Shaky cam : le cancer des scènes d'action est-il incurable ?
Tremblements incontrôlés, gros plans disgracieux, montage stroboscopique : depuis le début du XXIe siècle, les scènes d'action souffrent d'un mal terrible et sont devenues salement illisibles. Penchons-nous sur cette curieuse maladie qui donne la tremblote et voyons si elle est incurable...
Stupeur et tremblements
On voit de plus en plus de réalisateurs qui, dans un élan d'euphorie mal contrôlée, semblent s'en remettre au hasard sans plus se soucier des lignes de fuite et abandonnent leurs caméras hors de prix pour des caméscopes tremblotants pile au moment du combat central (ou final) de leur blockbuster, comme Znack Snyder sur Man of Steel ou Gary Ross sur le premier Hunger Games. L'effet pourrait être considéré comme une maladresse ou une faute de goût s'il n'était pas aussi répandu depuis le début des années 2000 - on le retrouve également dans les Bond craigiens, dans Taken, chez Jason Bourne ou même, dans un autre registre, dans le pourtant touchant Warrior. L'impact est tel qu'il fait hurler Xavier Gens à la mort du cinéma. Ce dernier pointe même du doigt un coupable : «il faut taper sur les doigts de Paul Greengrass qui est en train de ruiner toute une génération avec des réals qui font du shaky cam à fond, et ce n'est pas ça la mise en scène». Pourtant, Si l'ont fait le procès des assassins du cinéma d'action, Greengrass n'est pas notre seul suspect.
Sur le banc des accusés, on trouve aussi ce bon vieux Projet Blair Witch - le film d'horreur ultra-rentable qui est aussi coupable d'avoir relancé la mode du found footage - mais aussi le moins controversé Soldat Ryan, dont on n'a cessé de chanter les louanges de la scène du débarquement. Antithèses économiques, les deux films avaient pourtant en commun leur usage de la shaky cam, censée être un puissant outil d'immersion contribuant au réalisme de la mise en scène. La mayonnaise a pris, et l'épilepsie est devenue un must absolu en matière de scènes d'action : on prend une caméra pourrie, on appuie sur le bouton [rec], on secoue comme un Orangina, et on vomit de plaisir devant le résultat. Suivant ces bons enseignements, Paul Greengrass est effectivement devenu le militant le plus fervent de cette tendance, comme on peut le voir dès Bloody Sunday, où le spectateur, tel un vrai révolutionnaire en pleine manifestation, est agressé par son environnement et ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe autour de lui.
L'arrivée de l'armée, extrait de Bloody Sunday
Le monde est fu
Mais le tournant du siècle a également été marqué par un autre phénomène, cristallisé dans une désormais culte scène de 1999? Keanu Reeves ouvre les yeux et déclare, subjugué, «I know kung-fu», avant de faire la démonstration de ses nouveaux talents. Immédiatement, la nouvelle se répand comme une trainée de poudre : pour être dans le coup, il faut se mettre aux arts martiaux ; coïncidence, c'est à peu près à la même époque que les Etats-Unis découvrent Jet Li (dans l'Arme Fatale 4). Avec un enthousiasme qu'on imagine aisément mi-puéril mi-avide, Luc Besson s'engouffre dans la brèche et fait du pugilat chorégraphié la nouvelle norme des films d'action d'Europacorp. Mais c'est surtout Quentin Tarantino, avec Kill Bill en 2004, qui assoit une bonne fois pour toutes le caractère à présent incontournable du fistfight qui fâche mais jamais ne tache.
Seulement, voilà, lorsque Quentin, Andy et Lana font des emprunts au cinéma hong-kongais, leur démarche est nourrie d'un véritable travail de fond, élément indispensable de leur réussite formelle : ils n'adoptent pas seulement le style de combat, mais également sa philosophie visuelle. Parce que dans «arts martiaux» il y a «art», un combat de maîtres ne se filme pas comme une bagarre de bar. C'est pourtant la leçon qu'ont oublié d'assimiler la plupart de leurs confrères, ne retenant que la nécessité de chorégraphier sans pour autant réfléchir aux implications esthétiques du procédé. Résultat : pendant que Liam Neeson, Jason Statham, Tom Cruise, Scarlett Johansson ou Denzel Washington apprennent à se battre avec style, les réalisateurs travaillent tout aussi minutieusement à la déconstruction systématique du travail de leurs chorégraphes en brouillant honteusement la communication physique qu'ils s'efforcent d'établir. Dans ce domaine, une fois encore, c'est Paul Greengrass qui fait figure de roi :
Stylo contre couteau, extrait de La Mémoire dans la peau
Exemple d'une belle chorégraphie massacrée par un montage et un cadrage calamiteux
Sagesse orientale
Si ce genre de scènes a de quoi donner le mal de mer (parfois littéralement), son adoption par les réalisateurs est probablement à attribuer aux facilités qu'elles représentent au moment du tournage. Et pour cause : monter un combat avec une centaine de changement de plans en utilisant des dizaines de prises différentes reste autrement plus simple (sauf pour ce pauvre monteur) que de coordonner un plan-séquence minutieusement chorégraphié. Pourtant, le jeu en vaut la chandelle, comme le prouve par exemple Joe Wright dans Hanna (bim) ou, mieux encore, Park Chan-wook dans sa fameuse scène de couloir en traveling latéral. Sans aller jusqu'à une telle radicalité visuelle et en jouant plus sur l'efficacité des combats, les plans de Gareth Evans dans The Raid faisaient aussi preuve d'une durée largement suffisante pour qu'on n'ait pas à crier à l'arnaque... Car c'est bien là le paradoxe des tendances modernes : tandis que la shaky cam est supposée contribuer au réalisme, nul n'est dupe des cuts intempestifs qui segmentent les coups et hachent menu la suspension de l'incrédulité du spectateur. Il y a de la poésie dans le corps-à-corps, et s'y attaquer en salopant le job revient à donner raison à tous ceux qui tentent, aujourd'hui encore, de cloisonner art et divertissement en soutenant que l'actioner est un genre mineur. Les réalisateurs contemporains ont non seulement la responsabilité, mais également le devoir de chiader leurs scènes de combats. Quand un réalisateur comme Michael Bay cède à la shaky cam alors même qu'il filme des personnages entièrement modélisés en image de synthèses, il joue contre son camp.
A l'heure où on crie à tout-va à la mort imminente de l'industrie cinématographique et où les records de budget et d'entrées explosent avec une synchronisation parfois hasardeuse, il est plus que temps (et plus que nécessaire) que le film d'action - genre roi du blockbuster - se réinvente en opérant sciemment sa rééducation. C'est aussi une question de logique : alors qu'on respecte les acteurs qui réalisent eux-mêmes leurs cascades et les réalisateurs qui refusent d'avoir excessivement recours au numérique (c'était par exemple un argument marketing du nouveau Spider-Man), il paraît incohérent d'entacher cette recherche de vérité par l'approximation formelle. Hollywood se doit donc d'arrêter de mélanger torchons et serviettes, en laissant la shaky-cam au found footage, les zooms extrêmes aux films de vacances et les cuts apoplexiques à la poubelle, pour fournir aux réalisateurs des steadycams, des trépieds, et des chefs opérateurs à la poigne de fer et qui ne branlent pas de manière incontrôlée. En un mot comme en cent, l'industrie doit aller au bout de la démarche qu'elle a entreprise il y a une quinzaine d'années : après avoir dupliqué le kung-fu des studios hong-kongais, il faut lui piquer on style visuel, quitte à se l'approprier et à le digérer. Paradoxalement, l'objectif est simple : revenir à Matrix, qui aurait dû être aux années 2000 ce que Die Hard fut aux années 90 si un bug n'avait empêché sa prophétie de se réaliser pleinement.
Voilà, ça c'est du boulot :
Bloquer son coup, extrait de Le Maître d'armes
The Raid 2 on t'en fait des caisses pendant 2 heures et demi avec des histoires de gangs rivaux et de dettes de sang comme si on était dans le parrain alors qu'en vrai on s'en branle, avec une franchise comme ça ce que tu veux c'est voir des mecs (ou des meufs, coucou Haywire) se foutre sur la gueule. Enterrer une vérité aussi essentielle sous une masse de prétextes superflus, c'est de l'hypocrisie, y a pas de honte à aimer la belle baston, surtout au cinéma.