Mais quel est donc le meilleur film des frères Coen en 2018 ?
Le 6 novembre 2013, tout juste après la sortie d'Inside Llewyn Davis, deux coenistes primaires de la rédaction se lancaient dans un débat indémêlable : décerner le titre de meilleur film des frères Coen, dans une conversation... par mail. Cinq ans et deux films plus tard, il était temps de mettre ce top à jour, alors un troisième compère s'est mêlé à la danse : de Avé César (2016) et La Ballade de Buster Scruggs (2018), y en a-t-il un des deux qui mérite d'être dans le Saint des saints ? La réponse en fin d'article
La scène chez les Coen aurait certainement lieu dans une voiture. Hendy, au volant depuis 2 heures et 8 cafés dans le sang, demande à David, qui n'en boit jamais et ne sait pas lire une carte, quelle est la bonne sortie pour rejoindre ce foutu bled de la banlieue de Mineapolis qui a vu grandir Joel et Ethan. Dans la Chevrolet Impala de 1972, vue dans Arizona Junior, ça sent la frite et la cinéphilie car les deux compères n'arrivent pas à trancher. Oui - presque - tous les films des frères Coen sont géniaux, mais quel est le meilleur ? Dans la vraie vie la discussion s'est tristement déroulée par mail, mais le résultat est le même...
Le plus ambitieux
Barton Fink (1991) selon David :
Barton Fink est quand même assez prodigieux. Malgré la relative simplicité du récit - l'histoire de la décente aux enfers d'un auteur dévoré par Hollywood - ce film, aussi obsédé qu'obsédant, déploie une grande puissance visuelle. Il y a d'abord quelque chose du Phantom of the paradise de De Palma dans l'inspiration faustienne, puis ça prend assez vite une trajectoire plus complexe et plus retors avec cette figure du diable bougrement sympathique qui se confond avec le décor. Et puis il y a ce plan final désarmant dont je ne me remettrai jamais vraiment. C'est drôle qu'il ait été récompensé à Cannes par Polanski, parce qu'avec ses murs qui transpirent ça ressemble à un hommage qui fout la honte tellement je trouve ça au dessus de ce qu'il a fait lui.
Le plus drôle
The Big Lebowski (1998) selon Hendy :
Tu sais, Gilles Jacob raconte dans ses mémoires sur Cannes : «sans doute Roman aurait-il pu s'apercevoir qu'en donnant trois prix à Barton Fink, il écrasait sous un excès d'honneur un film qui n'est tout de même pas La Ruée vers l'or.» C'est sûr, ils ont gagné plus de Prix à Cannes en un film que Kubrick et Spielberg dans leurs carrières. D'ailleurs, ça prouve bien qu'il n'y a pas que les récompenses qui comptent. Barton Fink est brillant mais il est quand-même un peu prise de tête. On peut faire un film décontracté et rester génial. The Big Lebowski, c'est un accomplissement dans le genre, ils n'ont jamais fait plus drôle. Ils ont crée un personnage culte, les gens se déguisent comme lui en soirée (ça coûte pas cher, faut dire). C'est une éloge de la paresse façon Alexandre le bienheureux, juste saupoudrée ce qu'il faut d'une de leurs intrigues de polar à la Raymond Chandler ou Dashiell Hammett. Que demander de plus ? Que le bassiste des Red Hot Chili Peppers joue dedans ? Que Julianne Moore y campe une peintre "vaginale" selon ses termes ?? Qu'on y tombe sur Saddam Hussein en patron d'une salle de bowling ??? Oui, c'est possible. Tout est possible dans The Big Lebowski.
Le plus tendre
True Grit (2010) selon David :
C'est vrai que le film est particulièrement drôle et riche. Mais tu vois, ce qui me plait le plus chez ces Coen là, plus que l'humour, c'est la tendresse infinie qu'ils ont pour leurs personnages et le genre qu'ils travaillent. C'est particulièrement visible dans True Grit où en un coup d'oeil sur trois truands dans une cabane on a l'impression d'en savoir plus sur eux que sur nos amis d'enfance. A ce petit jeu là je trouve qu'ils sont encore plus forts que Tarantino à qui il arrive, dans Django Unchained par exemple, de laisser des personnages secondaires à peine esquissés. Bon, c'est sans doute le jeu des coupes au montage, mais j'ai l'impression qu'il y a pour le spectateur une sorte de contrat moral avec les Coen. Si tu vois quelqu'un à l'écran, peu importe si c'est un brigand ou un looser, un gamin un peu con ou un vieillard crado tu pourras sonder son coeur.
Le plus méconnu
Miller's Crossing (1990) selon Hendy :
Je comprends, je comprends... Mais dans ce cas, pour moi, il y a mieux que True Grit, c'est Miller's Crossing. Certes, il date un peu plus et n'a pas reçu 10 nominations aux Oscars, lui, mais c'est un de leurs plus beaux films. Au sein du sous-genre «prohibition» des films de gangsters, je le place carrément au niveau des Incorruptibles de De Palma, en moins ludique mais en plus plus onirique. On y trouve aussi l'un des plus beaux thèmes musicaux que Carter Burwell ait composé pour eux. Et Barry Sonnenfeld qui fait des merveilles à la photo, pour son dernier film à ce poste avant de se lancer dans la mise en scène (La famille Adams en 1991). Miller's Crossing, c'est un film d'adieux précoce. Comme si c'était le premier et le dernier d'une ère, les films suivants des Coen ne retrouveront jamais une telle unité tonale et thématique. Comme leurs autres grandes réussites, il est franchement cauchemardesque et en même temps... on s'y sent bien.
Le plus intense
No Country for Old Men (2007) selon David :
Chapeau (tu l'as ?), tu m'as donné envie de le revoir... Clairement ils aiment quand ça filoute un peu. Mais au rayon des bandits du coup je crois que c'est No Country for Old Men qui m'a le plus impressionné. Il y a bien sûr l'attrait des grandes plaines et la dimension puissamment métaphysique du film avec cette "Grande Faucheuse" mal coiffée, mais ce qui m'a vraiment marqué avec ce film c'est son intensité. La scène où Josh Brolin attend Bardem à l'hotel c'est un truc de fou furieux. Vraiment j'ai rarement vu ça au cinéma.
Le plus ancien
Sang pour sang (1984) selon Hendy :
Le film noir, c'est leur truc depuis le début. Sang pour sang a posé les bases, avec son mélange de brutalité et d'absurdité. Ensuite, ils ont modifié la recette avec un peu plus de dérision (Fargo), de lyrisme (The Barber) ou de violence sèche (No Country for Old Men), mais la matière première, le style Coen à l'état brut, c'est Sang pour sang. Un peu comme dans Miller's Crossing, il y a un programme établi et l'on s'y tient coûte que coûte, sur le fond comme sur la forme. Pas de mélange des genres, pas de rupture de ton, ils déroulent une intrigue simple, qui se dirige calmement vers la catastrophe. La mécanique de la mise à mort est tellement précise, implacable, presque épuisante, que ça le rapproche plus de la trilogie de la glaciation émotionnelle de Michael Haneke que des polars roublards de Quentin Tarantino ou Guy Ritchie...
Le plus politique
Le Grand Saut (1994) selon David :
Que vient faire Guy dans la discussion ? On avait dit pas d'insultes ! Mais je dois avouer que le parallèle avec Haneke n'est pas idiot. D'autant qu'avec l'air de ne pas y toucher certains de leurs films sont assez théoriques et politiques. C'est le cas du Grand Saut. Bon, certes, c'est leur plus gros bide au box-office, mais c'est quand même assez génial, au delà du caractère de grand film malade bien décrit par Accreds. Même si le propos est relativement simpliste, c'est l'efficacité de sa mise en image qui me passionne. A ce titre, la séquence de la mise sur le marché du Hula hoop est remarquable :
Et le Hula Hoop fut..., extrait de Le Grand saut
C'est plein de belles idées visuelles et du coup ça en dit beaucoup sur le capitalisme sans pour autant s'égarer dans le commentaire. J'ai l'impression que les Coen ont le même rapport à leur sujet qu'à leurs personnages, il décrivent un système dont il savent faire partie, et ça c'est politique.
Le plus juif
A Serious Man (2009) selon Hendy :
D'ailleurs Le Grand Saut est un film de commande. A Serious Man, en revanche, est apparu à sa sortie comme leur film le plus «personnel» depuis longtemps, les deux films ont en commun de délaisser un temps les clés de voute de leur ciné - violence, cynisme et folie douce - pour s'intéresser avant tout au destin d'un protagoniste ordinaire dépassé par les événements, et avec une attention toute particulière au contexte social qui pèse sur lui. Mais les us et coutumes judaïques décrits avec minutie dans A Serious Man ne se résument pas à un folklore censé satisfaire le sentiment d'«étrangement» du spectateur. Ils sont constitutifs d'une ensemble de codes et mystères qui poussent le héros à entamer une quête existentielle. A la fin du film, il est difficile de dire s'il est plus avancé ou non qu'au début, d'ailleurs... Le récit forme une boucle, mais qui n'est pas exactement comme celle de Burn After Reading qui carbure à l'énergie de l'inutilité, ni même comme celle d'Inside Llewyn Davis qui a plus à voir avec un Ruban de Möbius, ici, le côté voyage immobile du héros a surtout des vertus métaphysiques. Chez les Coen, l'important n'est jamais la destination, c'est simplement le fait de prendre la route.
Le plus beau
The Barber : l'homme qui n'était pas là (2001) selon David :
Oui, même s'il arrive que la route n'ait pas beaucoup de sens non plus. L'absurdité de l'existence est particulièrement en jeu dans The Barber dont je préfère le titre original : L'homme qui n'était pas là. C'est sans doute la meilleure adaptation qu'on puisse imaginer de L'Etranger de Camus. Ce film se paie un casting fabuleux avec de supers seconds rôles comme James Gandolfini, Tony Shalhoub et Scarlett Johansson mais il a surtout droit au plus beau noir et blanc des années 2000. C'est vrai qu'avec Roger Deakins qui a fait la photo de tous leurs films depuis Barton Fink on est rarement déçu, mais là il s'est vraiment surpassé.
C'est beau hein ? J'ai presque envie de dire «sublime»...
Le plus abouti
Fargo (1996) selon Hendy :
Au final, si je fais la somme de tout ce que l'on a dit, si l'on additionne les qualités spécifiques à chacun de leurs films, et qu'on s'amuse à les condenser en un seul film... ça donne Fargo, non ? Pour moi, c'est leur plus abouti, ou du moins leur plus emblématique : c'est le film à montrer aux néophytes pour qu'ils comprennent le plus rapidement ce qu'est le cinéma des frères Coen et c'est aussi le film à leur cacher, pour qu'ils n'aient pas le sentiment d'avoir tout vu et tout compris trop rapidement. Fargo doit encore beaucoup à Carter Burwell : ses quelques notes de musiques obsédantes reviennent à intervalle régulier et rappellent qu'une machine infernale est en marche, une machine funèbre aux rouages parfaitement huilés grâce à la cruauté, la naïveté, la bêtise et la cupidité de ses personnages les plus nocifs et les plus fascinants. Le cinéma des frères Coen a parfois été comparé à celui de Tarantino. Ce qui est sûr, c'est que la notion de «hangout movie» chère à Q.T, qui évoque des films dont on aime retrouver les personnages visionnage après visionnage, s'adapte à plusieurs films des Coen. Et idéalement à Fargo. Ses losers magnifiques sont humainement tout sauf recommandables, mais c'est toujours un bonheur de passer du temps avec eux.
Repus et heureux d'avoir évoqué tous ces trésors, nos deux compères ont pu laisser défiler la route (oui, bon, fermer gmail) en silence et le coeur léger. Quant à savoir où situer Inside Llewyn Davis dans cette brillante filmographie, mieux vaut ne pas se précipiter et commencer par savourer la joie renouvelée de lire le nom des bros au générique. Tout ce qu'on peut dire pour le moment, c'est que c'est le plus... récent !
Edit du 16/11/18 :
Du futur, Joseph appelle nos deux compères pour leur livrer une information d'importance ; quand ils saisissent le combiné, ils n'en croient pas leurs oreilles. Il s'agit d'un duel au soleil...
Le plus à l'Ouest
La Ballade de Buster Scruggs (2018) selon Joseph :
En 2013, les frères Coen n'avait qu'un western à leur actif (excepté No Country For Old Men et O'Brother, qui n'en sont pas vraiment) et David lui avait remis un prix de la tendresse : c'était True Grit et c'était fort justifié. Mais aujourd'hui que Netflix diffuse La Ballade de Buster Scruggs, nous pouvons légitimement décider lequel des deux emporte le genre, lequel a conquis l'Ouest, ses grands espaces, sa sauvagerie. Et sans conteste, c'est ce dernier qui gagne le duel, haut la main, par son souffle, son ampleur fordienne, sa grâce. On aurait tort d'envisager la chose comme un ensemble hétéroclite de vignettes, tant le même regard énamouré s'y déploie partout pour contrebalancer l'inéluctable, le tragi-comique grimaçant. Ces six sketches ne sont jamais “petits” : le cynisme n'y a aucun droit de cité. A la sécheresse du conte et des climats, on oppose ici la beauté et le calme éternels d'une prairie, ailleurs un regard doux comme l'eau. Par la voix de son narrateur, le “Rossignol de San Saba”, il y est dit qu'on ne chante que pour (se) donner du courage : il en faut pour affronter la mort qui rôde et frappe six fois, comme autant de coups que crache un Colt, avec une cruauté implacable et déchirante. On a dit les frères Coen misanthropes : qui verra ce film changera d'avis. On y passe l'arme à gauche, certes, mais les yeux embués de larmes.
A dans cinq ans, pour une nouvelle mise à jour !
On vit d'ailleurs un tournant avec ce film. La fin du débat stérile et insipide de "Netflix est-il du Cinéma ?"
Bisous !
Un film est un film. Que je le vois en BR, en salle, en stream, dl, Netflix ou sur YouTube, c'est un film.
Il y a des raisons économiques pour lesquelles des grands films ne sortent pas en salle. Et les seuls responsables sont les studios traditionnels de Cinéma qui misent sur des merdes à 100 Millions ou plus. Personne d'autre.
Netflix, de son côté, produit Bong-Joon Ho, Scorsese, Cuaron, Les Coen, Fukunaga, Flanagan, Herzog, Fincher, Soderbergh, les Wachowski, Del Toro, et par dessus tout : Bojack Horseman. Donc oui, je suis un pro-Netflix à fond. Car tout ce que je viens de te citer, c'est bien de la matière cinématographique.
Après je suis d'accord avec toi : Annapurna, A24, FilmNation, Tristar, Wild Bunch : tout ça c'est tout aussi formidable !