Intouchables : Le handicap est-il un plus au box-office ?
Filmer le handicap peut être une bonne manière de mettre tout le monde dans sa poche. Avant Intouchables, qui rassemble (ou mélange diront les plus cyniques) les genres et les couleurs, la comédie et le drame douceâtre, les jeunes de banlieue et les nantis du XVIème, de nombreux films avaient joué la carte de l'invalidité. Qu'elle soit physique ou mentale, elle a souvent rapporté gros aux producteurs (en termes de recettes) et aux acteurs (en termes de récompenses). Intouchables est-il promis au même destin glorieux ? En quoi diffère-t-il de ses boiteux prédécesseurs ?
Un homme comme les autres
Commençons par la déficience mentale : si elle émeut au cinéma c'est avant tout par identification avec ce bel imbécile, qui n'est pas si différent de moi. Les mêmes craintes face au quotidien, la même peur de passer pour un idiot, la même envie de profiter des bonheurs simples et insouciants. Prenons Forrest Gump, cette figure qui traverse l'histoire du XXème siècle, et imaginons le tout à fait capable et bien portant, gommons son « retard » : le film n'attirerait déjà plus la sympathie, mais ne garderait pour lui que la trame d'un grand mélodrame historique, sans ce petit plus qui fait pleurer dans les chaumières. Le bilan est impressionnant, six oscars et plus de six cents millions de dollars de recettes. La représentation du Monsieur tout le monde américain est figée autour du gentil Forrest, avant tout par sa bienveillance, mais également par la cocasserie qu'entraîne sa naïveté enfantine. L'américain moyen est donc, dans l'imaginaire cinématographique, un peu lent.
Mettre handicap physique et mental dans le même panier peut sembler hasardeux mais dans le cadre de la production cinématographique, et surtout de la perception du travail d'acteur par le public, les deux problématiques se rencontrent. Aubaine pour un acteur que celle de pouvoir sous-jouer, s'appliquer les contraintes les plus rudes, et ainsi aspirer à faire transparaître une émotion épurée des petits artifices de la banalité. Tom Hanks fut applaudi, Leonardo Di Caprio de même dans Gilbert Grape, alors qu'il n'avait pas vingt ans, et Sean Penn tout autant pour Sam je suis Sam. Pourtant l'exagération de ce dernier, réduisant la déficience mentale de son personnage à une succession de tics et de grimaces, prouve bien que l'exercice est délicat. Le film est globalement bien accueilli mais ne récolte pas autant de récompenses que celui de Robert Zemeckis.
Forrest Gump rencontre JFK extrait de Forrest Gump
Etre handicapé (ou ne pas être)
D'autres projets traitent du même handicap que celui qui nous intéresse aujourd'hui : le corps comme cercueil de plomb, prison de chair dont le tétraplégique ne peut s'échapper. En perdant l'usage de leurs membres, ces personnages vont également gagner en courage, et leurs histoires seront synonymes de victoires face à l'adversité, de beau combat dont le public devra retenir la leçon. Et si le sujet semble grave, ce n'est pas le cinéma qui va permettre de le dédramatiser : dans Né un 4 juillet (d'Oliver Stone) ou encore Johnny s'en va-t-en guerre (de Dalton Trumbo) c'est, comme leurs noms l'indiquent, lors de la guerre que nos jeunes patriotes plein d'espoirs vont voir leurs rêves fauchés et leurs corps mutilés. Il va alors falloir essayer d'apprivoiser ce corps nouveau, chape de plomb physique et mentale, mais autant le dire tout de suite, le bonheur est loin des préoccupations de ces héros de guerre.
Dans le même perspective dramatisante et preneuse d'otage nous avons Mar adentro, où le bel éphèbe Javier Bardem voit sa vie basculer dans l'horreur le jour où un plongeon raté le laisse paralysé. Une vie d'amertume, alité et ne pouvant s'échapper que par la rêverie, l'amènera même à considérer le suicide et espérer qu'on l'aide à s'euthanasier. Tiré de l'histoire vraie de Jean-Dominique Bauby, Le Scaphandre et le papillon narre le même type de malheur, un homme piégé dans son corps, qui ne peut même plus s'exprimer si ce n'est en clignant des yeux, et son combat pour tirer un livre de cette expérience. Le handicap est lourd, très lourd, et l'émotion garantie. Etrange réaction qu'est celle promise par ces films : pleurer et rire en même temps, face à la cruauté de la vie et la force de ces pauvres victimes du hasard.
C'est la fête des pères ! extrait de Le Scaphandre et le papillon
L'humour comme bouée de sauvetage
De l'autre côté de ce spectre de larmes et de suicide nous avons Intouchables qui traite pourtant d'un sujet analogue ; François Cluzet est tétraplégique et ne peut rien accomplir seul. Il aura donc besoin d'Omar Sy comme improbable aide à domicile, et de toute sa bonne humeur pour affronter les problèmes du quotidien : exercer son autorité sur sa fille, retrouver l'amour, le plaisir. Avec drôlerie et impertinence, le film fait de François Cluzet un homme bloqué dans son quotidien, et son enfermement dépasse de loin le cadre du handicap. C'est ce qui entraîne la rencontre (étonnante il est vrai) entre les deux personnages principaux ; au-delà de ça, Intouchables est l'un des rares films à exploiter le filon du film d'handicap pour parler d'autres choses, de difficultés partagées par tout un chacun.
La formule magique « handicap + émotion + sincérité = dollars » ne fonctionne pourtant pas à tous les coups. Dans cette compétition il existe de jolis plantages, comme L'Homme de chevet qui fit découvrir à l'écran l'alchimie du couple Christophe Lambert et Sophie Marceau. Lambert y incarne, comme dans Intouchables, un homme qui s'improvise infirmer et fera redécouvrir la joie de vivre à celle dont il s'occupe. Derrière ça, on ajoute quelques nappes de violons, des cris, de la tendresse, des yeux mouillés, et on obtient le mélo parfait, grotesque et affreusement sérieux.
Concernant cette épineuse question du handicap, s'il était une comparaison à faire (et des plus flatteuses), nous pourrions dire qu'Intouchables s'approche du cinéma des frères Farrelly, de la même volonté de magnifier l'handicapé, de le montrer dans toute sa splendeur, mais aussi dans son côté cocasse. Deux en un exploite cette différence comme une force, à deux nous serons plus forts que séparés, et pousse la logique jusque dans tous ses retranchements. Greg Kinnear et Matt Damon sont siamois mais ont leur vie privée, leurs rêves, et se donnent les moyens pour s'en approcher au plus près.
La problématique du handicap, de la diminution, traverse la filmographie des deux frères de manière transversale. Ils y sont attachés tout comme ils refusent obstinément de ne consacrer leurs films qu'à cette question. Des acteurs handicapés ou retardés mentaux apparaissent dans leurs films, y jouent un rôle égal à ceux de leurs collègues, et sont souvent les stars des génériques de conclusion des films des Farrelly. A l'inverse d'un Huitième jour, qui donnait à Cannes un prix d'interprétation masculine à Pascal Duquenne et Daniel Auteuil, comme signe de la réconciliation enfin célébrée, les Farrelly intègrent des acteurs handicapés dans leur casting, et leur laissent jouer leur rôle, sobrement, sans cabotinage ni prétention.
Comment faire un burger extrait de Deux en un
Exposer le handicap impose-t-il de le magnifier ou de s'en moquer, de s'entêter au sérieux le plus pontifiant ou, à l'inverse, à une liberté que le cinéma offre mais que le handicap lui-même semblait interdire ? Nous noterons que dans cette discipline, Intouchables s'en sort admirablement ; loin des poncifs du « genre » il propose une vision du handicap rare, car, c'est le message du sans condescendance. Le public ne s'y est pas trompé ; le film réalise le meilleur démarrage français de l'année avec plus de 13 000 entrées à 14h sur Paris et sa périphérie.
Image : © Gaumont