuses règles qui régissent encore aujourd'hui la programmation TV : aucun film n'est diffusé sur les chaînes hertziennes les mercredi, vendredi et samedi soir. Ce qui laisse pas mal de place aux séries pour s'installer dans les grilles (sans parler du créneau très porteur de la fin de journée après le boulot).
Les séries : des tournages historiquement courts et bon marché
Forcément, les conditions de production imposées par les chaînes ont engendré un certain nombre de normes et de manières de faire. Aujourd'hui, il faut savoir que la plupart des épisodes de séries se tournent en huit jours, ce qui est très peu par rapport à un tournage cinéma qui s'étale généralement sur plusieurs semaines. C'est toujours et avant tout une question d'argent : le budget d'une série TV a longtemps été dérisoire en comparaison de celui d'un film. Mais la télévision a bien dû s'adapter en élaborant certaines règles de mise en scène bien spécifique. D'une manière ou d'une autre, la qualité de la réalisation et l'originalité de la mise en scène en font forcément les frais. Dès le début, le tournage plan par plan prévalait au cinéma, tandis qu'on filmait plus volontiers dans la continuité à la télé. Autre règle prédominante : la personne qui parle à l'écran doit être celle que l'on voit pour ne pas trop embrouiller le spectateur distrait. Même la lumière est pensée différemment, le petit écran supportant mal les images sombres.
Numérique, budgets... Les compteurs à zéro ?
Toutefois, l'écart s'est considérablement réduit au fil des années. Avec 60 millions de dollars environ, rien que pour la première saison, la série Game of Thrones jouit d'un budget à faire pâlir d'envie nombre de cinéastes. L'argent est là, et ça se sent. Le rendu des programmes TV a longtemps été bien faiblard par rapport à l'argentique en salles. Alors que le cinéma en était encore à tourner en pellicule, la télévision s'est dès le début tournée vers le numérique. Mais aujourd'hui, cette démarcation n'est plus d'actualité. Le numérique se fait doucement mais sûrement une place au sein du cinéma et s'impose comme la nouvelle norme. La barrière qui séparait la télévision et le cinéma et qui concernait en partie la qualité visuelle des productions s'amenuise jour après jour et plus personne n'est choqué de voir The Wire, par exemple, projeté en salle.
Le showrunner n'est pas un réalisateur
Pourtant, la télévision continue toujours à faire preuve d'une mise en scène bien spécifique. Au cinéma, le réalisateur maîtrise son film de A à Z, et peut apporter sa vision des choses au fil des étapes de production. On ne peut pas dire qu'il en soit de même à la télévision. Une série est écrite par des pool de scénaristes (certes dirigés par le showrunner, le créateur de la série) et tournée par une armée de réalisateurs interchangeables. Le showrunner pose les bases de la série, son esthétique, ses codes, qui sont ensuite déclinés au fil des épisodes, ce qui donne l'impression d'une mise en scène plus systématique, plus pauvre et répétitive. Ainsi des flash-forwards qui introduisent certains épisodes de Breaking Bad, ou ces fameux plans en time-lapse très saturés : le "parti pris de mise en scène" vire assez vite au gimmick.
Le showrunner intervient en général surtout sur le pilote de la série, comme pour donner le ton et apporter un style bien rodé que d'autres pourront reprendre facilement derrière. Ces derniers pourront s'appuyer sur ce qu'on appelle "la bible" qui résume les fondements de la série (thèmes, intentions, esthétique...). Même si la série peut proposer une esthétique singulière dès le premier épisode, celle-ci ne bougera plus, ce qui peut donner l'impression aux cinéphiles d'une mise en scène pauvre et mécanique.
Jeff Daniels dans la série The Newsroom
La place du spectateur en question
« Le téléspectateur a oublié depuis longtemps que regarder un film à la télévision, ce n'est que regarder une mauvaise copie de l'original ». Jean-Luc Godard pointait ici la différence flagrante entre les conditions de visionnage d'un film au cinéma et à la télé. La salle de cinéma modèle l'impact d'un film. L'obscurité, le silence, les rangées de fauteuils qui empêchent tout déplacement (ou presque), la grandeur de l'écran... Tout cela contribue à galvaniser l'attention du public, en éliminant les nuisances extérieures. Sans parler du simple fait que payer sa place dissuade la majorité du public de quitter la salle. C'est donc ce face-à-face, cette obligation de ne regarder que l'écran qui plonge les spectateurs dans l'univers du film.
A l'inverse, l'attention est fortement réduite devant un écran de télévision ; pour peu que le spectateur soit chez lui, où toutes les tentations sont à portée de main. Manger, travailler, surfer sur internet... Les activités sont nombreuses et infinies du fond de son canapé. Même si les nouvelles technologies permettent aujourd'hui de reproduire l'ambiance et les conditions d'une salle de cinéma (grand écran, home cinéma, 3D, etc), le spectateur reste libre de papillonner.
Il faut également prendre en compte les nombreuses coupures de publicité (4 ou 5 par épisode aux Etats-Unis) qui rythment les séries et imposent un fonctionnement scénaristique intense à grand renforts de cliffhangers (sorte de climax où le suspens est à son comble). Une contrainte qui impose de tenir le spectateur en haleine.
Sheryl Lee dans la série Twin Peaks
Le cinéma raconte avec des images, les séries avec des mots ?
Au cinéma, l'image est là, elle envahit tout l'espace. C'est elle qui nous captive, elle dans laquelle on plonge à corps perdu. C'est aussi elle qui sert, depuis le cinéma muet, de principal moteur dramaturgique, même si la donne a un peu changé ces dernières années. Steven Soderbergh regrettait récemment dans un interview à L'Express, que la plupart des films n'essayaient plus de tirer partie de l'image pour raconter des histoires : « la capacité de créer des émotions et de donner un sens à une juxtaposition d'images est immense, mais elle n'est pas exploitée ».
Cette prévalence historique de l'image au cinéma explique sans doute la difficulté d'accès à la télé des films les plus contemplatifs tels que 2001 ou Stalker, qui nécessitent une attention totale et un écran suffisamment grand permettant d'arpenter l'image dans ses moindres recoins. Car comme se plaisait à le répéter Orson Welles, la télévision est une « radio filmée » qu'on écoute autant qu'on regarde.
Prenons, un cas d'école : le début du premier épisode de la série The Newsroom qui, dans la séquence d'ouverture de son pilote, met en scène un débat politique entre différents intervenants. Les premières images, filmées en plans rapprochés, ne laissent qu'entrevoir les personnages. Cependant, le son délivre des indications plus précises. On entend d'abord les rires du public, le son devient ensuite de plus en plus lointain ; on comprend alors que le personnage de Will McAvoy est ailleurs, que quelque chose le dérange. Le débat qui s'en suivra permettra, en l'espace de quelques minutes, de situer le personnage, ainsi que son caractère. On comprend que celui-ci est journaliste, et pas facile à vivre.
Là où, au cinéma, on se serait contenté de quelques images, la télévision, elle, papote jusqu'à plus soif, surtout qu'elle a tout son temps. Hitchcock l'avait bien compris ; les récits de ses séries n'étaient que des histoires courtes, abondantes en dialogues. Le réalisateur ne prenait pas la peine d'écrire des scénarios originaux, mais se contentait d'adapter des nouvelles déjà existantes. Certes, le public avisé s'attend aujourd'hui à des scénarios de plus en plus habiles et complexes. J.J Abrams, avec Lost, s'était évertué a produire une trame narrative brillante et retorse ; mais qui ne s'est jamais senti perdu face à la complexité du scénario ?
La complexité des récits, de même que la finesse psychologique de certaines séries de nos jours imposent la télévision comme un art à part entière, avec ses règles et son histoire, comme la bande dessinée par rapport au roman. Et c'est pourquoi elle ne doit surtout pas être jugée sur des critères cinématographiques. Stimulée par le renouveau des séries américaines de ces dix-quinze dernières années, la façon de penser la télévision commence enfin à évoluer, pour lui rendre justice et la prendre pour ce qu'elle est : une formidable machine à raconter des histoires sur la durée.
© Image : HBO, AMC, ABC
juliemichard il y a d'ailleurs sur ce site, il me semble, une meilleure explication (plus proche de la réalité) du rôle de Showrunner que celle de ton article.
Ensuite, pour revenir à ce qui a été dit, bien évidemment, le showrunner et le créateur peuvent être deux personnes différentes ; cependant, et contrairement au cinéma, c'est le showrunner qui dirige la créativité artistique de la série. C'est le boss quoi. Mais il ne représente pas la production. Ensuite, le terme showrunner est utilisé à toutes les sauces, et selon les pays, il peut avoir différentes définitions.
Sinon le rôle du showrunner est parfois celui que @juliemichard cite dans l'article, il est souvent beaucoup plus riche, ainsi Vince Gilligan, Matthew Weiner ou Joss Whedon (pour les plus célèbres), ont écrit une bonne partie de leurs séries respectives. Le showrunner qui écrit les premiers épisodes et surveille les autres scénaristes sont plus présents sur les networks, où seul le succès peuvent leur donner le contrôle sur leurs séries. L'exemple de Dan Harmon (viré de sa série Community par la production, série qui allait connaître une dernière saison de 13 épisodes afin de conclure la série dignement, mais qui sera sans doute maltraité par les nouveaux showrunners) est criant sur le problème des networks à ce sujet.
ET vous avez raison pour AMC, j'en suis désolée. Par contre je veux bien un exemple de showrunner qui vient pour le premier épisode et s'en va après, ça m'intéresse !
Sinon, si l'on critique la définition donnée de showrunner, pourquoi ne on ne critique pas la définition donnée de cliffhanger, qui est assez erronée.