Ceuta, douce prison : « Dieu fait bien les choses, tu vois la mer qui nous bloque... »
Une fois n'est pas coutume, nous allons ici évoquer un petit documentaire qui ne fera sans doute pas l'objet d'une sortie salle. Ce premier long-métrage de Jonathan Millet et Loïc H. Rechi présenté au Festival Cinéma et Droits Humains s'appelle Ceuta, douce prison. Le film s'attelle aux questions soulevées par l'immigration à travers les portraits croisés de jeunes hommes qui ont tout quitté pour leur rêve de réussite et restent coincés aux portes du Vieux Continent.
Ils s'appellent JC, Simon, Guy, Marius, Iqbal, Nur ; ils sont camerounais, congolais, nigériens, indiens ; ils ont moins de trente ans et ont laissé leur famille derrière eux dans l'espoir de leur offrir un avenir. Après avoir franchi des épreuves physiques et morales qu'aucun d'entre nous ne peut concevoir - être cloîtré dans un container avec à peine de quoi boire et manger, dormir au beau milieu d'un désert, traverser la Méditerranée sur un bateau gonflable sans savoir nager... -, ces survivants ont atterri dans une prison à ciel ouvert, l'enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc. Au CETI (centre de séjour temporaire pour immigrants), on leur a remis une brosse à dents et des claquettes. Une brosse à dents, des claquettes et une épée de Damoclès : bienvenue en Europe, les gars.
Quelques cartons nous expliquent cette situation aberrante - le discours ne se veut pas politico-moralisateur, on l'a déjà compris - et très vite, la caméra disparaît... Les témoins ne la regardent pas, on se retrouve au plus près d'eux, de leurs sentiments. On noue avec ces héros « ordinaires » une empathie propre aux fictions. Les réalisateurs « silencieux » n'interviennent qu'à travers leur mise en scène, mariant un désir de vérité journalistique et un récit subtil cousu d'images et de mots saisissants. La structure et le découpage ne sont pas laissés au hasard, ils délimitent un espace d'expression pour leurs personnages. On peut déceler dans cette écriture documentaire une allégorie de Ceuta. Le film devient la presqu'île. On n'y entre pas, ni n'en sort ; on ne nous montre ni l'avant ni l'après. On nous enferme aux côtés de ces hommes déracinés qui ont signé un CDD fumeux avec ce lopin de terre paradisiaque et cauchemardesque.
Ceuta, douce prison : le titre contient la clé. Le choix de cet oxymore sous-tend les contradictions du lieu et du sujet. Il fait beau, le ciel bleu se noie dans la mer, les lumières de l'Espagne ont l'air si proches : un mirage ? La frontière qui sépare les citoyens libres et les clandestins, les riches et les pauvres, l'hémisphère nord et l'hémisphère sud, est aussi perverse que celle qui fluctue entre le songe et la réalité. Entre ce que ces hommes imaginaient et ce qu'ils ont subi, subissent, subiront. Entre l'(H)istoire qu'ils livrent à leurs proches et la version non censurée. L'ELDORADO N'EXISTE PAS. Quelle claque. Pourtant, ces migrants s'accrochent autant qu'ils le peuvent, luttant contre l'inaction et la dépression avec des petits boulots improvisés - gardien de parking, laveur de voitures, « pousseur » de caddies... - et dépensant leurs rares euros dans du vin bon marché et des cartes téléphoniques.
Cadence, leur quotidien n'est que cadence. Ils marchent, marchent, non, ils ne marchent pas, ils tournent en rond. Ceuta, 18 km2. Le temps se fait long. Jonathan Millet et Loïc H. Rechi les filment beaucoup de dos, déférant une notion d'universalité. Ces hommes sans visage, sans identité, ont les yeux rivés sur l'horizon. Chaque seconde, ils espèrent. Chaque semaine, ils contactent leur épouse, leurs parents, leurs frères et soeurs. Ils dorment à dix dans des pièces exiguës du CETI, ils dorment mal. Ils chantent et prient. Dieu est omniprésent. Ils ne veulent plus risquer de s'échapper et frôler la mort, de lui céder ce coup-ci.
Ces journées répétitives rappellent l'univers carcéral. Là-bas, on parle d'ailleurs de « camps de déportation » - déroutant. Simon et les autres déambulent dans l'attente d'une sentence qui peut tomber demain ou dans plusieurs années : un « laissez-passer » vers l'Europe continentale ou l'expulsion vers leur pays, le retour à la case départ. Ce Monopoly tragique et révoltant, rythmé par la musique électro joliment sombre de Wissam Hojeij, renvoie au mythe de Sisyphe et à la condition humaine. Il y a quelque chose d'injuste et mystérieux dans la vie, quelque chose d'absurde et admirable dans notre volonté féroce de poursuivre le bonheur et la liberté. Ceuta, douce prison l'a si bien saisi.
La bande-annonce
Le film n'a pas de sortie en salles programmée. Il sera projeté le 17 novembre dans le cadre du "Festival Frontières, du visible à l'invisible" à Paris au Nouveau Latina.
Images : © Zaradoc