Le Fils de Saul est une fiction, mais il m'a fallu 6 mois pour le comprendre
Pourquoi l’expérience la plus immersive jamais proposée dans un camp d’extermination n’a-t-elle pas fait plus de vagues ? Tout comme les journalistes de Libération, nous avons ont été frappés par l’absence de réplique, aussi bien sismique que verbale, au film de Laszlo Nemes. Monotonie intellectuelle, emballage promotionnel et théorique protégeant ce premier long comme un gilet pare-balles : les hypothèses avancées pour expliquer cela, ainsi que l’ironie de voir Libé faire sa une sur une absence de polémique, appartiennent désormais à leurs auteurs. Afin de questionner en même temps Le Fils de Saul et ceux qui l’accompagnent, il nous a fallu trouvé un autre cheminement, plus personnel.
Cette autre trajectoire va de l’annonce de la sélection du film à Cannes 2015, en avril 2015, jusqu’à sa projection parisienne dans le cadre d’un cycle d’études de l’ENS, une semaine après sa sortie nationale. Elle nous permet d'y voir plus clair, mais sert surtout à vous apporter une tribune commune, nécessaire comme en attestent vos micro-critiques et leurs commentaires.
16 avril vers 11h30 – UGC Normandie (Paris)
« Le film fera beaucoup parler ». Avec un mot gentil pour chacune, Thierry Frémaux dévoile les œuvres qu’il retient dans la sélection cannoise, dont le premier long d’un inconnu au bataillon, Laszlo Nemes. Hongrie, camp d’extermination, seul film depuis 4 ans à concourir à la fois pour la Palme et la Caméra d’Or décernée au meilleur 1er long, et en plus, on nous le vend comme polémique : une seule de ces raisons – à part peut-être sa nationalité – suffirait à faire de Saul fia une curiosité, mais toutes cumulées, il devient incontournable et sera pour tous « le hongrois sur les camps ».
14 mai à 16h45 – Salle Debussy (Cannes)
1ère projection presse de Saul fia. Applaudissements modérés qui ne veulent rien dire, Saul fia est trop plombant pour appeler une ovation immédiate. J’en sors secoué mais perplexe : est-ce parce qu’il était possible de faire un tel film que son réalisateur devait le faire ? Dans la salle du film suivant, je compulse le dossier de presse, irréprochable, pointu et réfléchi, grâce à un entretien conduit par Antoine de Baecque, ancien rédac-chef des Cahiers et enseignant à l’ENS, dont Clara Royer, scénariste du film, est diplômée. Connivence dira Libé 5 mois plus tard, mais encore aujourd’hui, je vois dans cette association un souci d’exigence, même si l’un n’empêche pas l’autre… Ma voisine de fauteuil me demande ce que je pense du film : pour moi, Saul fia s’adresse à un public qui a des connaissances historiques, qui a déjà vu d’autres films abordant la Shoah, un film post-jesaispasquoi dont le paradoxe est d’utiliser une forme proche de celle du jeu vidéo, média juvénile par excellence. Un film jeune pour les vieux, en somme.
La suite du dossier de presse m’apprend que si Saul fia pèche par quelque chose, ce n’est pas par négligence. Les réponses de Nemes témoignent d’une pensée préalable au film particulièrement approfondie. Saul fia est l’œuvre d’un intellectuel, mais n’est pas un film intellectuel puisque prévaut chez lui le sensoriel : « L’enjeu était de toucher les émotions du spectateur », rester avec Saul d’une « manière organique » semblable à celle d’Elem Klimov pour Requiem pour un massacre. A Première, la veille de la sortie en salles, il rappellera son principe avec véhémence : « Vous êtes bizarres, vous, les Français. Partout où je suis passé, dans tous les festivals où j’ai présenté Le Fils de Saul, le film a été reçu de manière directe. Ici, on me demande toujours ce qu’il veut dire, comment l’interpréter […] Je voulais transmettre quelque chose d’intuitif, par l’immersion du spectateur. Quand tu me dis que je choisis entre Shoah et Schindler, c’est ce que je te disais tout à l’heure : tu intellectualises ». J’ai du mal avec cette volonté affirmée d’immerger le spectateur dans un tel contexte, mais plus encore avec le reproche fait à un critique de réfléchir à cette démarche. Pour moi, ce que fait Nemes ne suffit pas, il manque une contextualisation, une manière de rappeler que Saul ne naît pas avec le film, sans humanité apparente, mais qu’on lui a fait perdre. Nemes estime que la sensation fait sens mais je ne crois pas que le cinéma puisse donner, par le choc, la mémoire d’un événement dont il sait trop peu de choses. Saul fia ne peut pas marcher sur un spectateur amnésique ou ignorant de la Shoah mais y en a-t-il encore ? Le génocide fait-il suffisamment partie de notre histoire commune pour que le cinéma en montre autre chose ? Ca ne fait aucun doute pour Nemes. « La Shoah est codée dans mes gênes » dira-t-il sur France Inter, cinq mois plus tard.
15 mai vers 13h – Salle de conférence de presse (Cannes)
Petit accrochage entre un journaliste et Géza Röhrig, ancien punk anti-communiste devenu poète, l’interprète de Saul.
18 mai 2015 – Twitter (Internet)
Claude Lanzmann et Lazlo Nemes, Cannes 2015. pic.twitter.com/tWACwFDEgV
— THIERRY FREMAUX (@THIERRYFREMAUX) 18 Mai 2015
Ce n’est pas une simple photo, c’est un passeport valable à tous les postes de douanes marqués «travelling de Kapo » : Laszlo Nemes et Claude Lanzmann, souriants, épaule contre épaule. Même si le maître ne semble pas poser sa main sur l’épaule du disciple, voilà ce dernier adoubé par le réalisateur de Shoah. Ce documentaire incontournable, comme l’est Nuit et brouillard de Resnais, fait de Lanzmann une autorité, le seul expert implicitement reconnu sur ce qu’il est légitime ou non de faire quand on met en scène ce génocide. Frémaux attendait de la polémique : en diffusant cette photo, il l’éteint à l’avance.
En janvier 2010, Claude Lanzmann a écrit dans Marianne tout le mal qu'il pensait du livre de Yannick Haenel, Jan Karski, du nom de ce résistant polonais de la Seconde Guerre mondiale. En septembre 2006, il a publie une tribune dans le Journal du dimanche pour mettre en garde contre la mauvaise lecture de l’Histoire que pourrait entraîner le succès du roman de Jonathan Littell. En mars 1994, il a signe une tribune contre La Liste de Schindler dans Le Monde intitulée Holocauste, la représentation impossible. Comme le philosophe et rescapé de la Shoah Elie Wiesel avant lui au sujet de la série Holocauste, qui considérait que l’événement était intraduisible en fiction, Lanzmann reproche à Spielberg de faire de l’extermination un décor, de parler de survie alors qu’il ne pouvait être question que de mort, le « nous » des disparus prenant forcément le pas sur le « je » du survivant quand on parle de la Shoah : « On pleure en voyant La Liste de Schindler ? Soit. Mais les larmes sont une façon de jouir, les larmes, c’est une jouissance, une catharsis ». La charge ignore la pédagogie inhérente au film et à son époque : en 1979, la série Holocauste était regardée par 120 millions de téléspectateurs aux Etats-Unis et son titre devint « mot de l’année » en RFA. Elle ignore aussi l’espèce de syllogisme motivant Spielberg : 23 % des lycéens américains n’ont jamais entendu parlé de la Shoah, par contre ils ont bien entendu parler de lui, donc c’est à lui de leur parler de la Shoah. En misant sur l’expérience et le filmage embedded, comme le font les chaines d’info en continu ou certains jeux vidéo, Saul fia s’adresse à quels lycéens ? Ceux d’aujourd’hui, plus instruits qu’avant en matière de Shoah (pas ceux qui ont tweeté sur La Rafle lors de sa diffusion sur TF1 alors) ? Ou aux lycéens d’hier, aujourd’hui adultes donc, qui ont appris grâce à Spielberg ?
Dans un entretien à Télérama en fin de Festival, Claude Lanzmann loue les qualités du film de Nemes qu’il présente comme « l’anti Liste de Schindler ». Je ne considère ni La Liste de Schindler comme un poison, ni Saul fia comme son antidote. Alors qu’il raconte aussi l’histoire d’un sauvetage, mais du sauvetage d'un corps mort, pas de corps vivants, le film de Nemes est « l’anti Liste de Schindler » parce que Spielberg a fait un film de 1993, témoignant aussi de la perception que les gens de l’époque avaient de la Shoah, quand Le Fils de Saul est bien un film de 2015, inimaginable avant, avant Shoah de Lanzmann, mais aussi avant La Liste de Schindler.
24 mai à 20h – Canal Plus (Télévision)
Laszlo Nemes reçoit le Grand Prix des mains de Mads Mikkelsen. Le jeune cinéaste rappelle l’importance de la pellicule. Saul fia est tourné en 35 mm et doit être projeté dans ce format, ce qui est cohérent avec son thème, vu l’amnésie promise par le numérique, un support volatile à long terme. Nemes remercie aussi Gilles Jacob, l’ancien président du Festival, pour avoir retenu son projet dans la Cinéfondation cinq ans auparavant (avec à la clé une bourse pour l’écriture du scénario). Conçu et né sur la Croisette, Saul fia a bien la double nationalité hongroise et cannoise.
23 et 24 septembre – Vodkaster (Internet)
Ma micro-critique du film me vaut un échange avec @zephsk. Je n’arrive pas à régler ce paradoxe de spectateur, même 4 mois après : découvrir le camp comme un nouvel arrivant alors que la caméra nous flanque un référent qui est l’un des produits de ce camp et dont le regard ne recèle aucune stupeur. «Tout dans le parcours me paraît limpide et il est difficile de ne pas faire le lien entre ce qu'on voit du monde dans lequel évoluent les personnages et ce qu'ils sont devenus à son contact. Simplement, ceci se construit dans le parcours-même du personnage, qui est à la fois but et généalogie : celle de l'exploration du processus de la terreur, répété inlassablement » écrit @zephsk. « Le film m'a beaucoup évoqué la dimension circulaire du dispositif d'Elephant. Du coup, il n'y a pas de paradoxe à se trouver en un point du cercle ».
4 novembre – Libération (Journal)
Au sein d’un ensemble de 5 pages consacrés au Fils de Saul, un texte signé Dider Péron, Clément Ghys et Julien Gester, s’arrête sur l’absence de polémique autour du film de Laszlo Nemes alors qu’en France particulièrement, la représentation de la Shoah dans les arts a toujours fait débat. L’article m’apprend l’existence d’un texte de Georges Didi-Huberman, aux Editions de Minuit, Sortir du noir : « A la fois éloge enflammé du travail de Nemes, étrange prototype de produit dérivé intello et coup de massue assené à la critique, entre intimidation et verrouillage théorique ». Sur Vodkaster, @ianov conseille sa lecture à @bredele dans les commentaires de sa micro-critique. Je me précipite dessus le lendemain, jour de sa publication.
5 novembre – Sortir du noir (livre)
Il s’agit d’une longue lettre datée du 24 août 2015, adressée à Nemes, dont on ne sait si elle répond à une commande d’éditeur, à un besoin de l’auteur ou les deux. En tous cas, Didi-Huberman a eu un accès privilégié au film puisque son ouvrage contient des photogrammes jamais vus ailleurs. Il parle de « conte documentaire », d’impossibilité pour Saul d’avoir peur parce qu’il « n’en a pas la place » selon la phrase de Primo Levi, de « dialectisation » de la distance en jouant sur l’absence de profondeur de champ qui rend absents les éléments proches. Je retiens surtout ce qui est dit de la structure du film, « structure de folie pure : la folie de vouloir « sauver un mort » ; la folie de vouloir prendre le temps pour un rituel funéraire alors que tout n’est qu’urgence autour de soi ; la folie de vouloir trouver une terre d’inhumation à l’intérieur d’un espace aussi totalitaire et omni-surveillé, un espace où tous les morts, innombrables, sont intégralement réduits en cendre et en fumée ». Mais aussi structure de conte hassidique : « vous avez fait avec les récits hassidiques de rabbins miraculeux ce que Kafka faisait si cruellement avec les mythologies païennes […] : vous les avez tirés vers l’échec et, pire, vers le soupçon du mensonge ».
6 novembre à 20h10 – UGC Ciné Cité Les Halles (Paris)
Je vois des spectateurs entrer dans la salle du Fils de Saul avec boissons et popcorns. Leur a-t-on vendu le film comme un Destination finale à Auschwitz ?
10 novembre à 20h – Cinéma Luminor (Paris)
A l’époque où la sortie du film était prévue pour décembre, il devait s’agir d’une avant-première. La sortie nationale a été avancée et la séance du jour maintenue, dans le cadre du Cycle Origine et Fin de l’Histoire de l’ENS. En collaboration avec Antoine de Baecque – ça aurait fait plaisir à Libé – là pour modérer le débat avec Clara Royer, scénariste du film, et Christian Delage, historien, qui rappelle que Le Fils de Saul a réconcilié Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman, fâchés au sujet de l'usage à faire des photos clandestines prises par des Sonderkommandos de Birkenau à l’été 1944 (on voit Saul prendre le même type de cliché dans le film). Le film de Nemes met décidément tout le monde d’accord et il vient au Luminor accompagné d’exemplaires du livre de Didi-Huberman distribués aux étudiants les moins fortunés et du dossier pédagogique - très instructif - créé pour l’exploitation en salles. Moi qui pensais encore à ce moment là que le film ne pouvait pas exister sans béquilles littéraires...
La deuxième vision du Fils de Saul me retourne. Ces mots qu’on entend parfois et dont ne sait qui les murmure me rappellent la torture feutrée infligée au héros de La Jetée, certains plans me font penser à Enter The Void par leur manière de montrer parfois le protagoniste en spectateur de son environnement. J’avais oublié que l’image était si petite à l’écran, que le son était si riche et sa précision, insoupçonnable. « Notre coach yiddish, qui joue dans le film, nous a permis d’insérer des variations en fonction de l’origine des personnages, y compris l’argot né dans les camps » explique Clara Royer. «Quand le film démarre en plein air, on entend les oiseaux, c’est calme – il y avait même un terrain de foot à côté du camp – mais on n’a pas fait ça pour ménager le spectateur et ensuite le prendre au dépourvu. C’était vraiment comme ça. Le bruit était à l’intérieur. La seule trahison avec la réalité concerne les hurlements des agonisants, qu’on entendait jusqu’aux baraquements des femmes. Si nous avions respecté cet aspect, on aurait entendu des cris pendant tout le film ». Tout film résulte d’un effort préalable, plus ou moins important ; le constater ne va pas influencer mon jugement. Qui est déjà fait. Et qui vient de changer. Parce que je vois enfin le parallèle entre la quête de Saul et le projet de Nemes et Royer : créer une fiction là où elle est impossible.
10 novembre à 22h – Cinéma Luminor (Paris)
De la même manière que leur héros s’invente une histoire, de manière arbitraire, en décidant de reconnaître un fils, et de laisser son imaginaire le guider alors qu’il est un luxe fatal dans son monde (Royer explique que Saul est tellement obsédé, qu’il a oublié que les Juifs n’ont pas besoin d’un rabbin pour enterrer), Nemes et Royer injectent du possible là où il n'y a que de l'impossible. Ils font naître quelque chose là où rien ne devrait plus pousser, et leur geste, qui aurait dû être indécent, devient majestueux parce que son héros est condamné à mort, tourne le dos aux derniers vivants et que l’histoire qu’il porte est un cadavre. Parce que Saul est fictif – il n’est pas inspiré d’un personnage ayant existé, comme ceux d’autres films, non, il sort de nulle part – mais pas son environnement. Parce que Le Fils de Saul est la toute première fiction documentée, mais pas documentaire, ancrée dans un camp d’extermination. Au titre de fiction, elle n’a pas davantage de devoir pédagogique ou de réserve à avoir que n’importe quelle autre fiction, et pourtant elle veille à ce que rien de ce qui entoure Saul n’échappe à une réalité historique avérée, allant jusqu’à citer ses sources en les mettant en scène (on voit Saul prendre une photo clandestine – pas l’une des photos arrivées jusqu’à nous puisque Saul n’a pas existé – et on voit un prisonnier enterrer ce qui deviendra Des voix sous la cendre, les manuscrits des Sonderkommandos). Le Fils de Saul est un fruit inespéré, mais au goût de cendres, tombé d'un arbre mort.
Eh bien, bon week-end à tous
Parfaitement. C'est ce qui le rend inédit. Pcq il propose une immersion sur un sujet qui ne connaissait que le prisme du drame ou du documentaire. C'est aussi une raison qui peut diviser ceux qui accepteront la proposition de l'immersion, qui apporte autre chose, et ceux qui ne jurent que par le didactisme en oubliant l'importance du ressenti.
Enfin, le son est mis en avant dans l'article. Entièrement d'accord. Assourdissant et majeur dans le processus d'immersion du spectateur.