L'avortement, ultime tabou d'Hollywood ?
L'une des caractéristiques de la machine hollywoodienne est de se saisir de tous les sujets. Certaines histoires n'ont pas encore quitté les gros titres des journaux qu'elles se voient déjà adaptées au cinéma. Il semble pourtant qu'un tabou subsiste : l'avortement. Ni pro-life, ni pro-choice, le cinéma américain se contente, dans la plupart des cas, d'éluder la question. Quelques rares films ont toutefois abordé le sujet, ou au moins tourné autour : enquête sur le dernier tabou d'Hollywood.
Moralité et censure du XXème siècle
En plus d'un siècle d'existence, le 7ème art made in USA a eu le temps et le loisir de développer tous les genres à sa mesure. Début XXIème siècle, l'activité engendre presque 15 milliards de dollars. Rentable et aimée, l'entreprise aux rouages jamais grippés semble inébranlable.
Portée par les hommes, Hollywood se caractérise par sa force créatrice mais conserve une once de porosité entre son imaginaire et les aléas du monde réel. Le voilà aujourd'hui fier d'avoir porté en son sein des long-métrages traitant des problèmes humains et autres concepts régissant la vie de ces derniers : guerre, politique, mort, violence, adultère, tensions sociales, famille, amour? même des sujets très contemporains, que l'on pourrait qualifier de sensibles tels que les relations incestueuses, la folie, le nazisme, la pédophilie, la religion, le terrorisme et bien d'autres, ne nous sont pas épargnés. En somme, les studios nous offrent une infinité d'options, de quoi exercer fièrement notre libre-arbitre (concept lui aussi dépeint à l'écran récemment dans L'Agence).
Alors pourquoi ce dédain pour l'avortement qui, mieux que tout autre sujet, pose la question du choix ?
Un peu d'histoire ne fera pas de mal. Une fois délesté des lourdes contraintes imposées par le code Hays, censure régentant massivement la production outre-atlantique de 1934 à 1966, le 7ème art s'empare des thèmes sociaux inhérents au contexte socio-politique des années 70. Outre les affaires d'état, il s'interroge sur les moeurs et la libération sexuelle naissante.
Pourtant, le sujet épineux de l'avortement se veut discret? mais pas absent des écrans. Cabaret, Le Parrain II et Next Stop, Greenwich Village ont pour particularité commune de mettre en scène une femme optant pour l'interruption de sa grossesse. Et même si les cinéastes usent d'ellipses, le sous-entendu est bel et bien capté par le public.
Dirty Dancing, le pavé dans la mare
On pourrait croire la brèche ouverte, il n'en est rien. Il faut attendre 1987 pour qu'un film prenne véritablement le problème à bras le corps, j'ai nommé Dirty Dancing.
Le film de fille par excellence (signé Emile Ardolino) concentre, en dépit des apparences, bon nombre de sujets controversés. Par delà l'idylle naissante entre Bébé (Jennifer Grey) et Johnny (Patrick Swayze), un drame se tapit dans l'ombre, celui de Penny, première partenaire de danse du héros décidant de "faire passer" le foetus qu'elle porte. Les choses se compliquent, Le père de Bébé, accessoirement médecin, doit intervenir sous les yeux d'une bande d'adulescents inquiets pour leur amie.
Beau challenge. Pour le relever, la scénariste Eleanor Bergstein monte au créneau : « Nous pensions Roe V. Wade (arrêt de 1973 de la cour suprême reconnaissant l'avortement comme un droit constitutionnel) sur le point de péricliter. ». Elle souhaite donc inclure une intrigue secondaire dans son scénario et de fait, mettre en exergue clivages et pressions sociales. Lorsque feu les studios Vestron exigent la suppression de toutes les allusions à l'avortement, (14 ans après la loi donc) Bergstein a défendu le produit fini bec et ongle : « j'ai expliqué que cela était inhérent à la trame de Dirty Dancing. Si on coupe tout, le reste de l'histoire s'effondre. Alors on a laissé en l'état. Bien entendu, l'Eglise catholique a dénoncé le film, ce qui j'en suis sûre, a poussé bon nombre de jeunes filles de cette communauté à la regarder. » De quoi faire jaser dans les chaumières !
Lâcheté des uns...
La route est tracée, ne reste plus qu'à l'emprunter. Et pourtant, le cinéma du XXIème siècle et ses innombrables audaces ne joue le jeu qu'avec parcimonie. Preuve en est faite avec de nouvelles générations faisant farouchement l'impasse sur ce sujet de société.
Dans En cloque, mode d'emploi de Judd Apatow, Ben (Seth Rogen) et Alison (Katherine Heigl), subissent les conséquences d'une nuit trop arrosée. Résultat, une grossesse non désirée qu'ils décideront rapidement d'assumer à deux en dépit d'une situation désespérante et drôle. A la fois subtil, intense et volubile, ce film met en scènes neuf mois d'une vie inopinée avec beaucoup d'humour. Seulement voilà, "avortement" reste un terme bien trop sérieux pour être prononcé sans filet. Le mot subit la censure des scénaristes par l'espièglerie : la mère d'Alison conseille à sa fille de "s'en occuper", les amis graveleux de Ben parleront d'"avorchose", de "transbordement"? Bref, s'il est clairement difficile d'en rire, il n'est pas non plus question d'en pleurer : moins on en parle, mieux on se porte.
Généralement moins frileux, le cinéma indépendant négocie le virage avec délicatesse. En 2007, dans Juno de Jason Reitman la question de l'avortement est posée, mais pour des raisons de scénario évidente, le film fait le choix de garder l'enfant.
Une jeune fille de 17 ans (Ellen Page) préfère donc l'adoption à l'IVG après avoir néanmoins pris rendez-vous pour subir l'intervention damnée. S'agit-il ici d'un manifeste pro-vie ? Ne nous emballons pas.
En effet, d'autres questionnements sur la maturité d'une mère, l'adoption et la famille sont abordés. La peine générée par l'abandon d'un enfant apparait cependant un bien nécessaire, en somme moins grave que la disparition totale d'une future vie :
Cadeaux pour bébé extrait de Juno
Finalement, si le choix de Juno peut perturber, c'est justement parce que la question est trop rarement posée au cinéma.
...et bravoure des autres
L'avortement semble antinomique avec la notion d'Entertainment. Certes, l'IVG n'est pas un sujet facile ni agréable à traiter. Il ne s'agit pas d'une simple opération de routine, mais plus d'une décision très personnelle et réfléchie, bien souvent douloureuse pour l'âme mais libératrice pour l'esprit. En bon miroir déformant de la vie réelle et/ou rêvée, Hollywood montre qu'en dépit d'une pseudo liberté de ton, le puritanisme existant aux USA se répercute toujours et influence une production se proclamant diversifiée.
La religion pose encore et toujours son veto. Qu'importe que le cinéma nous inflige de l'extrême violence sans fard. A l'heure où tout est montré sans pudeur, l'intervention volontaire de grossesse reste pêché mortel devant Dieu et la religion d'état.
N'y a-t-il donc pas d'espoir de voir se lever un jour le voile sur cet ultime tabou ? Il semble que certains rayons de lumière traversent l'opaque chape :
Fin de la décennie 2000, les indépendants font une percée. En 2008, The Yellow Handkerchief relate les pérégrinations d'un ancien taulard (William Hurt), souhaitant à tout prix reconquérir son ex-femme (Maria Bello). Un flashback nous révèle la raison de leur vieille mésentente : elle lui aurait avoué avoir eu recours à une IVG avant leur rencontre, rendant l'homme fou de rage et incapable de pardonner. En 2009, évasif et sobre, What goes up relate implicitement l'acte médical avec Hilary Duff en bonne copine aux premières loges :
Avortement extrait de What goes up
Les sorties aux USA de ces long-métrages se veulent pourtant des plus discrètes et l'exposition à l'international n'est que peu ou pas soutenue. La question n'est toujours pas posé et le propos, traité en surface.
Les Noces rebelles (attention, il y a du spoiler dans l'air !) tape là où cela fait mal : quand Sam Mendes décrit la vie morne et quotidienne des quartiers américains bien rangés des années 60, c'est avec brio et minutie. Là l'avortement est clairement abordé comme le tabou d'une société en plein essor, tel un geste désespérée d'une mère en souffrance. L'issue fatale de cet acte démontre à quel point le sujet ne peut être traité avec légèreté. Plus qu'un futur enfant perdu, c'est la famille toute entière qui s'écroule. Enfin, on ose en parler. Mais jamais il n'est question de soulagement, du moins pour l'entourage. Car en dépit du malheur, April (Kate Winslet) a fait son choix, celui de disposer librement de son corps. Et d'entrer en disgrâce :
Fuck you ! extrait de Les Noces rebelles
2010, Greenberg, réalisé par Noah Baumbach, étonne par son franc-parler. Manifestement, l'oeuvre ne provoque pas l'insurrection des conservateurs assidus simplement parce que l'IVG n'est pas abordée tout de go mais via des voies adjacentes. Cette comédie romantique décalée suit les égarements d'un quarantenaire en crise, incarné à l'écran par Ben Stiller. Son personnage fait la connaissance de Florence (Greta Gerwig), jeune femme de 20 ans sa cadette. Cette dernière prend la décision de terminer une grossesse qu'elle n'a jamais souhaitée. Et le fait, sans demi-mesure, et sans hésitation. Enfin la notion de choix est abordée. Enfin on ose parler de cet objet plus tendancieux que jamais.
« Tout est bien dans le meilleur des mondes »
Définitivement, Hollywood a ses limites, transmises par une société moralisatrice et puritaine. D'autres thématiques sont rarement traitées, dès lors qu'elles touchent de près ou de loin les nouvelles formes de famille. Mais elles ne sont plus frappées d'ostracisme : l'homosexualité féminine (Tout va bien, The kids are all right), la transsexualité (Transamerica), le sexe comme "loisir" même s'il aboutit sur la cristallisation de sentiments véritables (Sex friends, Love, et autres drogues), tous ces chapitres de l'humanité ont droit à leurs instants de gloire.
En 2007 pourtant, l'avortement a été sous les feux des projecteurs (et quels projecteurs), mais sous les couleurs roumaines et non le drapeau étoilé des États-Unis. Palme d'or du 60ème festival de Cannes, 4 mois, 3 semaines, 2 jours expose l'IVG clandestine comme acte de résistance contre la dictature de Ceausescu. La prise de risque est grande, mais récompensée à la hauteur de la performance.
La scène de l'acte médicale se veut explicite à souhait :
L'avortement extrait de 4 mois, 3 semaines, 2 jours
Assistons-nous à un déplacement des barrières du politiquement correct ? L'autocensure et la frilosité qui frappent le cinéma le plus lucratif du monde vont-elles finir par s'incliner ? Pas si sûr. Aujourd'hui encore, malgré bien des défis à l'égard de la Nation et de son puritanisme, Hollywood semble, sur cette question au moins, avoir encore un peu de mal à couper le cordon.
Source : The Dailybeast.com