L'euthanasie au cinéma : le paradoxe du happy end
Le nouveau film de Marco Bellocchio, La Belle Endormie, est sorti cette semaine. Le film aborde frontalement un thème pas évident à traiter au cinéma : l'euthanasie.
En juin prochain, un projet de loi sur la fin de vie, fondé sur les propositions du professeur Didier Sicard, sera présenté au Parlement. Ce sera l'occasion de nombreux débats, similaires à ceux qui ont agité l'Italie au moment de l'affaire Eluana Englaro, dont rend compte le film de Bellochio.
Mais au delà du débat de fond, dont il sera assez peu question ici, l'euthanasie, portée au cinéma, pose de manière radicale la question de la fin.
La force du format cinématographique est d'amener le spectateur là où il le veut, toujours dans le sens du récit. Alors, lorsqu'on se retrouve devant un enjeu tel que celui de la mort, la mort comme libération et ultime solution, comment les films parviennent-ils à donner au spectateur l'envie de voir la fin de son prochain se réaliser à l'écran, ou tout du moins, souhaiter son décès comme happy end ?
Nous avons ainsi sélectionné une filmographie non-exhaustive pour étudier la question de l'euthanasie au cinéma. Trois approches très différentes d'un même thème avec C'est ma vie, après tout ! de John Badham, Amour de Michael Haneke et enfin, donc, La Belle Endormie de Marco Bellocchio.
La Religion du corps
(C'est ma vie, après tout !, John Badham, 1981)
Dans L'Ère du vide, Gilles Lipovetsky explique que « L'individu est isolé dans les grands ensembles, il a l'impression d'être inutile socialement au point de trouver dans son corps son seul lieu identitaire. » (propos résumés par Bernard Andrieu). Le débat concernant l'euthanasie est profondément lié à ce rapport au corps. On parle alors d'une mort "digne" ou de mourir dans "la dignité".
Le film de John Badham, C'est ma vie, après tout ! disserte sur cela, au même titre que Je vous demande le droit de mourir, le témoignage de Vincent Humbert (les deux récits se rejoignent à de nombreuses reprises). Richard Dreyfuss incarne l'homme conscient et immobile, enfermé dans son corps comme dans une prison de chair. Parce qu'il souhaite mourir on l'accuse d'être fou et de ne pas être en possession de tous ses moyens. Face à lui le médecin (John Cassavetes) incarne la position inflexible de la vie à tout prix.
Du point de vue de la narration, le film de Badham est certainement le plus littéral et le plus classique, tous les ressorts dramaturgiques y sont. Quand bien même, son opinion au sujet de l'euthanasie est claire au visionnage du film, il travaille le sujet en s'appuyant sur une thématique bien précise : celle du corps.
Une des séquences les plus belles et les plus symboliques est celle de la danse. Ken Harrison, tétraplégique suite à un accident de voiture, vivait avec une danseuse. Entre rêve et souvenirs, John Badham filme le monde inconscient de son personnage en noir et blanc. Face à l'immobilisme du corps de Ken s'oppose celui de la danseuse, merveilleuse sculpture en mouvement, idéalement construite, libre et mobile. On parle de dépression suite aux accidents graves, ce que traite le film, mais il n'engage pas cette dépression comme raison à la volonté de mort. Non, l'important pour Badham est de montrer que ce désir n'en est pas vraiment un, il s'agit plutôt de mourir comme je l'entends plutôt que de mourir aux dépends des autres.
Les anti-euthanasie accusent notre société libérale et nombriliste, où tout est une excuse à la performance, de cette définition de la dignité humaine. Cependant, à cela le cinéaste répond avec un objet d'une efficacité redoutable : le miroir. Et vous, voudriez-vous de cette vie ?
La réponse est donnée à la fin du film où toutes les instances finissent par apparaître : la Loi, la médecine, les proches, les psychologues. La suprématie du corps est-elle véritablement la raison qui oriente le désir de mort des patients ? Y a-t-il un tel formatage de la pensée ? Société collective contre société individualiste ? Le respect de la vie pour le bien de la société contre la mort de l'homme dans sa singularité la plus poussée sans aucun effet pour la société (selon l'éthique minimale du philosophe Ruwen Ogien) ? Voilà des questionnements qui poussent à la réflexion.
Si Badham, par l'habile utilisation de références et de dialogues puissants, parvient à faire de son film un argumentaire percutant, il ne ferme jamais la porte à la discussion, en créant des personnages loin du manichéisme facile des protagonistes de fiction. Et par dessus tout, il arrive à crée le rire chez son spectateur. Cet élément est sans doute le plus important et le plus efficace (particulièrement quand on confronte le cinéma de Haneke ou de Bellocchio à celui de Badham).
Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux
(Amour, Michael Haneke, 2012)
« De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l'aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?
Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L'aile pour l'accrocher au clou de ta fenêtre ?
Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela ?
Qu'est-ce qu'ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle ? »
- Liberté !, Victor Hugo - La Légende des siècles
Michael Haneke est réputé pour sa réalisation très froide. La puissance d'un film comme Amour est de faire croire au spectateur qu'il regarde un documentaire, voire une enquête policière : millimétré, calculé, alors que le discours du réalisateur, lui, n'a rien d'objectif.
En commençant par la fin, comme la chronique d'une mort annoncée, il plante le décor. Seulement, Haneke pose-t-il la question de l'euthanasie ou celle du meurtre non-consenti ?
Dans ce film, la question des corps est aussi posée, cependant il s'agit plus de leur décrépitude et de la capacité du spectateur à se contempler mourir et pourrir (toujours grâce au jeu de miroirs). Pourtant, ce n'est pas uniquement sur ce procédé que repose le film.
La clé ici est l'enfermement. Par les plans et la mise en scène, Haneke enferme son spectateur comme ses acteurs dans des espaces étouffants, sans aucune échappatoire. Un huis-clos morbide, où l'on finit par sentir l'odeur du corps pourri dans un malaise total. Comme un huis clos sartrien où les personnages n'auraient rien à se reprocher. Haneke devient l'Ankou de son propre film, derrière la caméra, on l'imagine très bien sur sa charrette, la faux à la main et prêt à frapper. Entendez-vous le grincement des roues ?
Une scène marquera particulièrement les esprits, à deux reprises on voit apparaître un pigeon. La seconde fois, Georges (Jean-Louis Trintignant) se lance dans une poursuite infernale, essayant d'attraper la bête avec difficulté. Symbolisme outrancier ou non, cette scène laisse dans un état de perplexité extrême, comme s'il s'agissait de l'ingérer et de la digérer (ne serait-ce que par sa durée).
Constamment, les portes et les murs enferment le plan, créant un second cadre à l'image elle-même. Le réalisateur parvient ainsi à créer des strates de lourdeur toujours plus importantes, jusqu'à l'étouffement ultime : le coussin.
« Et le vent cessa de souffler. Nulle feuille ne bougea plus sur les arbres devant le château. »
(La Belle Endormie, Marco Bellocchio, 2013)
L'imagerie des contes est presque un lieu commun dès qu'il s'agit de mettre en scène la fin de vie. Dans La Belle Endormie, le parallèle est littéral.
La fille de la Divina Madre (Isabelle Huppert), ressemble à la princesse Aurore, figure paisible, belle et endormie, hors du temps. L'imagerie populaire offre au cinéaste le pouvoir de dédramatiser son sujet mais aussi de faire comprendre au spectateur la portée véritable de son propos. La stylisation de la réalité impose la fiction, la fiction éloigne de la réalité.
Dans la mythologie grecque, on sait que Hypnos, le dieu du Sommeil, est le frère jumeau de Thanatos, soit la mort. Le parallèle entre sommeil et mort n'est donc pas nouveau, l'expression chrétienne "repos éternel" est elle aussi plus que parlante. En se désolidarisant de l'horreur de la mort physique on finit par raconter de belles histoires sur des sujets dont la seule pensée crée de violents dilemmes au sein de notre raison.
Dans la littérature, la peur du sommeil est souvent mise en parallèle avec la thématique de la mort, par exemple, H.P. Lovecraft dans sa nouvelle Hypnos, parle de cet homme qui ne veut pas dormir et se met à écrire pour ne pas devenir fou.
"But always I shall guard against the mocking and insatiate Hypnos, lord of sleep, against the night sky, and against the mad ambitions of knowledge and philosophy." Hypnos, Lovecraft
Le Sommeil et sa signification selon les époques sont représentatifs d'un état social, philosophique ou même religieux. Rêve, Sommeil et Mort articule notre schéma conscient de pensée. Cette thématique est comme la jambe de bois d'une euthanasie unijambiste, puisqu'elle soutient le caractère chancelant de son propos et devient pour les cinéastes un véritable outil visuel.
IMAGE HYPNOS ET THANATOS: John William Waterhouse (1849-1917)
Lors de notre rencontre avec Marco Bellocchio, celui-ci a insisté sur le fait que son film, La Belle Endormie, n'était pas un "manifeste" ou "une dénonciation" de l'euthanasie. Son but à lui est de parler des personnages, et uniquement de cela. Il explique son plaisir de conteur d'histoires et réfute toute forme de protestation : « la télé en avait déjà suffisamment parlé » (du cas Eluana Englaro). On peut toutefois rester perplexe face à un film sur l'euthanasie qui n'en parle jamais vraiment. Le mot, jamais employé, ne serait donc pas l'objet du film.
La Belle Endormie s'articule autour de trois histoires différentes, elles ont le même fil rouge mais une intention didactique distincte. Par sa réalisation classique, voire scolaire, Marco Bellocchio disserte plus qu'il n'interroge. L'effet direct : on ne sait pas ce que pense le réalisateur de l'euthanasie au visionnage (et on s'en fiche), mais on tente de trouver une conclusion toute personnelle à la rédaction visuelle du cinéaste.
Soyons réalistes, la partialité est reine, que se soit de manière ouvertement affichée ou de façon plus subtile, couronnes et sceptre à la main, chaque film est anoblie Chevalier de la Subjectivité.
La force d'un film choral comme celui de Bellocchio est de croiser différentes trajectoires narratives, positives ou négatives, et souvent politiques (toujours cette volonté presque historienne chez le réalisateur au sujet de son pays, l'Italie). On souhaite la mort de la belle endormie (la fille d'Isabelle Hupper) mais on souhaite aussi la survie de cette jeune droguée prise sous l'aile d'un médecin. On sent aussi la naissance de l'espoir dans les différentes intrigues amoureuses qui se déroulent en toile de fond.
Le cinéaste italien nous prouve qu'il n'est pas impossible de parler d'euthanasie au cinéma sans vraiment la mentionner, sans créer un pathos outrancier, sans fixer son espoir sur la mort et la fatalité.
Comment conclure ?
Tout au long de la rédaction de ce dossier, s'est posée (douce ironie) la question de la fin, de la conclusion, de l'ouverture. La solution s'est finalement imposée d'elle même : laissons la parole aux cinéastes.
Dans la scène finale de C'est ma vie, après tout !, c'est avec humour que Badham tire sa conclusion. Alors que Ken est allongé dans son lit d'hôpital, en attente d'une mort pénible, son comparse l'infirmier tire le drap sur son visage. On peut lui donner l'Oscar de la meilleure vanne de l'histoire du cinéma. La Belle Endormie se termine aussi de façon plutôt "positive", bien que conscients du destin tragique de la "bella addormentata", son double drogué, mais bien éveillé fait naître en nous l'espoir en ouvrant la fenêtre de sa chambre d'hôpital pour y laisser entrer le soleil alors que le médecin veille sur elle. Enfin, l'Amour d'Haneke, qui avait fait le choix d'ouvrir son film par la fin, se termine comme il a débuté, dans la froideur la plus totale. Le point final réside dans cette phrase d'Emmanuelle Riva (déjà bel et bien morte) : « Tu ne prends pas de manteau ? » et la solitude de leur fille qui revient dans l'appartement, alors qu'ils sont tous deux sortis, définitivement.
Si Thomas More pose les premières pierres à propos de l'euthanasie dans Utopie en 1516, il ne s'étend pas forcément sur le sujet. Cette "bonne mort" (étymologiquement parlant) amène avec elle d'autres choses telles que : la religion, le vécu, la philosophie, et surtout notre expérience. N'est-ce pas, après tout, un sujet cinématographique comme un autre ?
J'ai toujours un peu peur lorsqu'un film aborde un sujet polémique ou trop fort qu'il ne s'égare dans un pamphlet idéologique en sacrifiant le cinéma. Toutefois j'admet qu'il est aussi agréable de voir un sujet abordé avec un parti pris.