La grande imposture d'un certain cinéma coréen
Sympathy for Mr. Vengeance (2003) et Old Boy (2004), les deux premiers volets de la "trilogie de la vengeance" de Park Chan-wook, ont ouvert la voie de l'exportation à un certain type de cinéma coréen, dont on subit encore aujourd'hui les résidus avec les sorties consécutives de J'ai rencontré le Diable (Kim Jee-woon) et The Murderer (Na Hong-jin). Depuis près de dix ans, un modèle esthétique et narratif cloisonné, incapable de reconnaître son inanité, s'est donc progressivement imposé comme le héraut cinématographique d'une nation qui regorge pourtant de talents très diversifiés. Petit état des lieux d'un cinéma qui se mange la queue.
De la poudre aux yeux
Old Boy, film surprenant et partiellement réussi, contient tout de même la scène matricielle et parfaitement synthétique de cette mouvance. Le personnage principal, à peine libéré par son geôlier, engloutit sans faiblir l'intégralité d'un poulpe vivant. Séquence à faible portée narrative, elle n'est motivée que par le culte de la performance, du geste et s'improvise manifeste de la transgression factice, creusant à son insu le sillon dans lequel s'engouffreront tous ses descendants : le règne de l'esbroufe et du tape-à-l'oeil, qui n'a d'autre ambition que celle de se complaire dans une esthétisation sans fondement de l'ultra-violence.
Un petit creux extrait de Old boy
Les effets de choc et de dégoût recherchés sont annihilés par des intentions excessivement lisibles, et une mise en scène dont le premier degré confondant lui ôte toute crédibilité. Cette culture de l'excès, au lieu d'être tempérée au profit d'une rage plus féroce et contenue, moins artificielle, sera au contraire amplifiée au fil des films, jusqu'à atteindre son paroxysme avec J'ai rencontré le Diable. Kim Jee-woon, déjà auteur de Deux Soeurs, A Bittersweet Life et Le Bon, la Brute et le Cinglé, signe ici un film absolument mécanique, qui érige la vengeance au rang de principe absolu et récurrent, à l'image d'une litanie dont on ne pourrait se défaire. Si le concept peut paraître a priori excitant et prometteur de par sa radicalité, il accouche pourtant, encore une fois, d'un académisme fatigant, d'un reboot infernal de tous les films qui le précèdent. Outre le fait que les personnages soient de véritables coquilles vides, c'est surtout la prévisibilité totale de l'intrigue et des effets employés qui déçoit. J'ai rencontré le Diable tourne donc à vide, comme une machine en surchauffe, qui s'échinerait à représenter la haine et la violence sans jamais en capter l'essence, et se bornerait à ses manifestations extérieures.
En témoigne cet extrait évocateur, sorte d'hommage à Maman j'ai raté l'avion en beaucoup moins drôle, dans lequel le personnage principal se venge d'une famille d'anthropophages en frappant comme un sourd arriéré :
Combat extrait de J'ai rencontré le Diable
Un cinéma mort-vivant
En plus de ces effets de manche faciles et putassiers, excusables car se bornant à des intentions malhabiles, cette frange du cinéma coréen a surtout le tort de se vautrer en permanence dans l'avilissement de ses personnages, protagonistes ou antagonistes, au profit d'une mise en scène toute-puissante et écrasante. Le plus souvent aux prises avec un scénario manipulateur à souhait, ils s'enfoncent progressivement dans des dédales cauchemardesques et alambiqués dont ils ne sortiront pas vivants, ou du moins pas entiers. Par procuration il en est d'ailleurs de même pour le spectateur, qui découvre l'intrigue au rythme des évolutions du personnage principal, et se soumet à une séance de torture consentie.
Si cette pratique masochiste, intrinsèque à la nature du septième art, se justifie lorsqu'elle est orchestrée par des maîtres (on pourra citer Fincher, Hitchcock ou Kurosawa), elle est beaucoup moins légitime quand elle se borne à du sensationnalisme pur et crétin. Les personnages, et le spectateur, sont alors assimilés à des rats de laboratoire dont on noterait consciencieusement les réactions, à des marionnettes que l'on ausculterait au cours d'expérimentations fallacieuses. Dans The Chaser, premier film de Na Hong-jin, la victime d'un pervers sexuel incarne littéralement ce mythe de Sisyphe en tentant par tous les moyens de s'extraire de sa geôle, de se battre contre un destin pourtant inéluctable.
Pas de réseau extrait de The Chaser
La tragédie peut être somptueuse lorsqu'elle vibre, quand les personnages qui la composent sont plus vivants que jamais ; mais ce cinéma ne filme que des morts-vivants, des âmes en sursis, des corps encore actifs mais déjà putrides, en état de décomposition avancée du fait d'une complaisance dans la crasse et la laideur. Il ne s'agit même plus de radicalité, mais d'une vision du monde absolument déliquescente. David Fincher concluait Seven (dont J'ai rencontré le Diable s'inspire allègrement) en ces termes : "Hemingway a écrit : « le monde est un bel endroit qui vaut la peine qu'on se batte pour lui ». Je suis d'accord avec la seconde partie". Cette vague de cinéastes coréens bafoue quant à elle les deux assertions sans sciller. Leur cinéma est déjà mort, dévitalisé, mais obéit à une marche forcée.
D'autres perspectives ?
Le cinéma coréen ne se résume bien sûr pas à ces quelques cinéastes excessivement surcotés. En marge de leur trajectoire uniforme se trouvent d'autres grands noms, à l'image de Kim Ki-duk ou Hong Sang-soo, mais surtout Bong Joon-ho. Ce dernier est particulièrement intéressant en ce qu'il aborde en trois films les mêmes thématiques que ses compatriotes, mais prouve qu'il est possible d'en extraire de véritables chefs-d'oeuvre à la fois novateurs et bouleversants. Dès Memories of Murder, son premier film sorti en 2004, il explore la piste des meurtres en série mais trace sa propre voie, et privilégie le calme glaçant, un faux rythme déstabilisant, à une furie dépourvue de puissance.
Why are you looking there? extrait de Memories of Murder
De la même manière avec The Host, son plus grand film, il flirte en permanence avec l'excès, déborde d'une énergie incroyable, mais livre in fine une fresque familiale hors du commun. Cette débauche d'effets, cette fuite en avant inconsidérée ne tourne donc jamais à vide mais, au contraire, met en scène le désastre afin de mieux revitaliser les individualités, resserrer des liens, parler de cuisine et d'amour. The Host est vivant et majestueux, parfois très noir, mais toujours au service d'un destin plus grand. Mother, son dernier film sorti en 2010, obéit à la même logique : Bong Joon-ho filme encore une fois les conséquences d'un meurtre absurde, d'un geste peu maîtrisé, mais ne verse à aucun instant dans la laideur et la volonté de dépeindre des vies broyées. C'est la figure maternelle qui est au centre de son oeuvre, dans toute sa beauté ambigüe, et danse silencieusement face à l'inconséquence cinématographique de ceux qui l'entourent :
Incipit extrait de Mother
Ultimes reflets d'un cinéma qui ne génère chez moi plus que de la lassitude, The Murderer et J'ai rencontré le Diable (actuellement en salles) devraient encore berner quelques spectateurs. Ce qui ne m'empêchera probablement pas d'y retourner la prochaine fois, pour le goût du risque, attiré comme on peut l'être par un plat de pâtes froides à 6h du matin.