C'est pas pour critiquer, mais...

Les 7 plaies de la critique cinéma

Dossier | Par Jérôme Dittmar | Le 28 juin 2012 à 17h47

Faire la critique de la critique, c'est toujours un peu tirer sur son propre régiment. Un sale boulot qu'on refait à l'occasion parce que finalement chacun a son mot à dire, puis qui aime bien châtie bien. A une époque où la critique est partout et nulle part, petit programme en sept points pour se remettre en forme.

1. La description
Quand la critique se met à décrire le film, c'est l'échec assuré. Il y a toutefois deux types de description, qui n'ont pas les mêmes limites. Celle consistant à se reposer sur l'exposition générique de son objet (s'attarder à raconter le film, son histoire, ses plans, pour insérer ici et là un point de vue) n'est pas que la plus ennuyeuse à lire, mais aussi la plus paresseuse. La plus nulle, celle qui refait le menu de ce qui a déjà été vu (ou pas encore), alors qu'une brève remise en situation suffit pour aller à l'essentiel : qu'est-ce que ça montre ? L'autre problème de la description est plus subtil, car il peut pallier au premier cas et dire avec précision ce que le film met en scène en rentrant dans sa matière et ses idées. D'ordinaire, cet usage est attendu, et il est employé par tous. Sans nier sa nécessité (il faut savoir de quoi on parle), la pratique mérite pourtant d'être bousculée. Parler du film pour lui-même, c'est aussi entretenir l'autisme de la critique, son incapacité à dépasser l'idée de commentaire qui, bien que parfois pertinent, est devenu sans conséquences à force de ne pas voir un peu plus loin. La critique est bouleversante lorsqu'elle ne veut plus seulement décrire son objet, l'expliquer dans tous les sens possibles, l'inscrire dans l'histoire du cinéma, mais le faire décoller vers un horizon pop inattendu. Quand elle ne dit pas seulement ce qu'il faut voir, mais propose un regard plus ample sur les choses et invente des courts-circuits.


Séance de critiques n°1, extrait de Art School Confidential

2. Le contrepied
Certains ne comprendront jamais pourquoi une partie de la critique ne se laisse pas « avoir » par Fight Club ou Old Boy. Indépendamment de ce qu'on pense de la roublardise du coréen (ou de Fincher), on ne peut nier la sophistication du film. Pourtant, lorsqu'il est mis devant, mettons, Homme au bain de Christophe Honoré dans une revue de presse, certains préfèrent le Français (l'exemple est cavalier mais révélateur). Question de goût ou de choix, soit, mais comment garder une crédibilité aux yeux de tous quand certains films défendus sont en dessous de tout formellement ? Le cas n'est pas isolé. On peut trouver Paul Thomas Anderson d'une lourdeur et d'une complaisance assommante. Mais comment nier l'effort au profit d'un cinéma qui n'est pas seulement paresseux dans son exécution, mais faible jusque dans son regard sur le monde, les choses, le cinéma ? On ne juge pas les films à la sueur de leur front, et Kubrick n'est peut-être pas le génie qu'on croit, mais la tendance au dénigrement de ces mystiques transis par les forces du spectacle (et à l'envers la défense d'un cinéma d'auteur proche du nanar), révèle ce dégoût de la grande oeuvre que Chris Nolan tente de perpétuer aujourd'hui. D'où la méfiance d'une partie de la critique ne voyant chez lui qu'un auteur grandiloquent et donc suspect, là où ses limites sont sublimées par une ambition constamment mise en oeuvre et méritant mieux qu'un cinéma qui croit au génie sans travail. Au-delà de cette équation, c'est le privilège de la clairvoyance qui est en jeu, puisque ses auteurs ne peuvent que tromper.

3. L'enthousiasme démesuré
D'ordinaire, la critique pense éclairer le monde. Elle croit déverser sa lucidité, à bon marché ou avec le plus d'élégance et d'intelligence possible, sur ceux qui seraient dans l'illusion. En s'accaparant ainsi la vérité, seule, elle affiche son surplomb au risque de se brûler les ailes. Heureusement on sait que les chose sont moins cloisonnées en coulisses. Mais sur la scène, il faut jouer le jeu. Faire semblant d'être une voix, voire administrer son autorité, jouer au dictateur sur une rédaction entière. Seulement lorsqu'on vient à imposer son regard à l'aveugle, par pure décision politique (comme c'est parfois le cas), on prend le risque de voir son pouvoir être mis en péril. On peut afficher son dédain total pour un auteur (ou à l'inverse sa défense absolue), mais il faut alors une solide valise d'arguments pour juger que tout ses films, même ceux à venir, doivent être discrédités, parce qu'on l'a décidé au nom d'une idée impérieuse. Comme certains ont leur chouchou, défendable en toutes circonstances, d'autres ont leurs ennemis, attaquable quoiqu'ils fassent. Rien de grave peut-être, sinon qu'à faire le tri trop rapidement sans parfois ne plus voir les films, ou en allant vérifier qu'ils correspondent à nos préjugés (négatifs forcément), on ne prend plus la peine de les regarder vraiment. On défend une certaine idée du cinéma et du regard (pourquoi pas, la chose est désormais rare), mais en s'enfermant dans une logique dont on peut aussi tomber de haut.

4. La précarité
La presse voit rouge. Inutile de réécrire le pitch, tout le monde connait l'histoire. Celle des revues de cinéma n'est que la version au ralenti de celle en jeu vidéo, désormais massivement installée sur l'Internet. Etre critique de cinéma aujourd'hui est limite de la survie. Et puisque chacun doit faire de l'argent pour tenir, les titres comme les rédacteurs, tout le monde cherche la formule qui donne à manger. Mais la faim ne pèse pas que sur les estomacs. Elle bouleverse les lignes éditoriales, pousse sans cesse à accroitre le lectorat, à trouver des sujets porteurs. La logique, prosaïque et commerciale, est omniprésente. Le lecteur a raison et il est fauché. Donc faut s'adapter dans l'urgence aux formules qui cartonnent, la plupart dictée par la presse people ou branchée : tout le monde cherche à être le nouveau GQ, cool, intelligent mais pas prise de tête ; parce que plus personne ne veut se la prendre. Quitte à transformer certains titres en fascicule de multiplexe, sans plus aucune forme d'esprit critique ni autre ambition que subsister, la profession a ainsi poussé ses rédacteurs à faire le boulot des attachées de presse. Obligeant parfois de pratiquer ce délicat exercice du partenariat (comment descendre un film quand son distributeur paie un encart pub ?). L'indépendance n'est pas morte, mais elle vit avec un couteau sous la gorge. Quand elle ne fait pas le trottoir. Pratiquer un véritable exercice critique avec le cinéma est devenu aussi compliqué que faire vivre une revue spécialisée. D'ailleurs, qui en veut vraiment encore ?

5. La politique des auteurs
La critique a retenu qu'il fallait des auteurs. La pire comme la meilleure, sait qu'il lui faut des noms pour exister (avant on préférait les moins connus, maintenant on est moins snob). Conséquence de ce name dropping, on construit son identité éditoriale autour. Parfois jusqu'à l'entêtement aveugle en ménageant son a priori. Il y a une certaine facilité à se caler sur des personnalités afin de les transformer en valeurs pures, délestant même d'aller au contact des films en récitant ce qu'on a appris par coeur. Heureusement personne n'a jamais été intouchable, et on ne bascule pas systématiquement dans une logique binaire entre génie et imposteur. Pourtant subsiste une forme de complaisance pour cette politique des auteurs qu'on ne cherche plus à remettre en question, bien au contraire. Ainsi certains noms deviennent inattaquables (les Dardenne, au hasard), sinon sous peine de voir sa crédibilité atteinte ou d'être forcé à repenser son discours bien rôdé.


Petit taureau, extrait de Rosetta

Quand d'autres sont irrecevables. Dans un sens ou dans l'autre, il y a là une certaine peur de ne pas participer au consensus, ou d'avoir raté quelque chose. Une forme d'intimidation ou de complexe larvé à l'intelligence et la culture aussi, qui selon les chapelles peut s'inverser : on prendra moins de risque à dégommer un film d'Inarritu que de Bruno Dumont chez les uns, quand chez les autres le mexicain passera pour un génie (chose toujours dur à avaler). Les aléas des époques devraient pourtant pousser à plus de réserve. Un auteur est rarement bon dans sa totalité, et le flux de l'actualité tend à le faire oublier. L'amnésie ou l'autre plaie de la critique avec la prescription.

6. La crise de légitimité
Comme tout le monde, la critique aime ses privilèges. Récemment, on pouvait encore entendre des voix s'élever contre les sorties simultanées en salles de plusieurs films cannois. L'anecdote est symptomatique de la position entretenue par la profession qui veut que son regard soit en tête de ligne (et Cannes le lui rend bien, d'ordinaire). On dira que c'est ce qu'on attend d'elle. Mais la voir paniquer à l'idée de ne pas assister en priorité à une projection (ou garder un temps le privilège de la vision) dit aussi son angoisse de perdre ses pouvoirs durement acquis. Se sachant aujourd'hui menacée, puisqu'elle est partout, de Femme actuelle à imdb en passant par les revues spécialisées, la critique doit ressortir son uniforme du placard, faire briller ses gallons et rappeler qui est le patron. Elle veut remettre un peu de hiérarchie et d'ordre dans la cacophonie numérique, vision d'un monde dont l'horizontalité flou fait peur. La police critique n'est toutefois pas que l'apanage de ceux qui ont le plus à perdre avec ce 2.0 qui mettrait en péril leur modèle économique et professionnel. Le problème de la légitimité est partagé partout. Puisqu'on serait tous devenu critique et que le commentaire est même devenu une activité quotidienne (auto-storytelling, réseaux sociaux etc), chacun croit détenir la raison. Et si, au lieu de pleurer devant ce monde où plus personne ne s'écouterait parler, on commençait à considérer cet usage comme un moyen de généraliser l'intelligence ? Reste à mieux définir les outils de l'expansion.


En avant les critiques, extrait de Ca rend heureux

7. Le manque d'ambition
Le meilleur pour la fin ? Et si le pire qu'il puisse arriver à la critique était son manque d'ambition ? A force de se spécialiser, et qu'on l'entretienne aussi dans ce rôle, la critique de cinéma a fini par n'avoir de yeux que pour ses objets. De ne parler que des films en oubliant qu'eux parlaient du monde (même si la plupart diront que c'est toujours le cas). Les professionnels de l'esthétique, du commentaire et du blabla ont gagné, enfermant le discours dans une logique de forme ou d'érudition qu'on a oublié de situer au-delà de ses propres limites. Parler de cinéma en ne le rattachant plus qu'au cinéma, ce n'est pas lui rendre service. Ce serait comme dire que tout ce qu'il s'évertue à montrer et raconter aux moyens des images ne nous concernait que de loin, à la façon d'un charmant divertissement, intellectuel ou non, mais fermé sur lui-même. Le ronron de la critique est celui qui entretient ce kidnapping de la grandeur en vase clos et pour son propre nom. Celui qui continue de s'inventer le luxe de la vérité (souvent dérisoire) sur les choses, sans montrer que se joue dans les films des forces supérieures offertes à chacun. Il ne suffit pas toujours d'être au milieu des images et savoir les regarder pour en révéler les possibilités. Le cinéma est notre sujet. En faire sa critique quotidienne est un formidable moyen pour dresser des liens, trouver des échos, jouer avec tout ce qu'il propose comme visions.

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14 commentaires
  • lebateausobre
    commentaire modéré "Les professionnels de l'esthétique, du commentaire et du blabla ont gagné, enfermant le discours dans une logique de forme ou d'érudition qu'on a oublié de situer au-delà de ses propres limites." Voilà une hérésie intellectuelle. On ne parlera de cinéma que par rapport au cinéma. La condition de l'art comme miroir du monde, est une évidence tacite depuis Stendhal. Maintenant que l'on sait ça on n'a que l'esthétique, on n'a plus QUE CA. Alors diable profitons-en. Un film est vivant quand un style le rend ainsi. Sinon l'article est pas imbécile mais assez piètre. Dommage.
    3 juillet 2012 Voir la discussion...
  • lebateausobre
    commentaire modéré Je précise, je crois que Dittmar mélange deux choses, surtout à la fin. L'impression qu'on a d'un film ne peut pas faire une critique. Il met en exergue le pouvoir des correspondances et je le suis aveuglément. Cependant quand on voit un film on le ressent, on le boit, on l'avale ou le déglutit et c'est charnel. Là le monde le concerne. Au contraire, quand on prend la plume pour critiquer, le travail n'est plus de recevoir mais de partager. Donc on se doit de plonger dans le concept, la stylistique, le formalisme, on se doit d'établir des règles internes qui ne valent que pour ça. Si on ne veut qu'un rapport sensuel au cinéma on n'écrit pas de critique. Ce n'est pas si grave.
    3 juillet 2012 Voir la discussion...
  • Wed
    commentaire modéré Je le trouve très intéressant moi cet article que je ne découvre que maintenant. Vous lui reprochez son manque d'ambition (zephsk) mais moi j'aime bien cette modestie qui ne tente pas d'imposer une vision mais juste d'inciter à la réflexion sur la critique de cinéma. Alors oui c'est pas encore très poussé mais ça reste une très bonne base pour de futures réflexions.

    Personnellement, j'aimerais revenir sur un aspect, @lebateausobre "Si on ne veut qu'un rapport sensuel au cinéma on n'écrit pas de critique". Bien d'accord avec cette petite phrase. J'aimerais ajouter que pour moi ce qui est peut-être l'un des gros problèmes des critiques de cinéma c'est le fait qu'il y a deux publics qui s'y intéressent (comme tout art en fin de compte) : les passionnés (cinéphiles cultivés) et le "grand public", l'amateur, plutôt inculte. A ce moment là on voit déjà des problèmes entre des magazines qui ont des sections critique du cinéma mais dont leurs critiques s'adressent au grand public et les autres critiques qui s'adressent aux cinéphiles. Ce n'est pas le même langage, pas le même but, pas la même culture...

    Bien entendu la réflexion est encore à porter beaucoup plus loin, je suis un peu fatigué j'espère ne pas trop m'être emmêlé les pinceaux.
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @Wed Il s'agissait d'ironie bien sûr. J'essayais d'illustrer la similarité entre son analyse et la teneur de l'article, "critique".
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré J'aime bien taquiner ce grand dégingandé de @Jerome_Dittmar. (Je l'imagine dégingandé.)
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré (Et puis j'aime bien ce mot.)
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré A la réflexion, je me demande si grand dégingandé n'est pas un pléonasme. Des Immortels dans le coin ?
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • Wed
    commentaire modéré @zephsk autant pour moi, c'est parfois difficile de reconnaître l'ironie sur un écran d'ordinateur :)
    26 juillet 2012 Voir la discussion...
  • lebateausobre
    commentaire modéré @zephsk : ça se rapprocherait plus de la tautologie, quoique, même pas, mais en soit ce n'est pas un pléonasme, les deux mots n'ont pas le même sens. En réalité c'est plus une reprise sémantique avec affinité de sens (un homme dégingandé est forcément grand, mais un homme grand n'est pas nécessairement dégingandé), il doit y avoir un nom (sûrement plein de h et de y) pour cette figure de style. A cela s'ajoute la substantivation de l'adjectif "grand", qui est nécessaire ; "un dégingandé" ça ne se dit pas, ou en tout cas moins que "un grand". Je ne me coucherais pas tant que je n'aurais pas épluché mon dictionnaire des figures de style, ça tourne trop dans ma tête pour me laisser dormir.
    @Wed : c'est pertinent ce que tu dis.
    27 juillet 2012 Voir la discussion...
  • ilmra
    commentaire modéré Bel article, bien d'accord avec l'ensemble, et surtout faire des liens, donner aux films de la résonance, à la fois avec d'autres films, avec le monde et avec la subjectivité de qui écrit.
    J'aime les critiques qui ajoutent de l'émotion, qui donnent envie de découvrir d'autres films, de rencontrer des gens, d'aller voir des villes... bref, qui créent des dynamiques.
    Je déteste les dégommeurs professionnels qui ne donnent à lire que leur ego surdimensionné et se rapprochent gravement de certains animateurs de télé !!!
    31 mai 2013 Voir la discussion...
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