Le Havre : un film anachronique et moderne, est-ce possible ?
Le Havre est une ville portuaire bien connue, mais c'est aussi le nouveau film d'Aki Kaurismaki, notre cinéaste finlandais préféré (comment ça on en connaît pas d'autres ?). En guise de cadeau de Noël, il nous livre un « conte de fée » contemporain racontant les efforts d'un homme d'un certain âge (André Wilms) pour aider un jeune clandestin (Blondin Miguel) recherché par la police.
Au-delà du comique verbal et de l'humanisme élégant auxquels il est impossible de rester insensible à moins d'être un gros nazi (Rose Bosch, si tu nous lis, change rien), ce qui fait la belle réussite et l'audace du Havre tient à son esthétique désuète greffée sur une ville contemporaine et un enjeu de société « dans l'air du temps » : l'immigration. Alors, pourquoi et comment faire un film moderne dans un style rétro ? Aki connaît la recette, et elle est aussi simple à formuler que « j'aime le cinéma » en finnois (soit « rakastan elokuva »).
Des décors et accessoires vintage
Des appareils photo antiques tenus par des journalistes au milieu de flics aux allures de Robocop, des téléphones à cadran côtoyant des télés en couleurs, des juke-boxes et autres tourne-disques délivrant des chansons aussi vieilles que Le Temps des cerises... Le Havre est donc un film délibérément bourré d'anachronismes et c'est suffisamment rare pour être souligné.
Kaurismaki dépeint dans des décors aussi charmants que ringards une France de petits commerçants et de pêcheurs qui se retrouvent dans un bistrot de quartier ironiquement nommé « La Moderne » pour débattre de la supériorité de la Normandie sur la Bretagne. Même notre héros exerce un métier qui a quasiment disparu : essayez de vous souvenir de la dernière fois que vous avez croisé un cireur de chaussures au détour d'un hall de gare... A priori, ça remonte.
En haut : Les Lumières du Faubourg / En bas : Le Havre
Un film de studio en couleurs
A l'image, Aki Kaurismaki poursuit un travail d'esthète entamé depuis longtemps. Le Havre ressemble un peu à un film du réalisme poétique en couleurs (la femme du vieil homme s'appelle d'ailleurs Arletty, comme l'actrice). Les éclairages évoquent les tournages en studio d'antan, en découpant les silhouettes des personnages sur de délicats aplats de couleurs. Aux jaunes, aux orange-bruns et aux rouges viennent s'ajouter les bleus qui habillent toute ville côtière qui se respecte. Les projecteurs - et toute notre attention avec - sont littéralement braqués sur les visages dignes et malicieux de ces héros anonymes qui « aiment la société » :
Un certain Marcel Marx extrait de Le Havre
Une diction de vieux gentleman
La diction, le ton des dialogues a également de quoi surprendre les spectateurs. Les personnages parlent tous lentement, articulent, font les liaisons et parlent un français très châtié. On pourrait juger la direction d'acteur artificielle mais elle est aussi théâtrale et fantaisiste que le reste du film. Dans un entretien à Télérama, André Wilms raconte que Kaurismaki lui a demandé de jouer « like an old gentleman ». Voilà une formule qui résume à la perfection le style et le ton que Kaurismaki cherche à développer.
Son héros semble à la limite de la marginalité, il a à peine un toit et de quoi se nourrir mais la plus grande noblesse le guide. Il a la mine mélancolique de Keaton mais surtout l'espèce de fierté et de culot faussement innocent de Charlot. Sauf que cette attitude passe moins par le geste, l'action (Kaurismaki trouve qu'on court trop dans les films récents), que par le verbe, le sens de la réplique désinvolte jusqu'à l'absurde, comme en témoigne cet extrait dans le centre de rétention dans lequel Marcel Marx n'hésite pas à se faire passer pour un membre de la famille du gamin :
L'albinos de la famille extrait de Le Havre
La tentation du point Godwin
Ce vintage affiché à tous les étages et plaqué sur le monde d'aujourd'hui à la manière d'un filtre Instagram nous donne l'impression de nous replonger dans un bon vieux film de guerre avec ses résistants et ses délateurs (Léaud, génial). Un parallèle historique qui friserait le point Godwin un peu bébête (Lioret à la sortie de Welcome était tombé dedans en déclarant « j'ai le sentiment d'avoir raconté l'histoire d'un type qui a protégé un juif dans sa cave, en 1943 ») s'il n'y avait ce beau personnage de commissaire (Jean-Pierre Darroussin) qui brille par son ambiguïté jusqu'au dénouement final. Même le délateur a quelque chose d'émouvant dans sa triste solitude.
Chez Kaurismaki, quelle que soit la situation politique, rien ne l'intéresse tant que de voir comment ses personnages vont simplement se débrouiller pour mener leur vie comme bon leur semble, et ce quel qu'en soit le prix.
Au fond, la répression qui frappe les sans-papiers en France sous la présidence Sarkozy est à l'image du Havre, ville détruite par les bombardements de la guerre et reconstruite à grands renforts de béton gris : elle évoque laconisme et compassion qui rime souvent avec résignation. Sur la forme comme dans le ton, Kaurismaki relève le défi d'insuffler la fantaisie rebelle dont on manquait un peu en cette fin d'année. Son film est drôle, sans tomber dans la farce, coloré sans être naïf, et émouvant sans céder au chantage qui va souvent avec.
Bref, Le Havre, c'est l'anti-Welcome.
Images : © Pyramide Distribution
Mais le film vaut le détour, rien que pour les scènes tournées dans le bistro "Le moderne", les piliers de bar sont fabuleux :)