La Vie d'Adèle : la Palme d'Or pour une simple histoire d'amour ?
Rarement une Palme d'Or aura autant fait parler d'elle. Pourtant, alors que le public français peut enfin découvrir La Vie d'Adèle en salle, on a jusqu'ici assez peu évoqué le film lui-même autrement que par dithyrambes. Comment ce qui, dit-on, n'est rien de plus qu'une histoire d'amour a pu autant déchaîner les passions et créer en mai dernier à Cannes un tel consensus ?
Il faut croire que l'amour est forcément toujours un peu suspect. Le soir du 26 mai, tandis que le président Spielberg expliquait (voir vidéo ci-dessous) que lui et son jury s'étaient sentis «privilégiés d'avoir pu observer une si belle histoire d'amour», Christine Boutin ouvrait le bal des réactions paranoïaques au micro de RMC.
Les mois de polémiques qui ont suivi, parfaitement résumés par Libération, n'ont fait qu'apporter de l'eau au moulin de ceux qui voulaient douter. Douter qu'on puisse résumer ce film à quelque chose d'aussi simple et aussi beau. Pourtant Kechiche n'en démord pas. A quelques jours de la sortie, le cinéaste martelait encore dans le même journal : «Je raconte à qui veut bien l'entendre que le film est une simple histoire d'amour» avant de tempérer «mais je n'ai pas pris un homme et une femme à Paris, rive gauche». A force de dire à quel point le film nous plaisait, comme s'il s'agissait d'une évidence au delà des mots, on a pu oublier de se demander pourquoi. Il s'agit donc maintenant de tenter, avec l'amour en ligne de mire, de comprendre ce qu'est La Vie d'Adèle et ce qu'il n'est pas.
Quand Adèle rencontre Emma
C'est l'une de ces anecdotes si célèbre dans le show business qu'on ne sait plus trop d'où elle vient. Un auteur à succès rentre d'une agréable soirée mondaine et s'apprête à aller se coucher quand lui vient une idée formidable pour un prochain projet. Pour être sûr de ne pas l'oublier il la note immédiatement sur un bout de papier et s'endort. Le lendemain, il retrouve la note là où il l'a laissé et lit, un peu perplexe : «Boy meets girl». Abdellatif Kechiche s'est-il éveillé un matin en trouvant sur sa table de chevet l'inscription «Girl meets girl» ? Ou, plus précisément, la bande-dessinée de Julie Maroh dont le film est tiré ? C'est presque ça. «Par hasard, un jour, en traînant dans les rayonnages de la Fnac» raconte le cinéaste (toujours dans Libé) : «j'ai senti que je pouvais à travers cette rencontre entre deux jeunes filles, Adèle et Emma, développer plusieurs thématiques [...] : la passion amoureuse, la liberté, la révolte, la transgression». S'il est clair qu'un tel point de départ ouvre de nombreuses perspectives, tout restait à faire. Réduire La Vie d'Adèle à «une simple histoire d'amour» c'est donc à la fois tout dire et faire l'impasse sur l'essentiel. D'une part parce que les histoires d'amour ne sont jamais simples et d'autre part parce que tout dépend de la manière de les raconter.
Boy meets girl, c'était aussi l'un des premiers titres de travail du scénario de Nora Ephron qui deviendra Quand Harry rencontre Sally. Ce titre/pitch lapidaire était déjà une manière ironique d'insister sur l'apparente simplicité du sujet en dépit de la folle ambition qu'il dissimule. Car avec l'air de ne pas y toucher, le film réalisé par Rob Reiner - sans doute l'un des meilleurs héritiers des comédies de remariage des années 30-40 - tente de dire à peu près ce qu'est l'amour. Cela aboutit à la fin du film au mémorable monologue de Billy Crystal dont le début aurait pu aussi être destiné à Adèle : «J'adore que tu aies le nez qui coule quand il fait 22°».
Paroles... paroles...
Mais si, dans Quand Harry rencontre Sally, il fallait absolument formuler, La Vie d'Adèle est moins littéraire et donne aux dialogues une toute autre fonction. Ainsi, quand Emma fait le portrait d'Adèle dans un parc et relève «une plissure dans les lèvres, une émotion dans le regard», les mots comptent moins que l'attitude et le ton qu'elle adopte. Comme Léa Seydoux l'explique dans les Cahiers du cinéma à propos d'une scène précédente, elle «surjoue le côté enjôleur». Emma est plus âgée et plus expérimentée qu'Adèle. Son assurance est son meilleur moyen de séduction et le sérieux appuyé avec lequel elle lâche «moi j'étais hyper Sartre dans mes années Lycée» n'a qu'un seul but : la draguer.
C'est pourquoi la réponse d'Adèle la désarçonne. Car la jeune fille ne joue pas au même jeu qu'elle. Sincèrement séduite et impressionnée, Adèle n'est pas pour autant du genre à parler pour ne rien dire. La candeur avec laquelle Adèle participe à la conversation ne manque donc pas de surprendre Emma et de la séduire à son tour. Les dialogues transportent ainsi un marivaudage bien différent de celui qu'on pouvait voir chez Rohmer par exemple. Tandis que le cinéaste de la Nouvelle Vague doublait ses jeux de séduction d'une théorie des sentiments, chez Kechiche, au contraire, les références les plus explicites font l'effet d'un verbiage dérisoire. Quand un puissant importun pérore sur l'orgasme féminin en évoquant l'histoire de Tirésias, ses mots, déjà dépassés par les images qui ont précédé, sont accablés d'insignifiance.
Pourtant, et c'est une tendance lourde chez Kechiche, le langage a un rôle essentiel : celui de l'affirmation de la condition sociale. En cela, et bien qu'il ait le mérite de la clarté, le cinéaste peut sembler particulièrement schématique. Il y a d'un côté les bourgeois qui, donc, parlent pour ne rien dire et de l'autre les prolos inquiets qui, justement, se méfient des mots ; souvent préfèrent se taire. La parole serait ainsi le terrain d'un déterminisme dont seul l'attraction des corps pourrait nous libérer. «Toi t'aimes bien les choses qui piquent ?» lâche Adèle à Samir dans un souffle étouffé, réalisant du même coup qu'elle décrétait ainsi qu'il avait une tête à aimer la nourriture épicée. Le jeune homme enclin à la mettre à l'aise poursuit la conversation en racontant qu'il est acteur et a pu tourner aux Etats-Unis parce que les américains se réjouissent de le voir crier «Alah akbar» en jouant les terroristes. Mais le simplisme apparent des rapports sociaux véhiculé par les dialogues sert à souligner par contraste la complexité d'une autre relation de domination : celle qui se joue à l'intérieur du couple. Ainsi Kechiche met en scène l'amour comme une lutte des classes sur terrain neutre. La beauté théorique de l'amour lesbien est d'ailleurs de permettre, au lit au moins, une situation d'égalité effective. Pour autant, l'expérience, l'éducation et l'origine sociale d'Emma ont tendance à faire d'elle une dominante naturelle. Ainsi, entendra-t-on les actrices simplifier en interview, «Léa jouait l'homme». Il faut alors attendre l'une des dernières séquences du film, peut-être la plus belle (au café), pour voir, dans un moment de bouleversante honnêteté, Emma se soumettre un instant.
Sa majesté la bouche
Si la parole conserve un rôle éminemment social, les mots en eux mêmes ne comptent donc qu'assez peu. Ce qui compte en revanche, c'est le sport de la langue et surtout, autour, ce qui constitue chez Adèle l'indiscutable «pôle magnétique du désir» : sa bouche.
On ne peut pas la manquer, elle est de tous les plans ou presque. Tout se jouerait autour d'elle. Tout confine à cette bouche, souveraine, qu'Adèle garde - signe d'une inépuisable gourmandise - entrouverte jusque dans son sommeil. Cette bouche pressée d'engloutir pour s'ouvrir à nouveau. Cette bouche gênée aussi, qui n'ose plus rien dire, qui hésite. Cette bouche magnétique qui dévore le plan quand les deux actrices sont là, à se bouffer des yeux. Et enfin cette bouche esseulée, mouillée, défaite qui n'en revient pas de ce qu'elle a peut-être perdu.
Or il y a la bouche et la manière de la filmer. Pour les scènes de repas, fatalement, le gros plan dérange et on entendra ricaner dans certaines salles. Pourtant, à la différence de Sergio Leone dans Il était une fois la révolution, Kechiche n'insiste pas particulièrement sur ces moments là et tient simplement le parti de rester toujours à proximité des corps. Une distance réduite, mais toujours la même. «Je crois que le gros plan, cette façon de filmer, m'aide, nous aide, à transmettre et ressentir ce sentiment d'une âme qui existe.» explique-t-il ainsi dans les Cahiers (N°693 - Octobre 2013).
Un film résolument technique
On aurait tort de sous-estimer l'exigence technique qu'implique un tel parti pris de mise en scène. Comme le révèle l'entretien publié plus loin dans la revue avec Sofian El Fani, le chef opérateur, La Vie d'Adèle est un film résolument technique qui bénéficie à plein des progrès accomplis autant par la technologie que par l'entourage du cinéaste. Depuis L'Esquive qui marque le début de la collaboration avec El Fani (d'abord cadreur), les films de Kechiche sont tournés en numérique et à deux caméras. L'exigence est la suivante : «on a besoin d'une caméra légère et discrète, pour que la technique ne dérange pas la mise en scène ou les comédiens et pour que les cadreurs ne s'épuisent pas». Kechiche, conscient de l'importance du dispositif, est particulièrement impliqué : «il a bricolé une solution pour rendre plus confortable la visée des Canon (NDLR : les deux Canon C300 utilisées pour le tournage). Sa trouvaille était si bonne que le loueur à qui on avait fini par acheter les caméras l'a adoptée pour ses autres appareils».
La démarche de Kechiche est donc de tordre au maximum les contraintes techniques pour s'en libérer. «Je voulais sortir des règles techniques et de la manière rigide dont on faisait les films. Par exemple, normalement, pour mesurer la distance entre l'acteur et la caméra, l'assistant caméra utilise un décamètre pour faire le point afin que l'image ne soit pas floue au moment de la prise de vue. [...] Très vite, j'ai voulu pousser l'assistante caméra de mes films à éliminer le mètre [...] qu'il n'y ait plus une marque au sol qui limite le déplacement des acteurs. Il me fallait les libérer de cette contrainte afin qu'ils bougent à leur guise dans le champ et dans le temps de la prise.» confie-t-il ainsi à Libération. Le résultat dont on vante la justesse et la simplicité sans forcément soupçonner l'effort déployé pour l'obtenir témoigne d'une réelle maitrise. Dans ces conditions, un recadrage sur une joue au moment même où elle est traversée par une larme relève presque du miracle.
Miracle pas tout à fait non plus puisque l'autre avancée technologique essentielle dont bénéficie le cinéma de Kechiche est la prise de vue numérique qui permet l'inlassable répétition des prises. «On lit dans la presse que j'aurais tourné 700 heures de rush pour ce film, c'est absurde. La vérité, c'est que je laisse tourner la caméra à vide entre les prises parce que, grâce au numérique, je ne fais qu'un clap. Si on enlève tous ces moments, on arrive à 250 heures. Ce qui est déjà énorme, j'en conviens.» précise le réalisateur dans son interview des Cahiers. Enorme effectivement, cette quantité de rush est proche de celle dont a hérité au montage (sur pellicule à l'époque) Walter Murch pour Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Une autre Palme d'or dont Adèle Exarchopoulos confiait au micro de France Inter avoir regardé le making of qui lui avait fait relativiser les polémiques sur les conditions de tournage. Le monteur, considéré comme l'un des plus vénérables théoriciens de son art et auteur de En un clin d'oeil véritable petite bible sur le sujet, développe les difficultés qu'il a pu rencontrer sur les différents films auxquels il a contribué et établit entre autre une règle en six points présidant à ses choix de coupe. Les trois premiers critères - représentant selon ses notes plus de 80% de la décision - sont dans l'ordre : l'émotion, l'histoire et le rythme. Le film de Kechiche, qui n'a trouvé sa véritable forme qu'au montage, obéit sans nul doute à ces règles.
Enter the void
A la manière d'un sculpteur s'attaquant à un bloc de marbre, Kechiche et ses monteurs ont donc édifié La Vie d'Adèle en retirant de la matière. Mais la matière manquante a survécu aux coupes en imprégnant les personnages. C'est notamment ce que raconte Exarchopoulos dans les Cahiers en décrivant une scène particulièrement dramatique de la bande-dessinée, tournée, mais coupée au montage : «Cette scène m'a beaucoup aidée à faire évoluer mon personnage. Il murît par rapport à tout ça». De la même manière, le personnage d'Emma devait initialement être plus engagé dans la cause LGBT, mais cet aspect a été retiré du film. La Vie d'Adèle est cerné par ces manques (les différences avec la BD aussi) qui habitent les ellipses, parfois brutales, séparant de longues séquences en temps réel.
Dans une scène du début du film, Adèle va au cinéma avec un garçon, la séance qui n'a pas l'air de passionner particulièrement la jeune fille sera le théâtre d'un premier baiser. Le générique nous le révèlera ils sont allés voir Enter the Void de Gaspar Noé. Ce moyen pour Kechiche de rendre un hommage discret à celui qui l'a soutenu dans une période de doute après Vénus noire est aussi une énième manière d'insister sur le vide. En miroir des bouches et des sexes qui ne demandent qu'à être comblés, l'amour est menacé par le vide. Il y a quelque chose de frappant dans La Vie d'Adèle qui tient au fait qu'un plan n'est parfaitement complet que quand elles sont toutes les deux à l'écran. L'absence de l'autre implique un manque obsédant et vertigineux.
La Vie d'Adèle n'est donc qu'une histoire d'amour. Une romance ordinaire qui tente d'atténuer dans la passion la rigidité du carcan social. Une histoire racontée avec une précision et une justesse inédite, s'appuyant sur les avancées techniques de son temps. La Vie d'Adèle n'est qu'une histoire d'amour, mais elle a une sacrée gueule de Palme d'or. Et si certains comme Eric Neuhoff dans sa critique du Figaro, ironisent : «Trois heures. Tout ça pour raconter quoi ? La guerre de Sécession ? La révolution russe ? Vous n'y êtes pas : juste une histoire d'amour», on aurait bien tort de le prendre comme une injure.
http://blogs.indiewi...utes-longer-20131011
Après on aime ou on aime pas le film lui-même, c'est une autre question.
J'adore.